La vague à lames, Gaby…

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« Jaillit une lame

De couteau ça tourne au drame »

La Vague A Lames, Serge Gainsbourg/Franck Langolff (interprète : Vanessa Paradis)

On est toujours sans nouvelles de la petite Julie Beaulieu, disparue depuis mardi dernier. Et la macabre découverte sur la plage du Lido par la gendarmerie de Tresserve hier matin ne fait qu’amplifier les inquiétudes des parents de la fillette. D’après les débuts de l’enquête, Julianna Bradbury serait la huitième victime de celui que les médias ont surnommé « le monstre du lac du Bourget »…

Gabrielle éteignit le poste de la cuisine. Elle ne supportait plus d’entendre ces atrocités à la radio locale. Son mari et elle avaient choisi de fuir les grandes villes six mois plus tôt pour que leurs jumeaux puissent grandir dans un environnement sain, épargné par la violence urbaine. Et voilà que ce fou sanguinaire faisait la une de la presse régionale depuis leur arrivée.

La maîtresse de maison qu’elle était finit de briquer l’évier en inox pour effacer les récalcitrantes traces de calcaire et s’accorda une pause en se laissant choir sur une des chaises de la cuisine. Peu après le déjeuner, elle avait conduit Nathan et Johan à l’anniversaire d’Audrey, une de leurs camarades de classe. Ses garçons étaient tous deux amoureux de la gamine. La jeune femme sourit à cette pensée qui l’amusait. Elle se servit un grand verre d’eau minérale qu’elle but d’une traite pour se donner du courage. Elle avait décidé de profiter de l’absence de ses hommes pour faire du rangement dans leur immense villa. Pierre ne rentrerait pas avant 20 heures et la petite fête à laquelle étaient invités ses fistons ne s’achèverait pas avant la toute fin d’après-midi. Machinalement, elle joua avec son alliance et ajusta le chouchou de soie marine qui nouait ses longs cheveux blonds. Il était urgent de s’activer si elle voulait terminer sa besogne avant le retour de sa petite famille.

D’un air décidé, elle se leva pour ranger la bouteille d’Evian au réfrigérateur et se diriger vers l’escalier du salon. Elle s’attarda quelques minutes dans le living pour s’abîmer dans la contemplation du spectacle des trombes d’eau qui s’échouaient bruyamment contre l’immense baie vitrée. Elle avait toujours aimé la pluie, le ciel brouillé des soirs de septembre, les imperméables qui courent se réfugier sous les abribus et les parapluies multicolores qui fleurissent les esplanades. Affublée de ce long et confortable chandail de laine qu’abhorrait son époux, ainsi que d’un jean élimé qui n’était plus de première jeunesse, Gabrielle était apaisée par ce déluge.

Détrempé, le jardin de la propriété était totalement en friche. Les herbes folles le disputaient aux monticules boueux qui jalonnaient le terrain pentu. Pierre devait s’occuper d’arranger les extérieurs ravagés par la meute de chiens des anciens locataires, mais le temps lui manquait. Il n’était jamais là. Depuis combien de semaines ne faisaient-ils que se croiser tous les deux ? Il ne prenait plus le temps de faire l’amour à sa femme, ni même d’embrasser les enfants avant leur coucher. A quand remontait le dernier « je t’aime, ma Gaby ! » ? La Gaby en question n’en savait rien. Entre le déménagement et le nouveau job de son homme, tout cela lui paraissait on ne peut plus normal. C’était en tout cas ce qu’elle se disait avant qu’un détail ne la chiffonne. Oh, cela ne dura que quelques secondes. La jeune femme s’empressait toujours de mettre un terme à toute tracasserie d’ordre domestique. Ainsi arrangea-t-elle avec un soin quasi maniaque les roses dans le vase en cristal de Bohême, en profita pour remettre en ordre les coussins satinés et le plaid frangé qui ornaient le sofa en alcantara brun. Elle se sentait bien dans cette agréable pièce à vivre, lumineuse même en l’absence de soleil. Au loin, les eaux grises du lac ondulaient sous les rafales de vent.

La maîtresse de maison arpenta l’escalier en colimaçon qui grimpait jusqu’au premier étage. Puis, elle emprunta une volée de marches en béton brut dissimulées derrière une porte en hêtre blond thermoformé. Le grenier regorgeait de cartons encore scellés de chatterton, et abritait une gigantesque malle ouvragée fermée à clé. Gabrielle se souvint qu’elle y avait entreposé les albums de famille, quelques vieux vinyles d’une adolescence oubliée et un modeste échantillonnage des classiques qu’elle avait dévorés lorsqu’elle arborait encore cet affreux appareil dentaire qui avait rendu ses premières amours difficiles. La pluie diluvienne résonnait contre le vasistas. Le joint du velux étant poreux, un lancinant goutte à goutte s’écoulait sur un plancher aussi clean que les dalles marbrées du salon. La parfaite épouse pesta contre son mari. Encore une victime de son indisponibilité ! Son humeur rayonnante se ternit un peu plus, laissant place à un agacement palpable lorsqu’elle s’aperçut que la clé du fermoir en laiton du coffre de métal et de cuir n’était pas dans son logement.

Gaby dévala l’escalier pour rejoindre le premier étage. Pierre avait dû la ranger dans un des tiroirs du bureau ministre. En pénétrant dans la petite pièce intimiste tendue d’une tapisserie pourpre et encombrée de meubles en merisier massif, elle tomba en arrêt devant les étagères de la bibliothèque. Elle ne pénétrait que rarement dans l’antre de son époux, même pour y faire le ménage. Pierre préférait s’en occuper en reclus, prétextant le fait qu’il détestait l’idée que l’on puisse déranger ses affaires personnelles. Aussi, la jeune femme n’avait jamais remarqué que l’impressionnant bahut de style Louis-Philippe accueillait sa collection de livres et de 33 tours, sensée occuper le fameux bagage du grenier. Fiévreuse, elle retourna le bureau de fond en comble. Rien.

« Bon sang ! s’écria Gaby. Où a-t-il pu planquer cette fichue clé ? Qu’a-t-il de si précieux à remiser dans cette malle ? »

Au bout de quelques minutes passées à fouiller minutieusement la pièce, ce ne fut pas la clé, mais des liasses de lettres qu’elle découvrit. Des mots enflammés couchés sur un papier safran enrubannés de tissu ambre. De ses doigts fébriles, elle dénoua les liens qui allaient lui livrer la trahison de son homme volage.

Mon Pierrot,

Quelle est cette impatience qui m’habite à chaque fois que tu vas la retrouver, ta légitime ? L’amour peut-être. Celui qui me consume de l’intérieur. Je me languis de toi, de tout. Tes caresses, tes baisers, tes lèvres sur mon corps, ta langue partout et… Tu connais la pudeur féminine…

Seulement ce soir, tu es avec l’autre, celle qui ne sait pas t’aimer…

A quand notre nouveau tête à tête et nos prochains jeux interdits ?

Rachel, ton ange…

« Ta légitime », « l’autre ». Mais pour qui se prenait-elle, cette pétasse ? La prunelle des yeux de la maîtresse de maison s’obscurcit sous le feu d’une bouillante colère qui l’envahit autant qu’elle l’empourpra. Amère, blessée au plus profond de son être, elle envoya valser d’un geste rageur tout ce qui se trouvait sur le plan de travail patiné.

« Tu me le paieras, Pierre ! souffla-t-elle d’une voix rauque. Je te jure que tu me le paieras… »

Dans sa chute, le pot à crayons en aluminium brossé déversa son contenu et le jeu de clés apparut sur le parquet mordoré. Gabrielle s’agenouilla et s’en saisit avant de remonter quatre à quatre les marches de béton.

« Que peux-tu dissimuler d’autre dans ce coffre, Pierre ? »

La respiration haletante, elle n’osa pas sur l’instant ouvrir cette boîte de Pandore qui risquait d’assombrir encore un peu plus ses années de bonheur. Elle prit une grande inspiration puis, d’une main tremblante, libéra le sceau du secret. Le couvercle de la malle s’ouvrit dans un grincement presque glaçant. Ce que découvrit la jeune femme dans cette étrange cachette dépassait tout ce qu’elle avait pu s’imaginer. D’abord, des coupures de presse. Leurs gros titres dansaient devant ses yeux. « Le monstre du lac du Bourget »… Et puis des photos, tellement de photos… Des images de petites filles cadavériques dénudées, la gorge tranchée, des images qui lui brûlaient les doigts. Un kaléidoscope de clichés morbides, insoutenables pour le commun des mortels, qu’elle relâcha avec un haut le cœur. Des clichés que seul le meurtrier pouvait avoir pris. Un torrent de larmes inonda son visage. Nauséeuse, le souffle coupé, elle se releva en s’appuyant contre le bagage maudit. Elle chancela quelques secondes avant de renvoyer son déjeuner sur les crimes de Pierre.

Partir. Il lui fallait partir. Vite. Quitter cette maison, fuir ce « monstre ». La jeune femme courut sans réfléchir. La suite parentale. Jeter une valise sur le lit king-size. Y balancer quelques tenues attrapées au hasard dans le dressing. La chambre des garçons. Fourrer quelques affaires dans le sac de sport à l’effigie de Titeuf. Descendre au rez-de-chaussée. Ouvrir la porte d’entrée. Le vent redoublait d’intensité et balayait tout sur son passage, tandis que la pluie fouettait la cour bitumée. Le lac avait l’agitation des jours les plus sombres. D’ordinaire, Gaby aurait déployé son parapluie écossais, souvenir londonien d’un week-end amoureux, pour protéger sa longue chevelure soyeuse de l’humidité. Malheureusement, ses bras étaient déjà chargés et la belle était pressée. Elle avait encore les jumeaux à récupérer avant de mettre définitivement les voiles. Sous la pluie battante, elle rejoignit la 607 du couple et actionna le bouton de la télécommande pour déverrouiller le volet de la malle arrière. Le mécanisme d’ouverture électrique était d’une lenteur insupportable.

Et soudain, un cri d’effroi.

La terreur figea le regard de la jeune femme lorsqu’elle découvrit, dans le coffre du véhicule familial, le corps sans vie d’une fillette bâillonnée et empaquetée dans un sac de plastique transparent. Le cadavre de Julie Beaulieu. L’œuvre de Pierre. Son époux et le père de ses enfants. Puis, un choc, violent, lui vrilla le crâne. Le sol se déroba sous ses pieds. Et elle perdit connaissance.

« J’eusse préféré que tu me fasses une scène, Gaby. Les lettres factices étaient là pour ça. J’avais juste besoin de temps, d’un peu plus de temps pour m’organiser. Seulement, comme toutes les femmes, il a fallu que tu joues les fouineuses. Du coup, tu ne me laisses plus vraiment le choix, mon amour, il me faut trouver un moyen pour te faire taire… »

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