SCÈNE 10 — M. MARTIN, puis M. THOMAS.

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M. MARTIN, s’escrimant avec la serrure de son studio — Ouvre-toi ! Mais ouvre-toi, cochonnerie ! Pourquoi est-ce que tout le monde s’acharne contre moi ? Pourquoi je n’arrête pas de parler tout seul ?!…

Ils ont tué les manifestants ! Le pays est au bord de la guerre civile. Et moi, je me contente d’attendre, et je ne fais rien. Il faut que j’aille combattre ! Oui, mais d’un autre côté, est-ce que je servirais à quelque chose ? Je risque de me faire tuer tout de suite ! Non, il vaut mieux que je reste ici. Comme ça, après la guerre, il y aura des gens pour rebâtir le pays. Mais si la guerre échoue ?!… Je serais toujours là pour léguer des souvenirs aux nouvelles générations. Oui, quoi qu’il arrive, tout le monde s’en sortira mieux sans moi.

Et s’il n’y avait pas de nouvelles générations… ?

Eh bien ma foi, qu’est-ce que je pourrais y faire ?! En attendant, il faut que je prépare le thé pour M. Thomas ! Ça fait dix jours qu’il oublie de venir me voir, il va sûrement finir par y repenser très bientôt. Moins souvent il viendra, et plus il risquera de venir ! Par conséquent, sa venue devrait être imminente. J’espère juste qu’il existe vraiment. Que je ne me suis pas tout imaginé.

Chaque jour, je retourne à la gare. Il n’y a jamais personne. Peut-être qu’il n’y a même pas de gare.

Chaque jour, je retourne dans mon studio. Peut-être qu’il n’y a rien à l’extérieur.

Chaque jour, je me dis que je devrais être heureux. Peut-être que je n’existe même pas.

Mais oui, je n’existe pas ! Ne pas exister, quelle bonne idée. Bubuk n’existe pas ! Rien n’existe ! Même la définition d’« exister » n’existe pas, donc personne ne pourra dire le contraire ! Je n’existe pas ! Alors pourquoi est-ce que je me sens aussi malheureux ?!…

Et j’ai toujours mal à mon pied ! Il faut vraiment que je contacte un médecin pour me le faire soigner. (Le téléphone ne marche pas.) Allô, Dr Bernard ? Pourquoi vous n’êtes pas là ? Pourquoi vous ne voulez pas exister ? C’est pour vous moquer de moi, c’est ça ?!… Pour me laisser tout seul ?!…

Et voilà, je me mets encore à parler dans le vide, à parler tout seul. Allons ! M. Thomas ne devrait pas tarder… Il ne tarde jamais, ou bien il n’arrive pas, ou bien il arrive à l’heure… Il n’arrivera sans doute pas… Il est toujours très occupé… Est-ce que ce téléphone va enfin me servir à quelque chose ?! (Il le jette par terre.) Et j’ai toujours aussi mal au pied ! (Il se frappe.) PAS ! PARLER ! TOUT SEUL ! (Il se frappe à nouveau.) T’as toujours pas compris, petite enflure ?! Ferme-la ! Peux plus t’entendre ! (Il se frappe à nouveau et tente de s’étrangler.) TU-VAS-LA-FER-MER… (La sonnette retentit.) M. Thomas…

M. THOMAS, tandis qu’il lui ouvre la porte — ‘Lut…

M. Thomas enlève son manteau, s’assied à la table et se verse lui-même le thé. M. Martin s’arrange une mèche de cheveux pour avoir l’air présentable, puis s’assied en tremblant. M. Thomas ne lui accorde aucun regard. Il boit très lentement son thé les yeux dans le vide. M. Martin boit lui aussi très lentement son thé, mais c’est parce qu’il tremble et qu’il est épuisé. M. Thomas pose la tasse de thé. M. Martin la pose à son tour. M. Martin s’apprête à dire quelque chose, mais M. Thomas émet un grognement. M. Thomas se lève lentement, reprend son manteau et sort. M. Martin se lève et le regarde s’en aller. Il reste un moment immobile, fait les cent pas, puis débarrasse la vaisselle et se poste à la fenêtre pour la regarder en silence. Dehors, il commence à neiger.


Sylvain Laurent,

à Saint-Étienne, le 24/09/21,

à 19:12.

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