UNE NUIT DANS DES TOMBES

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Depuis plus d’une heure, l’unique camion pour Houldoro rampait presque dans un infernal gémissement de carrosserie. A bord, Amba, Bala et les dix autres passagers conversaient, assis sur des cartons et des sacs de farine de blé. C’étaient des marchandises appartenant à des commerçants qui ravitaillaient en produits la ville de Houldoro et ses environnants.

A la période des récoltes, au moment où les produits agricoles étaient au plus bas, ces opérateurs économiques sillonnaient les villages à bord de leurs gros camions et achetaient leurs produits à vil prix aux paysans en mal de liquidités. Ces produits stockés étaient remis sur le marché et revendus à ces mêmes paysans au prix d’or à la période de soudure au mois d’août. Ce ravitaillement des villes et des campagnes avait enrichi plus d’un commerçant. Si ceux-ci par le passé avait tiré profit du régime d’Abido et s’étaient enrichis grâce au commerce et au transport, les autres peuples de la région, communément appelés Kirdi, tiraient l’essentiel de leurs revenus de l’agriculture, réputée peu rentable et considérée comme ignoble. Les commerçants et transporteurs avaient bénéficié durant le régime d’Ahmadou Abido de si nombreux avantages financiers que même des personnes non peules communément appelées kirdi avaient dû se convertir à l’islam, puis avaient méprisé leurs familles, renié leurs origines et rejeté leur langue pour pouvoir avoir droit aux mêmes avantages matériels. Pour prétendre à un poste au gouvernement, il fallait, pour les originaires du Grand-Nord, s’islamiser et s’efforcer de renier leurs origines païennes. Même de pauvres écoliers avaient été victimes de cette discrimination. Dans les régions des Monts Mandara à Tokombéré notamment BABA Simon, un prêtre, comptait, une année, quarante élèves dans la classe de CM2 à l’école mission qu’il avait créée pour éduquer les enfants de Tokombéré. A l’examen du CEP tous étaient admis, mais échouèrent à l’entrée en 6ème, simplement parce qu’ils avaient des noms à consonance kirdi. Le prélat ne baissa pas les bras ; il alla plaider la cause de ses infortunés auprès du principal du Collège de Mazenod de Ngaoundéré qui les admit tous en classe de 6ème. C’est grâce à son intervention que ces jeunes occupent aujourd’hui une place honorable dans la société.

Pendant que Bala et Amba, à bord du camion, conversaient, soudain, la lumière d’une lampe de poche balaya tour à tour les sacs, puis les cartons. Une voix sans doute celle du plus âgé des voyageurs précisa : « Mon fils, nous sommes des commerçants. Nous avons acheté ces cartons de sucre et de thé ainsi que tous ces sacs de farine pour aller à Houldoro les revendre et réaliser quelques bénéfices. Une à deux fois par semaine, nous ravitaillons les autres villes du Grand-Nord en produits agricoles et approvisionnons Houldoro en produits manufacturés…

- … à combien vend-on le sac d’arachide actuellement à Garwa ? lui coupa la parole un passager.

- Il coûte cinquante mille francs ! Nous faisons maintenant de grosses affaires! Les sacs que nous avons stockés à la récolte nous font réaliser de gros bénéfices actuellement !

- Où vous approvisionnez-vous ?

- Dans les villages migrants.

- A combien leur achetiez-vous le sac ?

- A la récolte, à peine quinze mille Francs

- Pourquoi les paysans n’attendent-ils pas cette période d’août pour revendre aussi leur arachide ?

- De quoi vivrions-nous, nous autres, s’ils agissaient ainsi ?

- Ils ne le peuvent pas d’ailleurs. Ils comptent sur ces mêmes récoltes pour assurer la santé de leur famille et pour inscrire leurs enfants à l’école.

- Savez-vous que vous faites de la spéculation ? Des paysans irriguent de leurs sueurs les terres qu’ils mettent en valeur et vous, vous vous engraissez sur leurs dos !

- De quoi voulez-vous qu’on vive ou qu’on fasse vivre nos familles ? J’ai une famille nombreuse de plus de dix jeunes de votre âge. De plus, c’est le métier que j’ai hérité de mes parents : le commerce, tout comme eux, ont hérité de l’agriculture.

- Moi, je crois que ce sont les paysans qui doivent s’organiser pour faire face à cette nouvelle forme d’esclavage, intervint un autre passager. Il n’est pas juste que ceux qui produisent les arachides ou les céréales engraissent ceux qui les distribuent, sans même trop d’efforts, et au détriment des consommateurs aussi. »

Le débat devenait houleux et chacun voulait maintenant intervenir.

« On a pu résoudre ce problème dans ma région. Je suis d’Ouro-Ada. Il est plus facile de le résoudre à l’échelle d’une petite localité. Les paysans se sont organisés en Groupement d’Initiative Commune, les GIC que vous connaissez, et gèrent une caisse communautaire. Leur dynamisme leur a permis de bien renflouer leur caisse. A la rentrée scolaire, par exemple, la caisse consent aux parents d’élèves des crédits pour assurer la scolarité de leurs enfants. Argent qu’ils remboursent une fois qu’ils auront revendus leurs produits au mois d’août. Cette organisation a ce louable avantage d’éviter aux paysans de liquider leurs produits dès la récolte. »

Cette intervention pertinente mit fin au débat et instaura, entre les passagers, un silence absolu. Du haut des marchandises, le ronflement du moteur se percevait à peine. Le vieux camion donnait l’impression d’avoir atteint sa vitesse de croisière.

A l’horizon, des zébrures d’éclairs, accompagnés de grondements de tonnerre, illuminaient l’atmosphère. Soudain, le vent se mit à souffler. Dans l’air planait l’odeur de terre mouillée. Doucement, le camion stoppa dans un crissement de freins à percer les oreilles. Quelques minutes plus tard, l’apprenti sortit de la cabine et grimpa au-dessus de la carrosserie. Dès qu’on l’eut aperçu, on l’interrogea : « Comment allons-nous nous mettre à l’abri de cette tornade qui s’annonce ?

- Ne vous en faites pas, vous serez tous sous la bâche que je vais étendre au-dessus du camion. »

Une fois la bâche étendue, le jeune apprenti regagna la cabine et l’éléphant de la piste redémarra.

Après plus d’une heure de parcours, il se mit à pleuvoir. Le crépitement des gouttes de pluie sur la bâche qui empêchait les voyageurs de s’écouter mit fin à leur entretien. Le tonnerre grondait de temps à autre. Le ronflement du moteur inscrivait difficilement sa marque dans ce concert de bruits. Comme l’heure n’était plus à la méditation, l’étonnement fit revivre à Amba les circonstances de leur départ de Garwa. Si Amba et Bala eurent confortablement voyagé de Guider à Garwa dans un minibus flambant neuf d’une agence de voyage de la place, le départ de Garwa pour Houldoro se fit vraiment attendre. Après s’être rendu en vain à plusieurs reprises à la gare routière dans l’espoir de trouver une voiture pour cette région frontalière avec le Tchad, ils eurent un après-midi la chance d’entendre :

« Allez rapidement apporter vos bagages ; il y a une occasion pour Houldoro. Dépêchez-vous !

- Où est le bus en question ?

- C’est le camion stationné-là, leur fit le chargeur en indiquant un camion dont la vieille carrosserie s’inclinait vers le sol sous le poids des marchandises.

- Du regard, les deux cousins se demandèrent s’ils allaient voyager à bord d’un tel véhicule. » Ils balayèrent des yeux la gare et virent qu’on ne s’activait qu’autour de l’unique camion. De nouveau, ils s’entendirent informer :

« Dépêchons-nous ! Allez chercher vos bagages. Le prochain véhicule ne sera pas ici avant une semaine.»

Sur cette insistance, les deux jeunes voyageurs résolurent d’aller apporter leurs affaires. A leur retour, le brave chargeur les aida à arranger leurs sacs de voyage dans la carrosserie presque déjà remplie de cartons et de sacs.

Bala jeta un clin d’œil sur sa montre-bracelet. Il était dix-sept heures. A l’ouest, le soleil n’était plus qu’une boule rouge au-dessus de l’horizon. Quelques instants après, le chargeur expliqua à vive voix les modalités du voyage à la douzaine de voyageurs rassemblés autour de lui.

Une heure plus tard, ces voyageurs débarquèrent des deux taxis, à près de six kilomètres dans un village à la périphérie de Garwa. Cette précaution visait à déjouer la vigilance des forces de l’ordre postées aux multiples barrières, qui, au lieu de pénaliser les conducteurs comme prévoit la loi, leur subtilisent de l’argent.

Dans ce village, les voyageurs attendaient l’arrivée du camion en priant et en devisant sur la situation politique du pays, au lendemain des élections. Pendant ce temps, à l’écart, Amba et Bala, assis à même le sol, savouraient un plat de sardines au pain, tout en écoutant de la musique.

Une fois encore, les phares d’un camion se firent voir au loin, mais personne ne voulut encore se lever. Après avoir ralenti, le véhicule stoppa. L’apprenti se jeta de la cabine pour ordonner aux passagers de monter sur le vieil éléphant de la piste qui se remit en branle quelques minutes plus tard.

Au troisième millénaire, à l’ère du TGV, des avions supersoniques et de l’Internet, Amba ne comprenait pas bien comment un vieux camion digne de fourrière soit, dans certaines régions de son pays, le meilleur moyen de transport.

Soudain, un freinage brusque du camion le sortit de sa rêverie. Peu après, l’apprenti découvrit l’arrière du camion pour demander s’il y avait des voyageurs qui voudraient s’acheter à manger avant d’entamer l’étape décisive du voyage. Dehors, il pleuvait faiblement. Sitôt qu’ils eurent fini de s’acheter qui du poisson braisé qui des gâteaux, ils reprirent leur place dans le camion.

A quelques mètres de ce carrefour, un voyageur aux cheveux et au visage ridés, sans doute le plus âgé, ralluma la conversation pour annoncer : « Nous entrons dans le département du Yeroyam. Dans cette région, le climat tropical humide est marqué par des précipitations assez abondantes et une savane arborée, abri d’une faune riche et diversifiée.

- C’est même le paradis des animaux, coupa quelqu’un »

Au dehors, rythmé par le vrombissement du moteur, les phares frayaient, à travers les ténèbres opaques, la piste au vieux camion dont les roues attaquaient parfois une section ondulée de la route provoquant des vibrations que le poids du chargement amortissait, ou bien sortaient de profonds nids des poules, entraînant alors un tangage à faire perdre l’équilibre à ce mastodonte.

Soudain le moteur se mit à toussoter, le camion ralentissait, puis s’arrêta et le moteur s’éteignit.

« Quelle heure est-il maintenant ? s’enquit quelqu’un.

- Il est presque minuit.

- Déjà minuit ! s’exclamèrent des voix

- Sommes-nous déjà proche de Houldoro ? demanda un voyageur qui ne fit sans doute jamais cet axe.

- Qui dit déjà proche-là ! trancha le vieillard. Nous n’avons même pas fait le tiers du trajet, tu rêves déjà d’arriver à destination ! On devra traverser trois « Mayo » distants d’environ dix kilomètres l’un de l’autre avant d’atteindre Nagguéré.

- Ainsi abrité sous cette bâche, comment le savez-vous ?

- Par l’intuition, à l’allure du camion et à l’arrêt que nous venons de faire tout à l’heure. »

Les portières de la cabine s’ouvrirent, puis le capot. Des coups de marteau résonnèrent. Après plusieurs essais, le moteur tardait à démarrer. Le dépannage durait. Inquiétés par la panne, les passagers vinrent aux nouvelles. Ils furent rassurés que c’était une petite panne et que leur maison ambulante allait bientôt se remettre en route. Par petits groupes de deux ou trois personnes, on allait et venait sur la petite piste devisant sur tout et sur rien.

Du couvert végétal qui longeait la piste s’élevait le vacarme de la gent sylvestre dominée de temps à autre par les pleurs d’une petite chute d’eau avoisinante. Les deux jeunes gens se munirent de leurs serviettes et de leurs trousseaux de toilettes pour aller prendre un bain à la lueur de leur lampe de poche à la source d’eau. A peine se furent-ils apprêtés pour y aller que l’intarissable vieillard les interpella.

« Mes fils, je comprends votre souci de vouloir vous débarbouiller pour reprendre un peu de force. Si vous vous rendez à cette source de nuit, c’est à vos risques et périls. Ce département compte peu de cours d’eau. Mais, ils sont hantés de mauvais esprits. Surtout de nuit.

- N’êtes-vous pas un peu trop superstitieux ?

- Non, vous êtes libres d’y aller, mais à vos risques et périls. »

Après quelques hésitations, les deux frères renoncèrent à leur baignage et intégrèrent le groupe qu’animait le vieil homme.

« Mes fils, vous avez été sages, reprit-il. Il se conte dans ce département de nombreuses anecdotes sur les victimes des habitants invisibles de l’eau. Pour ne prendre qu’une seule histoire, il s’agit d’un pêcheur qui allait pêcher régulièrement du poisson dans une rivière. Un jour, alors qu’il pêchait comme d’habitude, une force mystérieuse s’empara de lui et l’entraîna au fond de l’eau. A sa grande surprise, il se retrouva dans un village dont les habitants avaient des mœurs semblables aux nôtres. Il fut conduit chez le chef de ce village qui se plaignit : « Vous les hommes, pourquoi perturbez-vous chaque jour la tranquillité de mon village ?

- Nous, nous pêchons, juste du poisson dans la rivière. Ce faisant, nous ignorions que nous perturbons le calme de vos populations, se justifia le pêcheur.

- Pourquoi nous ennuyez-vous ? Pourquoi ne nous laissez-vous pas tranquille ? Vous, qui vous ennuie ? Insista le chef.

- Excusez-nous cela. Nous ne savions pas qu’en venant ici, nous portions atteinte à la tranquillité de vos populations, fit de nouveau le pêcheur.

- Bien, fit le chef, je te lance un défi que tu devras relever si tu veux encore avoir la vie sauve. J’ai une jeune fille de ton âge. Vous allez bagarrer. Si tu réussis à la terrasser, tu retourneras sain et sauf chez les tiens, mais si, au contraire, elle réussit à te vaincre, on ne retrouvera plus que ton simple cadavre couché au bord de la rivière. »

Le chef fit appeler sa jeune fille qui, aussitôt, apparut, élégante, belle avec une carrure masculine.

« Ecrase-moi cet homme, ordonna le père à sa fille. »

Sur cet ordre, la réaction de la jeune fille ne se fit pas attendre. Elle empoigna le pêcheur qu’elle traîna dans la cour paternelle …

- Mais, quel est ce couard, tempêta une voix dans le groupe.

- Moi, jamais !!! Contesta une autre voix »

Le vieillard racontait l’histoire avec une telle habilité qu’il devint rapidement le pôle d’attraction de tous les voyageurs.

« Qui a finalement gagné le duel ? »

Non loin d’eux, le conducteur du camion, las de klaxonner, lança doucement le camion sur la piste. L’apprenti dut aller secouer le vieillard pour que la conversation prît fin. Tout en trottinant vers le camion, on le harcela de questions pour connaître l’issue de cette compétition. Des « ouf » de soulagement furent lancés lorsqu’il dévoila que c’était le pêcheur qui battit la jeune fille à mort. Les commentaires à ce sujet se poursuivirent au cours du trajet.

« C’est pourquoi j’ai mis en garde mes petits amis sur la nature mystérieuse des cours d’eau de cette région. Certes, certains points d’eau sont hantés de mauvais esprit ; d’autres au contraire sont doux et leurs eaux sont, sans inconvénient, utilisées pour le jardinage. Toutefois, il est toujours mieux d’être prudents, conclut le vieillard. »

Soudain, le camion relancé à vive allure se mit encore à ralentir, puis stoppa tout en klaxonnant. Les phares s’éteignirent. Le klaxon résonna de nouveau. Dans la carrosserie bâchée du camion, on devinait ce qui n’allait pas :

« Qu’il y-a-t-il encore?

- Qu’est ce qui se passe ? Enchaîna un autre.

- Ce doit être des gendarmes.

- Non, ce sont les messagers des esclaves-rois.

- Si c’était des gendarmes ou des messagers, le chausseur ne klaxonnerait pas. Ce doit être un animal ou une harde d’animaux sauvages qui occupent la voie »

Le klaxon retentit de nouveau. Le moteur démarra. Les phares se rallumèrent, dessinant les allures de l’animal : un énorme éléphant s’était paisiblement étendu en travers de la route. Le conducteur ne sut que faire pour chasser le pachyderme.

« Que se passerait si on fonçait droit sur l’animal ? Interrogea l’apprenti.

- Je ne sais pas très bien. Mais à bien suivre ce qu’on raconte au sujet des éléphants, s’ils se mettent en colère, ils sont capables de pires dégâts. Ils ne chargent pas, mais une fois attaqués, ils cessent d’être inoffensifs et se défendent.

- S’ils s’attaquent aux arbres et les déracinent, que peuvent-ils faire au fer ?

- Compte tenu du mauvais état de notre camion, il serait prudent d’attendre que la bête se décide à quitter la route d’elle-même.

- Non ! Une idée me vient en tête.

- Laquelle ?

- Je vais faire reculer le camion et foncer droit sur la bête pour voir si elle ne se lèverait pas »

Sur un craquement de la boîte de vitesse, le vieux camion fit marche arrière et s’immobilisa. Il se remit à rouler droit sur la bête, dans un vrombissement assourdissant du moteur. A l’approche du vacarme, le pachyderme ne se résigna pas à se lever, mais agita juste sa queue et leva sa trompe comme pour mettre le camion en garde, le prévenir qu’il était bien vivant et que son heure n’était pas arrivée de quitter la piste.

Le conducteur crut pouvoir réussir et s’entêta à aller effleurer l’animal du pare-chocs lorsque, soudain, l’éléphant reposa au sol, sa tête aux énormes défenses. Le moteur, sans succès, vrombit. Le camion recula de nouveau, à quelques mètres de l’animal, rompit son moteur et éteignit ses phares pour attendre finalement la décision finale de la bête.

A l’est, à la lueur du jour qui illuminait l’horizon, le camion entra et s’arrêta dans la ville de Nagguéré. Pendant ce temps à Nagguéré où le camion se fut arrêté. Les voyageurs qui s’étaient déjà réveillés, firent les ablutions pour la prière du matin. Une fois la prière achevée, ils se dirigèrent vers les vendeuses de beignets pour se restaurer avant la reprise du voyage.

La ville était calme, ombragée et sillonnée de pistes creusées des nids de poules. La plupart des maisons étaient construites en terre peinte à la chaux et recouvertes en toit de tôles. Des toits coniques signalaient çà et là l’existence de quelques chaumières. A l’Ouest dominait une imposante colline à laquelle la ville doit son nom : la colline aux oiseaux.

Lorsqu’ils se furent restaurés, les passagers retournèrent dans leur maison ambulante, à petits pas, jetant des coups d’œil à gauche puis à droite.

« Voyez-vous, fit le vieillard, toutes ces boutiques ont été fermées par les messagers sur instruction de l’esclave-roi. Leurs propriétaires avaient d’abord été sommés de payer périodiquement au roi une sorte de taxe que la loi n’autorisait pas d’ailleurs. A leur refus, ils furent soumis à des brimades et des persécutions. Certains en sont même morts. D’autres croupissent dans sa prison privée.

- J’ai aussi appris de telles histoires.

- Comme les autorités administratives de ce département lui sont toutes soumises, aucun justiciable ne peut ici avoir gain de cause.

- A cause de l’insécurité entretenue par les esclaves-rois et sous la barbe des autorités administratives, les gens préfèrent aller faire fructifier leurs capitaux ailleurs.

- Vous le savez si bien, reprit le vieillard, il n’y a pas que le commerce qui soit atteint par cette barbarie, le domaine scolaire accuse également un grand retard, d’ailleurs difficile à combler.

- Ne trouvez-vous pas que la scolarisation aurait favorisé l’épanouissement des populations, un épanouissement préjudiciable à l’autoritarisme des esclaves-rois ? Des décennies durant les populations ont été maintenues dans l’analphabétisme ; ignorant leurs droits, n’ayant que des devoirs vis-à-vis des monarques.

- En politique, c’est encore pire.

- Des élections sont aussi organisées ici comme partout ailleurs, mais à la seule différence que les Doungourous, messagers des rois, supervisent les élections ; assis dans les isoloirs pour s’assurer que c’est bel et bien le parti au pouvoir qui est choisi par tous les électeurs. Pour la petite histoire, un village migrant dut entièrement voter pour un parti d’opposition de leur choix. Des Doungourous, délégués par un esclave-roi en personne, firent irruption dans le village rossèrent en «représailles » le chef de ce village, sous les yeux effarés de ses sujets.

- Tout se passe ici comme à l’insu de l’opinion nationale et internationale et sans doute, avec la complicité du régime en place.

- Assurez-moi la majorité de voix possibles dans votre département sans trop de sacrifice et je vais vous laisser régner librement sur vos populations comme jadis.

- Si ce n’est cela, comment un département peut être gouverné comme un empire dans un Etat ?

- Pensez-vous qu’un nouveau régime mettrait fin cet autoritarisme ?

- Je doute fort. En politique, c’est une question d’intérêts. Si ces monarques peuvent veiller à assurer la pérennité d’un chef à la tête de l’Etat, il est fort probable que ce chef d’Etat ferme les yeux sur les exactions inhumaines que subissent les populations de ce département »

Pendant qu’ils devisaient sur l’Etat du Yeroyam, le vrombissement d’un autre camion les fit se retourner, et lorsqu’il arriva à leur niveau, ils purent lire sur ses portières : « CRC ».

- C’est le camion de ravitaillement de la prison politique de Nagguéré, baptisée Centre de Rééducation Civique. Elle est située à quelques kilomètres d’ici.

- Moi, je n’y étais jamais, mais à entendre ce qu’on en raconte, il ne doit pas y faire bon vivre. C’est là qu’on interne les opposants pour leur faire méditer les doctrines des régimes au pouvoir. Sous le régime du président Ahido, lorsque vous étiez admis dans ce centre, votre famille n’espérait plus vous revoir. (A suivre)

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