Chapitre 22 Jusqu'au bout des ongles
Cette ordure de Bodmann venait de retrouver papy. La Terre se fendit sous mes pieds, les abîmes m’aspirèrent. Une chute si vertigineuse que mon estomac remonta dans ma gorge. Si ce sale type l’interrogeait, Justin risquait l’arrestation, la déportation, ou pire : la mort.
Bordel de merde. J’aurais dû la fermer au lieu de le pousser à jouer les héros. À cause de mon pois chiche de cerveau, je mettais toute ma famille en danger, moi y compris. Que feraient Marty[1], John Connor[2] ou Alexander Hartdegen[3] à ma place ? Sans doute pas les mêmes âneries. Dans tous les cas, je ne pouvais pas rester à me tourner les pouces au milieu de la cuisine pendant que mon arrière-grand-père moisissait au siège de la Gestapo.
Sans un regard pour mes camarades, je me précipitai dans l’arrière-cour, enjambai l’allée de gravillons, piétinai les belles laitues de Marie et enfourchai ma moto au fond du jardin. Pas de bol, Claude et Louis m’encerclaient déjà. Ces deux-là me connaissaient par cœur. Avec son habituelle délicatesse d’ours mal léché, le chef agrippa ma manche et m’éjecta du deux roues.
— Espèce d’abruti ! hurla-t-il. Qu’est-ce qui te prend ?
— Laisse-moi partir ! Justin a besoin d’aide !
Mister Duval, mieux élevé que moi, prit soin de contourner le potager avant de poser une main sur mon épaule.
— Calme-toi, mon vieux ! On va trouver une solution.
— Tu ne comprends pas ? m’époumonai-je. On ne peut pas se permettre d’attendre !
Le patron me gifla l'arrière du crâne.
— Arrête de faire ton débile ! beugla-t-il. La maison Fernand Doré n’est pas un moulin ! Nous devons nous organiser et établir une stratégie.
Il attrapa mon bras d’une main de fer sans se préoccuper de mes jérémiades. Malgré son gabarit de marathonien, monsieur me traîna à l’intérieur aussi facilement qu’un sac à patates. Je lançai un regard discret à la porte, prêt à me carapater à la première occasion. Manque de chance, en plus de sa force de rugbyman, le chefaillon semblait lire dans mes pensées. Il se planta devant la sortie, mains sur les hanches.
— Ça suffit, Augustin ! Pose ton cul sur une chaise et tiens-toi tranquille !
Pas le choix, j’allais devoir m’exécuter sans broncher. Tandis que je me grignotais l’ongle du pouce, Marie récupéra la cafetière en aluminium sur la cuisinière à charbon et nous remplit une tasse chacun.
Dix-huit heures.
Suzanne étala un plan de la ville sur la table en bois. Pompon, attiré par le bruit du papier, planta ses crocs sur les bords de la carte. Sous les protestations de mes camarades, monsieur emporta sa proie au fond du couloir. Cette scène m’aurait beaucoup amusé si papy et le reste de ma famille ne risquaient pas la mort à tout moment.
Après une course poursuite palpitante, la trappeuse revint à grandes enjambées, le précieux sésame en main.
— Nous devrons agir de nuit, précisa-t-elle. Vers une heure du matin, il y a aura moins de schleus dans les locaux.
Ces trois-là marchaient sur la tête.
— Et pourquoi pas dans dix ans ? m’écriai-je.
Louis me claqua à nouveau l’arrière du crâne. À ce rythme, je finirais bientôt mono-neurone.
Dix-huit heures trente.
La chaise ne cessait de couiner sous mes tressautements de jambes. Mes amis blablataient de l’opération sauver Justin, mais je ne les écoutais pas. Sans jamais se fatiguer, la foutue comtoise martelait son impitoyable décompte. Chaque minute nous rapprochait de la catastrophe. Cette antiquité ne pouvait-elle pas la fermer ? Ras-le-bol de son tic-tac infernal. Lui décocher un grand coup de latte dans la vitre m’aurait défoulé.
Dix-neuf heures.
Je jetai un œil à ma paume façon Retour vers le futur : elle ne s’effaçait pas. Du moins, pas encore.
Suze récupéra son manteau en cuir, accroché au dossier de la chaise.
— Je vais rassembler une équipe au maquis et prévenir Urbain que je ne dormirai pas à la maison, annonça-t-elle. Le couvre-feu commence à minuit, je reviens aux alentours de vingt-trois heures, le temps de mettre en place les derniers préparatifs.
Avant de nous abandonner pour le service du soir, Marie nous servit une assiette de steak accompagnée de patates et de navets, auxquels je fus incapable de toucher. Même si tatie s’efforçait de faire bonne figure, je devinais sa profonde angoisse. Que subissait Justin, en ce moment ? Un interrogatoire musclé ? Pire : cet enfoiré d’adjudant SS lui arrachait-il les dents avec une pince ? Le brûlait-il à l’aide d’un fer, d’une cigarette ? J’imaginais ses hurlements de douleur, son visage tuméfié, son nez éclaté. Pour ne rien arranger, les tintements et raclements des couverts dans les assiettes de mes camarades alimentaient mes délires macabres. Putain de cerveau détraqué.
Dix-neuf heures trente.
Chaque bouchée de mes compagnons me filait la gerbe. Je ne supportais plus de les entendre mastiquer, mâchonner et déglutir. Comment pouvaient-ils manger en pareille circonstance ? Ils ne saisissaient pas l’urgence de la situation. En y réfléchissant, je ne pouvais pas leur en vouloir. Ces deux-là ignoraient que l’existence de mes proches dépendait de la survie de papy. Et surtout, ils ne connaissaient pas Bodmann. Devais-je leur avouer la vérité ? Non. J’avais promis à Justin de tenir ma langue. De toute façon, parler de Philippe ne changerait pas leur décision. Louis n’accepterait pas de foncer dans le tas sans un plan en béton.
Vingt heures.
Cette maudite horloge me tapait sur le système. Alors que le dernier gong retentissait, mes nerfs lâchèrent comme des élastiques distendus. Mon poing s’abattit sur la table. Au fond des assiettes, les couverts carillonnèrent.
— J’en ai assez ! m’exclamai-je. J’y vais, je refuse de poireauter une minute de plus !
Monsieur le boss me retint par la manche.
— Tu commences à me gonfler, Augustin ! On n’a pas assez d’hommes ! Nous partirons dès que Suze et les renforts seront…
Dans un grincement désagréable, la porte vitrée de la cuisine s’ouvrit. Mon cœur fit un salto arrière. Justin apparut devant nous en traînant des pieds, la lèvre fendue. À peine franchissait-il le seuil que je me jetai à son cou.
— J’ai eu si peur pour toi ! soufflai-je. Tu vas bien ?
Il sortit une main de sa poche et me tapota l’épaule.
— Oui, t’inquiète pas.
Ouf. Bodmann ne l’avait donc pas capturé. Enfin une bonne nouvelle.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? me renseignai-je.
— La gendarmerie m’a arrêté cette nuit. Un officier m’a posé des questions et relâché dans la soirée.
Au moment où Juju s’écartait de moi, Louis l’empoigna par le col de sa chemise. Son couteau papillon tournoya entre ses doigts à la vitesse d’un lasso. Les pupilles écarquillées, papy n’eut pas le temps de réagir qu’il se retrouva plaqué contre le vaisselier, la lame sous la gorge.
— Qu’est-ce qui te prend ? s’écria-t-il. Lâche-moi !
Notre chef l’ignora. Sans cligner des yeux, il l’examina de son regard pénétrant.
— On sait que tu étais à la maison Fernand Doré ! lui postillonna-t-il au visage.
J’essayai de m’interposer, en vain. Le patron m’envoya valser comme un fétu de paille.
— Dégage, Augustin ! Reste dans ton coin, sinon je t’en colle une !
— T’es malade, ou quoi ? m’indignai-je. Fiche-lui la paix !
En quête de soutien, je me tournai vers mon meilleur ami, mais il ne bougea pas d’un millimètre.
— Dis quelque chose, Claude !
— Désolé, mon vieux. Louis a raison, ton cousin nous cache des choses.
Qu’est-ce qui ne tournait pas rond chez eux ? Ces crétins préféraient se fier à un contact de Suze qu’ils ne connaissaient pas au lieu de croire l’un des nôtres.
Impitoyable, le chefaillon accentua la pression de son arme. Des gouttes de sang perlèrent sur le cou de Justin.
— Arr… arrête… s’il te plaît, haleta papy.
— Raconte-moi la vérité !
— Oui… j’étais à… Fernand Doré. Ils m’ont libéré… car ils… n’avaient… rien à me reprocher.
Une chape de plomb me tomba dessus. Encore une fois, mon cher aïeul me prenait pour un con. Et moi, bonne poire, je persistais à avaler ses bobards.
Je m’adossai au mur à côté de Claude, dépité par ma naïveté.
— Te fous pas de notre gueule ! vociféra Louis. On ne sort pas si vite du bureau de la Gestapo ! Encore moins après t’avoir arrêté pour violation du couvre-feu à proximité de trois Allemands assassinés ! Si cet adjudant Bodmann t’a laissé partir en quelques heures, c’est que t’as balancé des infos en échange !
Mon cerveau s’illumina. Bodmann. Voilà la raison de son mensonge. Justin voulait oublier le massacre de sa famille et ne surtout pas mentionner son demi-frère nazi. Je le comprenais très bien. Si mes camarades apprenaient sa filiation avec un SS, comment réagiraient-ils ? Eux, qui haïssaient les boches. Ils risqueraient de le rejeter, voire pire, le soupçonner d’être un des leurs. Papy s’en doutait certainement. En revanche, une question me préoccupait : de quelle manière avait-il échappé aux griffes de Philippe ?
— Tu nous as dénoncés ? beugla le patron.
— Je… Non… Bien sûr que non !
— Qu’est-ce que t’as rapporté à ces ordures ?
— R… rien du tout ! bafouilla Justin.
La calotte monumentale que le caïd lui flanqua me fit sursauter. Un soufflet violent, loin de ses habituelles pichenettes affectueuses. Cette fois, aucune trace de sourire ni de paternalisme sur son visage. Louis Hentrak, le résistant intraitable dont Éva se méfiait, tombait le masque.
— Qui as-tu vendu ? éructa-t-il.
— Pers… personne ! Je te le jure !
— Tu as révélé l’emplacement du maquis ?
— No… non !
Deuxième mandale, en pleine tronche.
— Espèce de sale menteur !
À bout de nerfs, mon arrière-grand-père fondit en larmes. Le voir malmené de la sorte me donnait envie de pleurer, de le réconforter, de prendre la parole à sa place pour mettre fin à son calvaire. Pourtant, je restai silencieux. Avais-je le droit de dévoiler son passé ? À mon avis, cette décision lui appartenait.
Claude, de son côté, fixait la scène sans sourciller, bras et jambes croisés.
— Comment as-tu réussi à t’en sortir ? rugit le patron.
— Je… je ne sais… pas.
Louis l’attrapa par les cheveux. Son regard de tueur me glaça le sang.
— Quelles questions t’ont-ils posées ? aboya-t-il. Qu’est-ce que tu leur as répondu ?
— Je… je ne… me souviens plus !
— Très bien ! Tu ne me laisses pas le choix ! Si tu refuses de parler, je vais employer les grands moyens !
Notre chef agrippa la main de Justin. Insensible à ses supplications, il lui effleura l’index du bout de son couteau. Papy, les lèvres tremblantes, sanglota de plus belle.
— Dernière chance ! tonitrua le caïd. Je compte jusqu’à cinq !
Cet idiot voulait l’effrayer, il n’oserait jamais passer à l’acte.
— Un !
Il bluffait.
— Deux !
Lorsqu’il lui glissa la lame sous l’ongle, le visage de mon aïeul vira du rouge cramoisi au blanc cireux.
— Trois ! À cinq, je te l’arrache. Je te préviens, ça fait très mal !
Je croyais rêver. Ou plutôt, cauchemarder. Ce cinglé ne comptait tout de même pas le torturer !
— Quatre !
La pointe du couteau s’empala dans la chair d’un coup sec. Les traits déformés par une grimace de douleur, Justin lâcha un râle sorti du fond des tripes.
— Cinq !
— Arrête ! s’égosilla papy. Je vais tout te raconter !
[1] Marty : Retour vers le futur (1985)
[2] John Connor : Terminator 2 (1991)
[3] Alexander Hartdegen : La machine à explorer le temps (2002)
Annotations