Prologue
- Vous avez froid ?
Elle se tourna vers lui, étonnée qu’il lui adresse la parole aussi naturellement. Bouche bée, elle fit non de la tête et détourna le regard en serrant plus fort son châle contre sa poitrine.
Il haussa les épaules, l’air indifférent.
- Vous tremblez de la tête aux pieds, dit-il simplement.
Elle ne répondit pas. Ses grands yeux noirs restaient dans le vague tandis qu’elle dandinait discrètement d’un pied à l’autre.
Il soupira et arrangea d’un air agacé son imposante vareuse d’un blanc immaculé.
- Vous ne devriez pas avoir peur à ce point, insista-t-il d’une voix douce.
Sa voix suave mais éraillée résonnait dans la petite pièce sombre, à peine éclairée, où ils se trouvaient tous les deux. Cela faisait des heures qu'ils attendaient ; ils étaient coupés du monde et l'extérieur leur était inaccessible.
Elle ne disait toujours rien. Lorsqu’elle ne regardait pas ses pieds en pinçant ses lèvres, elle jetait des coups d’œil inquiets autour d’elle, comme si elle cherchait à s’enfuir par tous les moyens.
Et elle tremblait.
- Moi aussi, je donnerais n’importe quoi pour être ailleurs, dit-il.
Sa longue natte blanche, soigneusement tressée, ondulait légèrement dans son dos. L’expression sur son visage était indéchiffrable.
Pour la première fois, elle prit le risque de l’examiner. Il était vraiment très bien habillé, tout de blanc vêtu. Sa chevelure blanche complétait son aura de prestige. Il irradiait toute la salle à lui tout seul, au point qu’elle en était parfois éblouie. Il avait un charisme que seuls dégageaient les êtres hors du commun.
A côté de lui, elle se sentait tout à fait ridicule.
- Je veux m’en aller d’ici, murmura-t-elle d’une voix brisée.
- Et me laisser tout seul au beau milieu de cette fosse aux lions ? répondit-il en prenant un air faussement heurté. Je croyais que fuir une bataille était le comble du déshonneur pour vous et votre peuple ?
Et il éclata de rire, probablement très fier de sa plaisanterie. Elle, de son côté, cligna des yeux un instant, désarçonnée par ce comportement familier. Elle finit par étirer ses lèvres en un sourire ressemblant davantage à une grimace.
- Nous sommes tous les deux dans la même galère, ajouta-t-il en reprenant son sérieux. Au vu de ce qui nous attend dans un futur plus ou moins proche, nous soutenir est la meilleure solution. Car l’avenir de bien trop de personnes en dépend.
Il se tourna franchement vers elle et la fixa droit dans les yeux. Elle frissonna sous le poids de son regard bleu acéré.
Et avant qu’elle puisse dire quoi que ce soit, elle sentit deux mains se plaquer avec douceur contre ses frêles épaules. L’air concentré, sans la quitter un instant des yeux, il ajusta délicatement le châle qu’elle portait. Ce châle, cousu d’or et de perles, faisait ressortir la teinte de sa peau ébène. Il laissa le châle glisser entre ses doigts fins.
- Ne m’abandonnez pas en chemin, l’implora-t-il en lui prenant les mains. Si je tiens encore debout, c’est parce que je sais que je ne suis pas le seul à souffrir de cette situation.
Elle baissa sa tête et fixait ses pieds, une fois de plus.
Attendri par cet aveu silencieux, il leva son menton avec son index pour la forcer à le regarder.
- Cette situation, vous la vivez aussi mal que moi, si ce n’est plus. Vous ne supportez pas le rôle que vous endossez depuis votre naissance. Vous ne faites que serrer les dents depuis que nous nous sommes revus. Vous serrez les dents pour ne pas hurler.
Un mince sourire se dessina sur ses lèvres délicatement maquillées pendant qu’elle soutenait tant bien que mal son regard pénétrant.
- Ce sont mes yeux qui vous révèlent autant de choses sur moi ? risqua-t-elle.
Il lui sourit à son tour.
- Les yeux sont le reflet de l’âme, dit-il. Et vos yeux sombres sont tout simplement exceptionnels. Votre âme doit l’être tout autant.
- Ce que vous dites sur moi, n’est-ce pas votre ce que vous pensez de vous-même ? demanda-t-elle.
Pour une fois, il éluda la question. Il fit un pas en arrière et la contempla de tout son soûl.
Elle n’était pas son type de femme mais il ne pouvait pas nier sa beauté. Elle était vraiment belle. Un très beau visage, une peau noire étincelante, des yeux superbes, la taille fine, des courbes féminines sous des apparats luxueux. Malgré le désespoir et la profonde douleur qui émanaient de son être et qu’elle n’essayait même pas de cacher, sa prestance naturelle, digne des Rois, faisait honneur à sa lignée.
Il reprit ses esprits et murmura froidement :
- Peu importe. Votre âme ne peut pas être aussi obscure que la mienne…
Un frisson parcourut son corps robuste.
- Vous êtes mon reflet et je suis le vôtre. C’est pour cette raison que je peux vous parler aussi librement. Et que je peux lire aussi facilement en vous.
Embarrassée, elle regarda de nouveau ailleurs, les bras croisés sur sa poitrine.
- Vous tremblez, dit-il d’une voix sourde.
Nouveau silence.
- N’ayez pas honte de montrer votre peur…
- Je n’ai pas peur, rétorqua-t-elle d’un ton mal assuré.
Il hocha la tête d’un air désabusé, peu convaincu.
Elle ne chercha même pas à lui montrer sa bonne foi. Elle n’avait jamais su mentir.
Une légère agitation se faisait sentir à l’extérieur. On pouvait entendre des bruits de pas, des éclats de voix.
- C’est normal d’avoir peur.
Elle soupira bruyamment. Elle, tout comme lui, entendaient une clameur qui prenait en puissance à mesure que les secondes passaient.
- Mais je n’ai pas…
- Je suis tout autant terrifié que vous, de ce qui nous attend, de ce qu’on attend de nous, l’interrompit-il d’une voix neutre. Je ne suis qu’un homme, un homme à qui on a taillé un rôle bien trop grand pour lui…
Dehors, le tumulte se faisait plus fort. Plus menaçant.
- … et tout cela me tourmente… vous n’imaginez pas à quel point…
Elle ne trouvait rien à redire à cette confession. Elle l’accueillit avec un silence empreint de respect.
Peut-être qu’elle pouvait enfin être elle-même, même un instant. Mais pouvait-elle prendre le risque d’enlever le masque qu’elle arborait depuis toujours, et se montrer aussi vulnérable devant cet homme fort à qui tout réussit ?
Et il la prenait pour son égal ! Existait-il plus cruelle comme humiliation ?
- Vous et moi sommes condamnés depuis que nous sommes nés. Notre naissance nous a condamnés…
Elle renifla discrètement.
- Condamnés à être malheureux, conclut-elle.
Il hocha la tête en signe d’approbation, sans un mot.
Un cliquetis se fit entendre. La porte était en train d’être déverrouillée. Leur bulle était à deux doigts d’éclater.
Ils se surprirent à inspirer en même temps, comme deux combattants inspiraient avant d’entrer dans l’arène. Ils étaient sur le point de quitter l’obscurité réconfortante, qu’ils ne connaissaient que trop bien, pour marcher dans une lumière agressive qui allait forcément leur faire du mal.
Il lui tendit la main, sans la regarder cette fois. Toute son attention était portée sur la porte.
Elle aussi avait cessé de le regarder. Mais elle avait deviné sa main tendue. Elle posa sa main dans la sienne.
La chambre où ils se trouvaient, à peine éclairée, allait s’illuminer. Elle allait s’ouvrir à ce monde, ce monde décidé à les dévorer.
Et lorsque l’éclat du jour inonda la pièce, montrant une foule de personnes prêtes à les acclamer, un soleil prêt à les réchauffer, une terre prête à être foulée de leurs pieds, ils en furent aveuglés. Aveuglés, terrorisés, mais ensemble.
Main dans la main.
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