Oncle Kuan Ti
Nous avions prévenu Troisième Oncle Kuan Ti de notre visite. Il nous attendait à la descente du bus qui nous avait déposé au bord de la route comme des feuilles mortes que l'automne détache de l'arbre. La maison familiale aurait eu besoin d'un bon coup de peinture. Kuan Ti vivait avec ma grand-mère grabataire recluse dans les deux pièces habitables de la ferme traditionnelle. Une voisine et sa fille, dépêchées pour l’occasion, s’affairaient au fourneau. Elles préparèrent de quoi nous restaurer.
Porc sauté au gingembre et jeunes tiges d’ail. Anguilles de rizière sauce aigre douce avec un soupçon d’huile de sésame. Tranche de tofu sauté. Ailes de canards confites au miel de montagne. Brochettes farcies de viande de porc et de champignons noirs hachés, cuites à la vapeur dans de minuscules étuves de bambou sur une mince couche d’aiguilles de pin fraîches.
Que de plaisir à les entendre discuter la bouche pleine. Que de plaisir à te voir dévorer ces plats sans rechigner. Kuan Ti le paisible, accueillait notre venue avec tant de gentillesse qu’il était troublant de retrouver autant d’humanité dans un lieu si perdu. Son dialecte local était difficile à comprendre, même pour maman qui y avait vécu son enfance. Elle nous traduisait certaines expressions rigolotes. Comme quelques-uns de ses voisins, Kuan Ti avait transformé ses rizières en champs de mûriers. Les derniers cocons de bombyx avaient été livrés à la coopérative régionale. En attendant l’arrivée de nouveaux œufs, il amassait de la gomme arabique.
Chez Troisième Oncle, je voulus retrouver le jardin d'enfant du village. Avant mes six ans, ma grand-mère m'y accompagnait. L'espace jeu se composait d'un canard rebondissant monté sur un gros ressort, d'une mini maison aux couleurs criardes, et surtout d'un toboggan. Petite fille, je glissais sans interruption sur l'aluminium brillant du toboggan. Il y avait sept marches à gravir, sept marches qui, sans les encouragements appuyés de mon aïeule, m'auraient paru insurmontables. À la vue de sa tête rayonnante placée juste au sommet de la montagne, je franchissais l'obstacle avec la détermination des petites filles fières d'y être arrivée « toute seule ». Le frisson éprouvé lors de la glissade, était aussi bref qu'intense. Il en entraînait un autre qui, cumulé aux précédents, augmentait la fabrication d'un souvenir impérissable aussi imprégné dans ma mémoire que l'air frais qui me caressait les joues le jour où maman décida de franchir le pont pour quitter définitivement le village.
Être en vie. Le ressentir intensément et chercher à tout moment l'agréable, le beau, la pensée du bonheur. Qu'il prit la forme d'un visage ridé, tordu par la vieillesse n'en est que plus appréciable. En l'observant, je me souvenais de cette femme. Elle jouait à cache-cache avec moi. Elle riait, elle riait encore, elle riait toujours, c'est du moins ce dont je me souviens, car son rire ne possédait qu'une seule dent et chaque fois qu'elle en dévoilait l'existence, je riais de plus belle. Jamais je n'aurai imaginé déceler chez cette femme les tourments de sa vie, les cicatrices imprimées au fer rouge par les effets désastreux du Grand Bond en avant et ceux de la Révolution Culturelle. Avec sa seule dent, elle riait de bon cœur, et je sentais qu'en ma présence, elle mordait volontiers dans l'avenir que je représentais. Avec maman, elle nous poussa loin d'elle, désirant me voir quitter le village pour connaître autre chose que cette misère.
C'est à elle que je dois, en partie, ce que je suis devenue, une femme libre, heureuse de revenir sur les traces de mon passé même si aujourd'hui, c'était pour raviver une icône à la face défraîchit. D'elle, je retiendrais l'énergie vitale dont elle m'a insufflé le secret. J'étais sa joie enfantine, car en ma présence elle redevenait petite fille.
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