Loumi a rencontré la capitaine Levavasseur

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Guyane, novembre 1903

C'est dans le seul bistrot de Saint-Laurent-du-Maroni que je la trouve. Chez Percepied. On m'a prévenue qu'il fallait de bonnes chaussures pour y entrer. Je crois qu'il faut plutôt l'estomac bien accroché. L'endroit est sombre, sale, puant la sueur, le tabac et l'alcool. On y croise des marins de la Compagnie des Indes occidentales en escale, d'anciens bagnards en loques, quelques aventuriers et chercheurs d'or. Difficile de passer inaperçue avec mon sarrouel rayé, au milieu de cette meute toute masculine ; l'un des poivrots me surnomme d'emblée "l'Arbi"[1], un autre m'enjoint de retourner au pays des Kroums[2]... Quel accueil ! Même Yuga n'a pas connu aussi pire.

La capitaine Charlotte Levavasseur congédie d'emblée ses hommes en leur ordonnant de retourner au bateau sous la conduite d'un certain Léo Nidec, un être hirsute aux dents aussi éparses que pourries. Elle me propose ensuite de m'asseoir à sa table et me commande un rhum que je dois décliner. Ça la surprend. Ici, c'est la boisson de base, dirait-on. Je me contenterais d'un jus de gingembre qui m'écorche la gorge - sa vengeance à en en juger par son sourire narquois. Je suis pourtant heureuse de la rencontrer. Elle est une légende, fraîchement décorée de la médaille d'honneur des marins du commerce et de la pêche. Le ruban tricolore ressort sur sa veste croisée bleue. Cette breloque me donne de quoi entrer en matière :

Loumi : Je vois que vous avez été honorée pour vos services. De quel acte êtes-vous la plus fière ? Peut-être vos combats contre les pirates ?

Charlotte : Ichitte, le métier est pas plus dur qu'ailleurs. Quant aux pirates, ce sont juste des pauvres bougres qui cherchent de quoi vivre. Souvent, on arrive à les semer avec nos navires à vapeur.

L : Pourtant il arrive qu'ils vous surpennent ou vous rattrapent. Vous avez dû couler un navire, il y a trois ans. Si ce n'est pas si fréquent, je suppose que c'est un événement qui vous a marquée, non ?

Elle baisse les yeux et absorbe une longue bouffée de sa pipe.

C : J'en suis pas fière. Tout ça pour protéger cette pimbêche de Solmignihac...

L : C'est donc vous qui avez amené la fameuse Ambroisne de Solmignihac à Saint-Laurent !

C : Je m'en serais bien passée ! Je l'ai même accompagnée sur le fleuve pour qu'elle retrouve son époux ! Tu parles d'une aventure. Elle n'a pas cessé de landoner tout du long ! Ce que j'ai pu regretter de l'avoir sauvée de la noyade... Combien de fois, j'ai dû me retenir de la fumer avec mon Lefaucheux ? Mais je dois reconnaître qu'elle sait y faire, en affaire. Elle a su remplacer son défunt mari. Moi qui pensais qu'elle se nérait dans sa roumie !

L : Vous parlez d'un revolver Lefaucheux. C'est un pistolet plutôt ancien, presque obsolète de nos jours. Pourquoi est-ce votre arme préférée ?

C : Je déteste les armes ! À cause des pirates, on est bien obligé d'avoir des armes à bord. C'est des vieux stocks de la Marine de guerre, mais ça suffit bien. En face, ils ne peuvent pas trop rivaliser. Pas encore... Il a juste fallu se dégouginer pour les cartouches à broche car elles ne sont plus fabriquées que pour le civil. Vous comprenez pourquoi, on nous a refilé ses vieux tromblons de la guerre de 70.

L : Vous ne l'emmèneriez pas avec vous sur île déserte, donc...

C : Beurnique ! Mieux vaut prendre un Rolling Block, c'est plus utile pour la chasse. Mais la seule raison de me retrouver dans un tel endroit, c'est que des pirates m'y abandonnent... ou des mutins, ce qui revient au même. Et là, ça sera avec un pétard et une seule balle à se mettre dans le carafon. Avec un revolver, on peut faire durer le plaisir en jouant à la roulette russe...

L : Nous parlions d'Ambroisine de Solmognihac. Il parait qu'elle vous avait promis un poste sur un transatlantique que vous avez ensuite refusé. C'est pourtant une promotion à laquelle doivent aspirer bien de vos collègues. Quand on connait le prestiqge dont jouissent leurs capitaines... Pourriez-vous expliquer à nos lectrices ce qui a motivé votre renoncement ?

C : Avec l'essor des dirigeables, je doute que les transatlantiques aient encore la cote d'ichitte quelques années. Oh ! on transportera bien encore les poregens[3] et des marchandises, mais ça ne sera plus la même. Je dois avouer aussi qu'à l'époque m'éloigner de mon Marcel m'embêtait. - elle dit ça le visage perdu dans sa pipe qui s'est éteinte - C'est pas que je craignais qu'il aille voir ailleurs, y a jamais eu trop d'occasions. La vie est courte, je préfèrais profiter du bon temps avec lui. Et puis, il y avait l'équipage du Tribordeur. C'est des rustres mais on s'y attache, au bout d'un temps.

L : La rencontre avec monsieur Tribois est donc la meilleure chose qui vous soit arrivée ? Pourtant, au début, ce n'était pas gagné. À cause de votre uniforme, il court à Cayenne des rumeurs comme quoi vous seriez une garçonne...

En posant cette question, je me suis vite rendue compte de l'absurdité de ces ragots. Sa veste cintrée met bien en valeur la finesse de sa taille et l'opullence de sa poitrine. De même, j'ai pu observer que son bermuda blanc épousait la forme de ses hanches, ne laissant aucun doute sur sa féminité. On pourrait accuser ses cheveux tirés en arrière et attachés par un catogan, une coiffure simple et pratique, loin de la sophiscation des gravures de modes, ou sa propension à fumer la pipe. En réalité, peut-être cela vient-il de son comportement que l'on jugerait masculin, alors qu'il s'agit simplement d'une femme douée d'autorité et d'esprit de décision. Du reste, malgré son exemple, la marine reste un milieu masculin.

C : Que voulez-vous, l'adversité et une patronne tyrannique nous ont rapprochés ! - elle rit. Bon, il a quand même fallu que je porte une robe pour qu'il se décide, l'animal. J'en porterais bien plus souvent, mais je voudrais vous y voir, vous, avec les froufrous qui trainent par terre et se salissent à jamais dans la latérite ! J'aurais vite l'air d'une Marie Souillon. Et puis, faut admettre que la culotte est plus pratique à bord et dans la jungle. Même madame de Solmignihac en portait pour son voyage ! D'ailleurs, vous-même, avec votre bloomer...

L : C'est surtout un hommage à... un personnage de fiction que j'aime beaucoup. D'ailleurs, en avez-vous un vous aussi? Par exemple un que vous seriez-vous prête à épouser !

C : Nix ! J'ai d'ailleurs jamais dit qu'on se marierait ! C'est pas pour les gens comme moi, ça. Je me sens trop libre pour m'enchaîner comme ça. Quant à votre personnage de fiction... J'ai une tête à lire des romans d'aérogare ?

Il est vrai qu'avec son visage au teint halé et aux traits burinés par le soleil, on la croirait davantage familière des alpages que des rayonnages. Il se dégage pourtant une intelligence maligne de ses yeux verts en amande et du rictus qu'affecte sa bouche lorsqu'elle s'énerve (ou feint de le faire). Plutôt petite et menue, toute son autorité provient de ce regard et de sa capacité à taper du poing sur la table avec démonstration. Son langage abrupt, parfois difficile à saisir pour moi, doit jouer également. J'ai été surprise par la façon dont son équipage s'est éclipsé sans broncher, malgré un taux d'alcoolémie élevé et une sévère concurence dans la salle qui aurait dû les pousser à montrer les muscles et s'affirmer.

L : Mais vous avez dû lire durant votre enfance et en garder quelques souvenirs, non ?

C : Vous rigolez ? À mon époque l'école était pas encore obligatoire... ou tout juste. Ma goulneude[4] mère m'a refilée aux soeurs d'une institution de Rouen. Elles m'ont bien appris des rudiments de lecture mais c'était pas pour faire l'ingénieuse. On me promettait davantage de finir en condition dans une ferme ou potiche d’un notable. Je me serais fait hanter par le maître comme ma darone... ou j'aurais dû être la bonne épouse d'un pauv' manant.

L : Rouen est certes un port, mais comment vous êtes-vous retrouvée sur un bateau si on vous destinait à vivre à terre ?

Charlotte me raconte alors, avec parfois d'attendrissants trémolos, comment elle s'est enfuie de chez les religieuse et a vécu dans la rue, en se faisannt passer pour un garçon, avant dêtre envoyée à la colonie pénitencière de Belle-Île-en-mer, la mauvaise graine à laquelle elle a été confrontée, les châtiments qu'elle a subis. Ce qui l'a sauvée ? Être intégrée à ceux qui apprenaient la navigation. Mais, un jour, un de ses compagnons à découvert son secret et elle s'est battue avec lui. Cela lui a valu d'être exclue du bagne pour enfant et de retourner sur le continent.

C : J’ai décanillé à une gare. Je me suis muchée dans un wagon de charbon et je suis partie avec ; il est arrivé à Saint-Nazaire. C’est là que j’ai embarqué sur un vapeur et commencé ma carrière.

L : Il y aurait effectivement de quoi écrire un roman ! Partir d'une si modeste condition pour devenir capitaine d'une prestigieuse compagnie maritime ! Beaucoup auraient jeté l'éponge devant moins d'épreuve et se seraient laissés porter par la vie. J'imagine que votre passé a contribué à former la femme forte que vous êtes aujourd'hui. Y pensez-vous souvent ?

C : Jamais ! Je préfère profiter du présent, de ce que j'ai sous la main. Le passé, c'est le passé, on ne reviendra pas dessus. Quant à l'avenir, on ne sait pas de quoi il sera fait, alors mieux vaut ne pas trop s'en soucier...

L : Vous ne faites donc pas de projet ? Par exemple, lorsque vous disiez que les dirigeables vont remplacer les transatlantiques, ne pensez-vous pas que cela arrivera aussi, et peut-être même avant, avec les caboteurs ? En Europe, il existe déjà des projets pour ravitailler les endroits reculés, comme des zones de montagnes où ni le train, ni la diligence ne peuvent circuler. En Guyane, c'est typiquement le cas.

C : Cela arrivera. C'est une des marottes de madame de Solmignihac pour se passer des piroguiers. Elle a d'ailleurs insisté pour que je passe le brevet. Mais j'ai cru comprendre que les enduits pour les toiles ne sont pas encore au point. Alors j'attends. Pour l'instant, elle fait tester des aéroglisseurs sur le fleuve. Je serais triste de quitter l'équipage du Tribordeur. Quelque part, ces gars restent ma famille. On a vécu tant de coups durs ensemble...

L : On peut donc dire que, pour l'instant, vous préférez prendre l'eau que l'air ?

Ma remarque la fait rire.

C : Je préfère prendre l'air sur l'eau. Je ne suis pas du genre à rester à terre ou au coin du feu. C'est probablement ça qui a guidé ma vie. Et ça continuera.

[1] l'Arabe ; ce mot date de la conquête de l'Algérie [NdlA]

[2] Mot d'argot signifiant aussi Arabe [NdlA]

[3] Mauvaise retranscription de "pore-gens"

[4] Mauvaise retranscription de "ma goulne eud mère"

[5] L'île accueillait une colonie pénitentiairepour mineurs.

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