Errance
Le jour se levait sur Naples, éclairant les devantures des échoppes que les commerçants commençaient à ouvrir, en échangeant bruyamment sur les nouvelles du jour, les ragots à la mode, ou les chiffres des ventes.
Leurs voix à l’accent chantant, qui s’exprimaient en napolitain pour préserver le secret de leurs conversations des oreilles étrangères, emplissaient la petite rue San Lorenzello et s’élevaient jusqu’à la fenêtre de Flavia.
Incommodée par ce brouhaha, la jeune fille se retourna dans son lit pour enfoncer la tête dans son oreiller, et fut immédiatement traversée par un éclair de douleur.
Ce n’était pas cette fois une impression diffuse qui la faisait souffrir mais des brûlures très localisées, qui s’amplifiaient à chaque mouvement.
Même en se rappelant précisément son épouvantable expérience de la veille, elle ne parvenait pas à réaliser que cela lui était vraiment arrivé, bien que chaque stigmate de son corps en témoignât.
En effet, au soleil, les terreurs de la nuit s’étaient émoussées pour disparaître comme si tout cela n’avait été qu’un cauchemar.
Pourquoi n’était-elle pas anéantie par le supplice que lui avait infligé l’homme qu’elle aimait ?
Est-ce qu’on pouvait s’habituer à de pareilles souffrances ? Oui, on pouvait surmonter les blessures du corps, mais elle n’était pas sûre qu’il en serait de même pour son esprit, écrasé par l’implacable indifférence dont il avait fait preuve à son égard. Car il fallait qu’il ait un profond mépris pour elle pour lui avoir fait endurer tout cela sans sourciller.
Elle avait compris hier qu’elle avait franchi une limite périlleuse en retournant un de ses hommes contre lui, bien que cela ait été involontaire de sa part.
S’il avait peut-être éprouvé pour elle de l’attachement, même simplement charnel, comme elle l’avait espéré quand il l’avait rejointe à Areggio, après la découverte de son secret, puis l’implication de son jeune sbire, il ne devait à présent plus ressentir que du dégoût.
Mais un sentiment inconnu atténuait cette cinglante désillusion. Était-ce le réconfort qu’elle avait éprouvé dans les bras de Leandro qui avait mis du baume sur son cœur endolori ?
Elle joua avec son téléphone, en parlerait-elle à Chiara ? Ce qui s’était produit était si grave qu’elle la forcerait certainement à aller porter plainte… Une plainte qui resterait sans suite, à n’en pas douter, vu les accointances notoires entre la mafia et la justice…
Il y avait bien à Naples une section spéciale dans la police, les Falchi, qui était consacrée à la lutte contre la mafia, mais ils ne traiteraient certainement pas une affaire de mœurs mineure, concentrant plutôt leurs efforts sur les crimes les plus violents.
Il s’agirait donc d’une nouvelle provocation pour Malaspina, qui risquait de surenchérir dans la violence…Cela revenait à s’enfoncer dans une spirale sans fin, avec peut-être une issue fatale au bout du chemin.
Non, elle ne pouvait pas s’en ouvrir à son amie, il valait mieux qu’elle reste en dehors de ça. Impétueuse comme elle l’était, elle aurait même été capable d’aller demander raison à Malaspina directement au restaurant, avec des conséquences inconnues, mais certainement funestes pour elle… Bref, l’impliquer ne ferait qu’envenimer la situation.
Elle ne disposait donc d’aucune ressource extérieure, elle ne pouvait plus compter que sur elle-même…
La sensation de douceur imprimée par la peau de Leandro lui revint en mémoire, avec chaque détail, son parfum, la suave toison qui la recouvrait.
Était-ce le contraste avec la barbarie dont elle avait été victime qui renvoyait toutes ses pensées vers ce moment agréable ?
Pour l’heure, il fallait se montrer pragmatique et changer ses pansements pour que les plaies ne s’infectent pas.
Pourrait-elle aller chez le médecin pour recevoir de l’aide ? Non, c’était inenvisageable, elle en aurait ressenti une trop grande humiliation d’une part, et elle risquait de faire l’objet d’un signalement de la part du praticien, eu égard à l’étrangeté de ses balafres.
En effet, une grande campagne contre les violences conjugales était en cours, suite à la remontée de statistiques alarmantes, et cette cause avait été décrétée priorité nationale par le gouvernement, mettant l’accent sur la prévention.
Les personnels médicaux et sociaux étaient donc invités à se montrer particulièrement vigilants pour éviter que de nouveaux drames se produisent.
Flavia rejoignit la salle de bain et retira sa robe, qui était étoilée d’auréoles marron clair. Elle était nue en-dessous, peut-être pour lui éviter le frottement de ses sous-vêtements.
Elle décolla délicatement les compresses et constata, sous les bandelettes de strip, la ligne rouge des coupures. Elles n’avaient pas l’air très profondes, ressemblant plutôt aux entailles faites par le papier, mais étaient assez longues.
Pour avoir déjà eu affaire à ces pansements, elle savait qu’ils pouvaient supporter d’être mouillés sporadiquement, mais qu’il faudrait les changer le plus vite possible.
Elle passa sous la douche et se savonna soigneusement, en passant les doigts dans son intimité, elle fut étonnée de n’y pas trouver la semence de Malaspina. Avait-il joui ailleurs, ou ne l’avait-il pas fait du tout ?
Peut-être l’avait-il abandonnée dès qu’elle s’était évanouie, ou avait-il éjaculé sur son ventre ?
Si son plaisir provenait de la souffrance qu’il lui infligeait, il n’y avait en effet pas d’intérêt à s’acharner sur une proie inerte. Elle se souvenait de son érection, imposante comme toujours, les actes de torture auxquelles il l’avait soumise l’avait donc vraisemblablement beaucoup excité …Ou y avait-il une autre raison à cela ?
Une fois séchée, elle pensa qu’elle devrait se procurer des fournitures médicales pour se soigner elle-même.
Elle fouilla sa commode à la recherche de vêtements fluides, loin du corps, pour éviter un contact prolongé qui lui serait désagréable.
Mettre une culotte et un soutien-gorge était devenu impossible, mais cela lui donnait l’impression d’être désarmée, offerte au premier venu, et cela la mortifia profondément.
Gênée par cette sensation, elle se rendit à la pharmacie la plus proche, sur la Via Speranzella, et fit rapidement ses emplettes, évitant soigneusement le regard du préparateur.
Flavia grimaça quand elle enleva les strips, car ils arrachèrent par endroit la fine croûte qui s’était formée, et quelques gouttes de sang perlèrent sur les plaies.
Il lui fallait donc à nouveau les désinfecter, heureusement, elle possédait du liquide antiseptique qui ne provoquait pas la même brûlure que l’alcool qui lui avait été appliqué la veille.
Ce fut quand elle exécuta cette délicate opération que des coups retentirent à la porte.
C’était vraiment gênant de ne pas avoir de judas, se dit-elle comme à chaque fois que quelqu’un se présentait chez elle. D’autant plus que cette fois, elle était nue et ne savait pas si elle pouvait s’abstenir de répondre.
Elle jeta un coup d’œil à l’horloge. Celle-ci marquait midi et quart, il était donc peu probable qu’il s’agisse d’un des nombreux vendeurs qui faisaient du porte-à-porte pour marchander leur camelote hétéroclite.
Elle passa un large t-shirt et alla ouvrir.
Malaspina se tenait là, face à elle, en bras de chemise, mis avec une décontraction étudiée, Leandro sur les talons comme à son habitude.
Il attendit que Flavia l’autorisât à entrer alors que Leandro restait en retrait, détournant les yeux.
Pourtant, Flavia le regardait à la dérobée, recherchant peut-être son soutien, comme la nuit précédente. Elle avait l’impression qu’il se dégageait de lui une aura protectrice dans laquelle elle aurait voulu se réfugier. Mais il referma lui-même la porte devant lui, afin de les laisser seul à seul.
La gorge nouée par l’anxiété, elle demeura debout devant le capo, silencieuse, ne sachant pas quelle contenance prendre.
— Comment vas-tu aujourd’hui ? demanda-t-il à sa grande surprise.
— Je… j’ai mal, répondit-elle avec gêne.
— Est-ce que tu veux que je fasse venir un médecin qui travaille pour nous, pour qu’il s’occupe de toi ?
— Non, surtout pas… J’ai acheté tout ce dont j’ai besoin, je vais me débrouiller…
— Tu ne peux pas faire ça seule au début. Montre-moi…
Et il passa ses mains dans le dos de Flavia et remonta lentement le t-shirt, effleurant son dos dans une insensible caresse, jusqu’au-dessus de la tête. Frissonnant de se retrouver nue devant son tortionnaire, la jeune fille se couvrit de ses mains par réflexe.
Cependant, l’homme les lui saisit doucement et l’entraîna vers le lit où il l’étendit.
— Laisse-moi regarder, dit-il en inspectant les entailles. Il faut remettre des points américains, sinon les cicatrices s’élargiront. Tu m’as dit que tu avais acheté des pansements ?
D’un geste, Flavia indiqua le sac de papier blanc et vert qui se trouvait sur le plan de travail de la kitchenette.
— Ça saigne encore un peu, constata-t-il.
Flavia se cachait les yeux, honteuse d’être ainsi inspectée. Rien ne la préparait donc à sentir le contact humide de la langue de Malaspina qui s’appliquait consciencieusement sur les plaies des mamelons, allant de l’une à l’autre avec délectation.
Cela fit mal à Flavia, mais cela relevait davantage de la morsure retenue que des vifs élancements de la veille. Par ailleurs, l’épanchement moite de la salive calmait instantanément l’irritation.
La langue se porta bientôt sur les grandes lèvres, qu’elle explora longuement, avant d’approfondir le baiser.
Flavia se tordait devant ce nouveau mélange de plaisir et de douleur.
— Tu as envie de quelque chose, Flavia ? se moqua Malaspina. De mon côté, je ne voulais que te faire profiter des vertus cicatrisantes de la salive, mais je vois que ton corps veut tout autre chose.
Sur ces mots, il commença à stimuler son clitoris en insérant, un, puis deux doigts dans l’orifice offert.
Flavia ne s’appartenait plus, malgré la douleur, elle voulait être remplie par le membre qui tendait le tissu du pantalon, dans sa plus belle ampleur.
— Prenez-moi…murmura-t-elle.
— Tu es une vraie gourmande, apprécia-t-il, c’est pour ça que tu me cours après comme une chienne rampante. Tu sais, je ne suis pas le seul homme sur terre, n’hésite pas à demander les services de mes semblables pour calmer tes ardeurs. Si tu veux, je peux t’envoyer un nouvel étalon tous les soirs, mes hommes me rendraient ce petit service volontiers. Est-ce que c’est ce que tu veux ?
— Non…eut-elle le temps de susurrer avant qu’il ne la pénètre vigoureusement.
Faire cela chez elle, à la lumière du jour donnait une saveur particulière à cette étreinte .Elle pouvait admirer pleinement la carnation dorée du capo, ses muscles bandés, et son regard couleur d’outremer flamboyant, tout cela la faisait vibrer de manière incontrôlable, presque autant que le membre qui la possédait. Il l’observait aussi de son côté, et troublée, elle porta à nouveau sa main à son visage pour le dissimuler.
— Non, je veux voir ton visage en ce moment, c’est la vraie Flavia que j’ai sous les yeux, celle qui n’a pas peur de réclamer son plaisir, répliqua-t-il.
Il donna un dernier coup de rein, puis maintint de longues minutes les hanches de Flavia contre lui en haletant.
Se retirant avec précaution, il écarta les cuisses de la jeune fille et fixa d’un œil satisfait la fente qu’il venait d’inonder.
— Tu as de la chance que je ne puisse pas résister à te voir dans cet état.
Puis, il remit sa chemise, alors que Flavia restait allongée devant lui, sans force mais encore avide de passion.
Il s’affaira enfin à positionner les bandelettes de strip pour maintenir les plaies jointes, puis les protégea de pansements hydrofibres.
— Est-ce que tu as compris comment faire ? Je ne peux pas venir tous les jours pour les changer, si tu ne veux pas de l’aide d’un médecin…
— Oui, j’ai compris, cela cicatrisera de toute façon, je n’ai qu’à remplacer régulièrement les pansements pour que ça ne s’infecte pas.
— Tu ne m’as pas écouté ? Il faut surtout veiller à maintenir les bords de la plaie serrés.
— Pour que la cicatrice soit fine, n’est-ce pas ? Je me fiche complètement d’être défigurée…
A ces paroles, il s’approcha tout contre la jeune fille, de manière à ce que leurs visages se touchent presque, et glissa son pouce dans la bouche de Flavia, qui sentit un petit objet rond sur sa langue.
— Avale. Et fais comme je t’ai dit. Habille-toi maintenant.
Après que Flavia ait tiré sur sa poitrine le t-shirt ramassé par terre, Malaspina sortit sans rien dire.
Alors que la jeune fille contemplait, dépitée, le dos qui s’éloignait d’elle, elle aperçut dans l’entrebâillement de la porte, l’homme de main qui la fixait avec une expression indéfinissable.
Cette visite l’avait laissée totalement désorientée. Le capo avait l’art de souffler le chaud et le froid sur la vie de Flavia.
Il lui infligeait des blessures pour ensuite les panser et la ramener inexorablement vers lui.
Flavia avait besoin de s’immerger dans la musique pour reposer son esprit. Elle ferma les volets et programma sur sa chaîne les études transcendantales de Liszt qui la bercèrent jusqu’au soir. Ce compositeur avait été, toute sa vie durant, un amoureux impénitent et cela se ressentait dans ses œuvres. Les arpèges la comblèrent d’une douceur qui lui faisait cruellement défaut.
Plusieurs jours s’écoulèrent de la sorte, une semaine, puis deux, pendant lesquels Flavia vécut dans une semi-léthargie, dormant et travaillant, réduisant ses interactions sociales au maximum.
Les plaies de son corps s’étaient refermées mais son esprit demeurait troublé.
Elle n’avait même plus la force de se mettre à ses thèmes et versions latines. C’était certainement le contrecoup de l’épreuve qu’elle avait traversée.
Sur un bord du plan de travail de la cuisine, s'accumulait le courrier délaissé, sous son œil indifférent. Accomplir les tâches les plus simples lui était devenu pénible et dérisoire.
Pendant ce temps, Malaspina et son groupe n’avaient pas mis les pieds à la Tavola Marmoreo, ce qui était heureux, car Flavia n’avait pas envie de les croiser.
Les paroles du capo la menaçant de la donner à ses hommes résonnaient toujours dans sa tête, jusqu’à la nausée. Elle savait qu’il fallait les prendre au sérieux, même si elles avaient été prononcées sur le ton de l’ironie.
De son côté, Chiara s’inquiétait de ne pas avoir de nouvelles de son amie depuis si longtemps, elle débarqua donc un matin à l’improviste, alors que Flavia somnolait.
Elle savait que son amie avait tendance à se replier sur elle-même quand quelque chose la blessait vraiment, et elle pouvait juger de la gravité de la blessure au temps qui s’était écoulé depuis leur dernière entrevue.
En conséquence, elle s’attendait à se heurter au silence de Flavia, ce qui arriva, et se contenta de se coucher à ses côtés, la serrant dans ses bras opiniâtrement.
Néanmoins, vers midi, elle la secoua un peu.
— Est-ce que ça fait deux semaines que tu es dans cet état ? Je ne vois pas de livres en bataille à ton chevet, est-ce que tu travailles un peu pour ton Master quand même ?
— Excuse-moi, je n’y arrive pas, ces derniers temps.
— C’est lui, encore, hein ? Tu l’as revu ? Est-ce qu’il t’a fait du mal ?
— Non, c’est juste que je ne sais plus où j’en suis, je ne sais plus ce que je veux.
— Je ne t'ai jamais vu un tel laisser-aller. Même si tu te sens mal, il y a un minimum à assurer. Par exemple, tu pourrait commencer par ouvrir ton courrier.
Sur ces paroles, après avoir rempli la cafetière Bialetti et l'avoir posée sur la plaque chauffante, elle se saisit des lettres et commença à les ouvrir.
— Tiens, ton voisin, le vieux Lucchesi, t'a écrit plusieurs fois pour savoir ce que tu comptes faire du domaine, car il se dégrade...
— Je n'ai pas la tête à ça, si tu veux savoir, protesta-t-elle faiblement.
— Comment ça? Tu n'as pas la tête à penser à ce que t'ont légué tes parents ? Leur héritage ?
L'argument avait porté, Flavia baissa les yeux piteusement. Elle ne pouvait continuer à se laisser aller ainsi.
— Ok, on va passer à la manière forte alors, reprit énergiquement son amie. On va sortir, rien que toutes les deux, et on va noyer ton chagrin dans l’alcool. Une bonne cuite, il n’y a que ça de vrai de temps en temps. Et je serai là pour te remettre les idées en place. Ha… et je n’accepterai aucun refus. L’été commence, tu vas en profiter, foi de Chiara !
Flavia hocha la tête en signe d'assentiment. De toute façon, il aurait été impossible de faire changer d’avis cette tête de mule quand elle avait décidé quelque chose. Et ladite tête de mule prit sans attendre les choses en main. Afin de la rendre présentable en vue d’une sortie en boîte, elle vida la penderie à la recherche des vêtements aguichants qu'elle lui avait offerts.
En se mirant ainsi affublée dans le miroir, Flavia songeait que Malaspina n’aurait pas aimé la voir comme ça. Mais il pouvait bien aller au diable, puisqu’il lui avait conseillé de trouver d’autres amants pour la satisfaire.
A cette pensée, une nouvelle énergie afflua en elle, et elle se saisit de son maquillage pour agrandir ses yeux d’un halo de poudre sombre, comme elle l'avait vu sur les affiches de mode.
Elle s’aspergea généreusement de parfum, une fragrance sucrée qu’elle adorait mais qu’elle n’osait pas porter parce qu’il était trop puissant pour son besoin de discrétion.
Les senteurs d’abricot, de vanille et de piment d’Ultraviolet s’entremêlèrent sur le tissu de sa robe patineuse, à la fois sage et coquine.
Après être passées à l’appartement de la Via Partenope pour que Chiara se change, les deux amies filèrent prendre un apéritif dans un bar à vins animé de la Via Port’Alba.
Malgré le but avoué de la soirée qui était de s’égayer à grand renfort d’alcool, Flavia resta raisonnable, se cantonnant à un ballon de Primitivo Emerà avec une assiette de charcuterie et de fromage, en prévision des autres verres à venir. Quant à Chiara, elle enchaînait déjà les Limoncello Sprit en s’évertuant à lui montrer les beaux garçons qui les entouraient.
Tout en lui demandant lequel lui plaisait le plus, elle cherchant elle-même lequel la raccompagnerait chez elle ce soir. Il y en avait de toutes sortes,et tous lui plaisaient, blonds, bruns, branchés, elle leur renvoyait parfois un clin d'oeil quand ils passaient auprès d'elles.
Mais comme sa compagne restait maussade, elle voulut la trainer dans un lieu un peu plus festif, parmi les nombreuses boites de nuit à la mode du Vieux Naples.
Flavia obtempéra sans protester, et elles se dirigèrent vers ce quartier fourmillant, aux ruelles étroites, où se coudoyait la jeunesse de la ville. Sur une placette pavée, elle trouvèrent une terrasse engageante, où elles s’assirent, attirées par le cadre cosy formé par la tonnelle de bougainvillées qui abritait un élégant mobilier de fer forgé ouvragé.
Des regards intéressés les observèrent de toute part prendre place sur de hauts tabourets, et elles ne tardèrent pas à se faire aborder par deux garçons vêtus de polos et de pantalons courts et ajustés, marqueurs d’une classe plutôt aisée. Cela était tout à fait du goût de Chiara.
Passablement éméchée, cette denière engagea la conversation et découvrit, ravie, qu’il s’agissait de deux étudiants en droit, soit des futurs avocats ou magistrats.
— Voilà des garçons comme il faut, tout à fait ce dont tu as besoin en ce moment ! fit-elle remarquer à voix basse à son amie.
Certes, ils n’étaient pas mal, avec leurs cheveux bouclés mi-longs, savamment décoiffés, qui leur donnaient des airs de statues de la renaissance, concéda-t-elle, en restant néanmoins en retrait.
L’un d’eux, un brun ténébreux, mit le grappin sur Chiara et l’entraîna à l’intérieur pour danser, laissant Flavia seule avec son camarade.
Celui-ci, prénommé Antonio, essaya de dérider la jeune fille un peu lourdement, n’hésitant pas à lui prendre la main ou caresser une boucle de cheveux, ce qui la fit légèrement frémir. Elle n'appréciait pas du tout ce genre de familiarités.
Mais, il n’était pas désagréable, au fond, pensa-t-elle, se demandant ce que ça faisait de coucher avec quelqu’un de normal, pour une fois.
Réussirait-elle à mettre en veilleuse ses sentiments tumultueux pour Malaspina et aller jusqu’au bout avec lui ? En tout cas, elle le laissa devenir plus entreprenant, sans l’encourager ouvertement, et il se glissa derrière elle pour lui parler à l’oreille en lui serrant la taille.
Son babillage l'irrita un peu, car il semblait surtout préoccupé de lui-même, lui racontant des anecdotes sur sa vie pour se vanter en faisant mine de l’amuser.
De son côté, elle se contentait de faire semblant de rire à ses plaisanteries ou hochait la tête pour montrer de l’intérêt ou approuver une de ses remarques, en sirotant un spritz.
Tout à coup, le ballet des passants s’écarta, faisant apparaître à ses yeux Leandro, accompagné d’une splendide blonde, qui la fixait d’un air mécontent, un téléphone à la main.
Elle détourna le regard, mais elle avait compris qu’il était certainement en mission d’escorte pour le compte de son chef. Elle fit brusquement volte-face pour cacher sa surprise. Antonio prit ce mouvement pour une invitation, et se pencha pour l’embrasser.
Flavia retint son souffle sous le baiser car il était presque mécanique, il lui fut donc très désagréable.
Au moment où elle allait lui demander d’arrêter, elle se sentit tirée de côté par une poigne de fer, alors qu’Antonio était rejeté loin d’elle.
— Toi, tu ne la touches pas ! rugit Leandro à l’adresse du jeune homme.
L’invective le visait manifestement mais ce fut Flavia qui y répondit.
— Mais je fais ce que je veux, je suis libre ! répliqua-t-elle, les poings serrés.
— Nos affaires ne regardent personne, viens ! enjoignit Leandro en poussant la jeune fille dans une ruelle déserte, qui se déroulait face à eux.
Antonio ne fit pas un geste pour retenir Flavia, maté par le regard que lui lança Leandro en partant, et il décampa sans demander son reste. De leur côté, les vigiles feignaient de n’avoir rien vu : ils ne connaissaient que trop bien la position du mafioso dans la Fiammata.
Celui-ci avait acculé Flavia dans un renfoncement du mur, pour s’assurer un minimum de discrétion.
— Lâchez-moi, vous n’avez pas le droit de faire ça ! s’écria-t-elle.
— Qu’est-ce que tu faisais là, à te faire peloter comme une pute? gronda-t-il, au paroxysme de l'agacement.
— Ce que je fais ne vous regarde pas, protesta-t-elle, exaspérée par l'insulte.
— Tu te trompes, tu appartiens à Malaspina.
— Je n’appartiens à personne, vous n’avez pas à me dire quoi faire ! D’ailleurs, vous, vous n’avez pas mieux à faire ? Vous avez un travail en suspens, je crois ? Alors, occupez-vous de conduire à votre patron sa maîtresse de la soirée, et fichez-moi la paix !
— J’ai envoyé Fabio l’emmener. Maintenant, je te raccompagne, tu rentres chez toi.
— Pas question! Je retourne voir Chiara!
Joignant le geste à la parole, elle cherchait à s’échapper, mai il lui enlaça la taille d’un bras vigoureux et l’entraîna ainsi à travers le vieux quartier.
En passant devant les restaurants qui jalonnaient leur parcours, Flavia protestait et haranguait les serveurs, leur demandant de l’aide.
— Aiuto ! Aiuto! répétait-elle rageusement.
Mais elle cessa rapidement, car ceux-ci, loin d’essayer de lui porter assistance, baissaient systématiquement les yeux.
— Arrête, tu vois bien que c’est inutile, ricana le gorille, toute la ville nous appartient.
— Oui, vous l’avez bien corrompue, mes félicitations. Vous pouvez être fier de pourrir tout ce que vous touchez, rétorqua-t-elle, acerbe.
Arrivée chez elle, Flavia, furieuse, fit jouer la clé dans la serrure, Leandro dans le dos.
Il referma la porte derrière eux et la contraignit à le regarder bien droit dans les yeux, d'une main impérieuse.
— Je t’interdis de flirter avec ces fils à papa, ni avec qui que ce soit d’ailleurs.
— Vous n’avez pas à m’interdire ce que Malaspina m’a autorisé. Vous lui obéissez, non ? Alors sachez que la dernière fois qu’il est venu me visiter, ici même, il m’a vivement recommandé de m’adresser à quelqu’un d’autre pour me satisfaire.
Puis serrant les dents, elle poursuivit.
— À ses yeux, je ne suis qu’une pute en chaleur, alors que je n’ai jamais connu d’autre homme que lui. Il m’a même proposé ses hommes pour me satisfaire. D’ailleurs, en ce moment-même, il est en bonne compagnie, et il ne doit pas s’ennuyer, avec cette magnifique blonde ?
L’esprit échauffé par l’alcool et excité par la jalousie, elle ne pouvait plus retenir ses paroles. Tout ce qu'elle avait sur le coeur se déversait, sans retenue.
— Est-ce que vous allez être un bon toutou pour votre maître et obéir à cet ordre-là ? Est-ce que vous allez vous dévouer pour calmer mes ardeurs à la place de l'autre guagliò' ?
En prononçant ces mots, elle s’avança vers lui, et écarta la veste de cuir noir, qu’il portait à même la peau. Elle effleura les pectoraux saillants délicieusement recouverts d’une fine couche de poils noirs.
Cette suave sensation était nouvelle pour elle, car Malaspina était imberbe, et sa peau aussi lisse que du marbre.
Elle retint sa respiration sous la vague de désir que ce léger contact avait provoqué, puis leva les yeux pour juger de la réaction de l’homme de main.
À première vue, il avait l’air outré, mais il restait immobile, tout contre elle.
Elle fit alors glisser sa robe à terre, puis enleva son soutien-gorge. Saisissant une des mains ballantes de Leandro, elle la posa sur sa poitrine.
— Est-ce que je suis trop repoussante pour que vous obéissiez à votre chef?
Respirant profondément, il la retourna, et lova son visage dans le cou de la jeune fille.
Il lui passa les deux bras sur la poitrine, prenant un sein dans chaque main, les caressant passionnément.
Flavia sentit l’érection, colossale, se déployer dans son dos, mais l’homme recula brutalement.
— Petite menteuse, Malaspina n’a pas pu dire ça, grinça-t-il avant de sortir en claquant la porte.
La jeune fille se jeta sur son lit, les reins en feu, enflammée par la sensation de force et de douceur que dégageait Leandro, désespérant qu’il reste si aveuglément fidèle à son maître.
Oserait-il en parler avec lui, lui révéler les avances qu’elle lui avait faites ? Malaspina avait eu la franchise de lui laisser la liberté de fréquenter d’autres hommes quand lui-même collectionnait les conquêtes. De son côté, s’était-elle servi de Leandro comme pis-aller pour venger sa jalousie bafouée ?
Mais, c’était bien à lui, à son regard de glace, et à son torse et à ses bras puissants, qu’elle pensa en se caressant pour calmer sa frustration ce soir-là.
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