Accident de parcours

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« I know a place where we can live our lives

And I know a place

Where we can see the light »

Lonely Rainbows, Lenny Kravitz/Henry Hirsch (interprètes : Vanessa Paradis/Lenny Kravitz)

Annabelle était là, perchée sur sa chaise dactylo, à pianoter frénétiquement sur son clavier. Les mots impulsés par ses longs doigts féminins, les phrases qui prenaient vie sur l’écran transcrivaient fidèlement ce qu’elle avait imaginé. Un roman noir comme la nuit. Elle se perdit un bref instant dans la relecture du paragraphe qu’elle venait d’écrire d’un jet impromptu. Une répétition malheureuse corrigée par ci, une virgule ajoutée par là…

Elle ne m’entendit pas approcher d’elle. Je l’embrassai dans le cou. Elle sursauta, puis me sourit.

– Julien, tu m’as fait peur…

J’enlaçai sa taille.

– Je peux lire, ma princesse ?

– Non, pas tant que ce ne sera pas fini…

– Allez, s’il te plaît !

Elle réduisit sa fenêtre de rédaction pour décourager mon indiscrétion par-dessus son épaule dénudée. Je la chatouillai pour tenter de prendre le contrôle du clavier et rétablir la page Word, mais elle m’esquiva.

– Arrête ! Tu me déconcentres… Vas plutôt t’occuper de ton récit. Il n’avancera pas tout seul…

Résigné, je lui donnai un dernier baiser avant d’abdiquer et de retourner chercher l’inspiration ailleurs. Elle pouffa toute seule devant son netbook. Deux ans et demi d’amour, et tout était aussi magique qu’au premier jour. Moi, le grand gamin facétieux, et elle, ma pierre précieuse enrubannée dans son écrin de glamour. Nous étions persuadés que notre couple ferait mentir Beigbeder, que notre félicité serait éternelle. Qu’aucun de nous n’écrirait jamais le mot fin sur notre divine idylle…

***

– Tu es prête ?

– Presque, attends-moi juste une minute…

Exaspéré, Julien jeta un œil à sa montre. La trop grande coquetterie des nanas lui avait toujours paru excessive. Mais il me fallait tout de même être présentable. Nous allions annoncer notre prochaine union à ses parents.

– Qu’est-ce que tu fabriques, Anna ? Tu vas encore nous mettre en retard, et tu sais très bien que ma mère a horreur de ça…

– J’arrive, j’arrive !

Mon apparition dans l’embrasure du vestibule, dans un subtil jeu d’ombres et de lumières printanières, fit son petit effet.

– Qu’en dis-tu ?

– Waouh ! Je veux dire, t’as pas peur que ça fasse un peu trop…

– Un peu trop quoi ?

– Un peu trop osé, un peu too much.

– Julien, il faut ce qu’il faut pour mettre en valeur ma bague de fiançailles !

– C’est plutôt toi qui la mets en valeur, ma belle… rétorqua Julien avant de m’embrasser avec fougue.

Nous nous étions fiancés en catimini deux semaines auparavant, juste lui et moi. Selon nous, notre amour n’avait pas besoin de témoins pour se déclarer et se vivre.

– Tu me files les clés ? Je prends le volant…

– Oh non, Anna ! On va encore mettre des plombes à faire cent bornes !

– Oui, mais moi, j’ai toujours l’intégralité de mes points sur mon permis…

– C’est ça, moque-toi !

– Allez, magne-toi mon bichon maltais, on a de la route à faire…

– Tu veux bien arrêter de m’affubler de surnoms ridicules ?

– Oh ! Susceptible de bon matin à ce que je vois…

– Tiens, les voilà tes clés. Par contre, je choisis la zik, parce que je ne supporterais pas Britney pendant tout le trajet…

– Ça marche.

***

– P’pa, je peux t’emprunter la Ducat’ ?

Je n’ai jamais rien pu refuser à mon fils. Je n’avais pas envie de me prendre la tête avec lui, surtout un jour comme celui-ci. Il venait de nous annoncer son prochain mariage avec la charmante Annabelle. Ils s’étaient fiancés dans la plus stricte intimité de leur couple. Bien que mon épouse et moi-même soyions peinés d’avoir été écartés de ce moment d’allégresse, nous respections ce choix. Et comme à chaque fois qu’il venait nous rendre visite, Julien me demanda la permission de chevaucher ma moto : une Ducati 900 Mostro. Un vrai petit bijou italien, un collector. Ces virées solitaires en deux-roues n’enchantaient guère nos compagnes, mon garçon ayant tendance à rouler trop vite. Je lui faisais néanmoins confiance; il avait déjà piloté de puissantes machines par le passé. Je le mis simplement en garde de façon purement formelle. Je savais de toute façon qu’il n’en ferait qu’à sa tête.

– Vas-y doucement quand même, les routes sont détrempées. Et puis, on n’est pas à l’abri d’une nouvelle averse.

– T’inquiète, les vrais motards n’ont peur de rien. Regarde, je suis tout équipé…

– Ouais ben sois prudent quand même, mon fils.

Il enfila son casque. Il avait le sourire d’un gosse espiègle à qui on autorisait un dernier tour de montagnes russes. Je n’oublierai jamais le déluge qui s’abattit sur nous cet après-midi-là…

***

Aujourd’hui, je sais que je ne remarcherai plus. Tout est fini pour moi, pour nous. Il me faut quitter Annabelle. Je ne peux pas l’enchaîner à cette existence de contraintes qui va devenir mienne. Gérer le quotidien d’un handicapé, c’est probablement très loin de ce qu’elle se figurait d’une vie à deux. Je dois lui rendre sa liberté, même si ça doit me briser un peu plus. De toute évidence, je ne supporterai pas de lire autre chose que de l’amour dans ses yeux. Anna, ma princesse, je sais que tu vas rentrer dans cette chambre d’hôpital dans deux minutes trente, vouloir me donner un baiser sans doute et moi… Moi, je vais te repousser. Pas par lâcheté, non. Tu n’imagines pas le courage qu’il va me falloir pour surmonter tout ça et réapprendre à vivre… Sans toi…

Tu ouvres la porte avec ce sourire, cette grâce innée qui me fait fondre, drapée dans cette robe légère qui te rend si radieuse dans la lueur blanchâtre de ce matin de septembre.

– Salut mon bichon maltais ! Comment te sens-tu ?

Anna, tu ne peux pas savoir l’effet que me fait ce petit nom dont tu m’affubles avec tant d’affection. Il me fait mal, consume mon âme et me brûle l’intérieur. Surtout parce que c’est la dernière fois que je l’entendrai de ta voix. Tu t’approches, enjouée. Je crève d’envie de te retenir, de te dire que je t’aime, mais c’est parce que je t’aime que je dois te laisser partir. Seulement, tu m’ensorcelles tellement que j’en suis incapable.

– Anna… Est-ce que tu vas me quitter ?

Je me déteste d’être aussi couard. Je voulais être fort, et je fais l’enfant en te suppliant presque de rester.

– Non Julien. Je ne partirai pas. Jamais…

Tu ne sais pas encore que tes paroles sont un mensonge. C’est ton regard qui m’avoue ce que tes lèvres taisent. Ton amour pour moi s’éloigne, en devient presque diffus. Beigbeder avait raison. Et pourtant, je vais me battre. Me battre pour que notre idylle survive. Quelque part. Ailleurs…

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