Chapitre 1
Kimberley n’a que peu de souvenirs de sa tendre enfance et le peu qu’elle en garde n’est que souffrance. Des moments de bonheur bien rares pour contrebalancer un plateau trop lourd des poids fondus dans la douleur. Elle ne possède que des histoires, des on-dit traumatisants qui peuvent expliquer ses trous de mémoire. Aucune image, ou presque, d’avant ses dix ou douze ans, c'est le néant. Sans doute un moyen que son subconscient a trouvé pour la protéger de longues années de sévices.
Elle tapote nerveusement le plan de travail de sa cuisine équipée, attendant que son café coule dans une tasse offerte il y a des années par sa fille, Odrade, pour la fête des Mères. Kimberley tente de se remémorer un souvenir, n’importe lequel durant cette période, et finit par se ronger les ongles. Des tics nerveux, elle en garde beaucoup… trop certainement. Même si elle a beaucoup travaillé sur elle-même, évolué, mûri ces dernières années, cette jeune femme ressent chaque émotion comme la lame tranchante d’un coup de couteau. C’est bien trop douloureux de se rappeller et elle sait pertinemment que cela ravivera ces anciens démons de la même manière qu’on lance un os à un chien affamé. Ressasser le passé est un acte violent pour son esprit, son moral, son corps.
À trente-trois ans, elle a fini par comprendre pourquoi ses efforts n’auraient rien changé. Il lui a fallu tout ce temps pour se résigner, faire le deuil d’une mère qui n’en a jamais été une. Un mot tendre, une étreinte ? Kimberley ignore tout simplement ce que c’est… La seule fois où sa génitrice, Rosa a daigné la prendre dans ses bras, c’était un jour de Noël, elle était déprimée, dévastée de devoir abandonner chaque nuit sa fille à l’hôpital, née des mois trop tôt. L’esprit ailleurs, la jeune maman s’était laissée convaincre de passer ce jour de fête en famille à la toute dernière minute, oubliant les atrocités vécues durant sa grossesse. Sa mère l’avait alors reçue, complètement soûle, et serrer contre elle pour la toute première fois. Un câlin malsain, embarrassant, anormal a-t-elle immédiatement pensé. Kimberley n’avait pas su lui rendre, les bras ballants, trop mal à l’aise par cette soudaine affection forcée.
Ce n’est que bien plus tard qu’elle a compris ce geste. Rosa, a toujours eu un désir irrépressible de se poser comme le centre du monde et Kimberley lui avait servi ce sentiment sur un plateau d’argent, car aux yeux de Rosa, ses enfants n’étaient rien sans elle.
Le bip de la cafetière retentit. En extirpant un doigt de sa bouche, Kimberley constate qu’il saigne.
— Eh, merde…
Elle n’y prête pas plus attention et s’empare de la tasse fumante qu’elle agrémente de lait végétal et de trois pièces de sucre. L’avantage de travailler à domicile, c’est que la jeune femme peut s’accorder des pauses dès le besoin ressenti. Des moments de calme savourés à leur juste valeur. Son mari bosse jusqu’à tard le soir et sa fille ne rentrera du collège qu’en fin d’après-midi, Kimberley a donc tout le temps du monde pour cogiter sur cette fameuse décision ; couper les ponts définitivement avec sa famille. Une goutte de trop tombée dans un vase débordant déjà à grosse coulée. Il n’était plus question de faire marche arrière. Alors, elle s’efforce de se remémorer.
Elle boit une gorgée réconfortante avant poser son café sur la table basse, s'affalant mollement dans son canapé. Kimberley positionne sa tête contre les coussins moelleux du dossier et installe ses pieds sur un pouf en tissu. Les yeux fermés, elle tente de faire le vide.
— La première fois… la première fois….
Des images lui reviennent, mais la jeune femme cherche un moment précis, loin dans sa jeunesse, le plus loin possible. Elle s’accroche aux détails, aux odeurs, aux couleurs. Elle se souvient de sa tante, sa marraine, Vittoria, la seule personne avec laquelle elle s’est toujours sentie en sécurité, de sa petite maison reculée, bordée par des ruelles étriquées et dissimulées par la végétation où elle aimait tant jouer et s’oublier, des mûres qu’elle trouvait sur les ronces, des oiseaux qu’elle tentait d’apprivoiser, du son du téléphone à cadran qu'elle adorait tourner. Puis venait le temps de repartir chez elle.
La surprise lui fait ouvrir les yeux écarquillés, fixés sur le plafond de son salon.
— C’est ça, c’est ce moment précis. La première fois où j’ai vu son véritable visage, murmura-t-elle.
Kimberley se remémore.
Elle sortait de chez sa tante bien aimée, légèrement soucieuse. Elle était déjà une petite fille vive d’esprit qui analysait tout. Et pour Dieu sait quelle raison, elle s’était retournée vers sa mère et lui avait demandé : « Maman, pourquoi tu ne m’aimes pas ? »
À cet instant précis, prise par la violence du souvenir, sa main rencontre sa joue, ressentant à nouveau la douleur lancinante de la gifle magistrale que Rosa lui avait assénée. Malgré son jeune âge, du haut de ces cinq ou six ans, elle avait compris qu’elle avait touché un point sensible, sans réellement prendre conscience de la gravité du geste. Elle avait naïvement pensé que sa mère se serait penchée vers elle et l’aurait sagement rassurée.
Puis, c’est à nouveau le trou noir. Plus rien ne lui revient de cette époque. Et malgré le temps passé, la colère l’envahit encore. L’injustice d’une vie, d’une succession d’humiliations, de violences, de paroles désobligeantes lui fait serrer les poings. Une boule se forme dans sa gorge et l’empêche de respirer. Kimberley hyperventile. Les crises d’angoisses sont habituelles depuis qu’elle est enfant. Perturbée par les trémolos de sa respiration, elle pose sa main à la base de son cou et prends de profondes goulées d’air avant de souffler lentement. Petit à petit, elle retrouve son calme, même si chaque épisode l’épuise énormément. Il n’y a qu’à voir dans quel état elle se met pour se rendre compte que cette relation mère-fille n’est pas saine. Qui, à trente ans, passe chaque nuit à faire des cauchemars ?
Kimberley attrape, anxieuse, son téléphone portable et le déverrouille. C’est son être tout entier qui tremble, car elle sait parfaitement que son geste aura des conséquences. Mais ne rien faire est tout aussi destructeur. Dans un premier temps et déployant un effort presque surhumain, Kimberley parcourt ses différents réseaux sociaux et bloque sa génitrice sur chacun d’entre eux, le cœur lourd.
Elle prévoit déjà les répercussions d’un tel acte de rébellion. Personne n’ignore Rosa sans encourir ses foudres et cela peut aller très loin. Contrarier ce genre de personnalité et elle vous écrasera comme un vulgaire insecte. Heureusement, elle habite à des milliers de kilomètres de cette sorcière. La jeune femme n’a plus à subir sa présence. Pour se protéger, elle n’avait pas hésité lorsque son compagnon lui avait demandé d’emménager chez lui, dans un autre pays. Elle avait dit oui. C’était une occasion qu’elle n’aurait pas pu laisser passer. Mettre de la distance entre elle et cette mégère, c’était tout ce qu’elle avait trouvé pour échapper à l’ascendant maternel.
Seulement, le remords l’écrase, car elle n’est pas seule dans ce cas. Ses deux sœurs vivent encore là-bas et c’est sur elles que se déchaînera Rosa, faute de mieux. Instinctivement, elle envoie un message à Kaylee, la cadette du milieu. Depuis peu, elles se sont rapprochées. Il faut l’avouer, quand elles habitaient sous le même toit, il n’y avait aucune affection entre elles, ni avec la plus jeune, Amber. Comme on dit, il faut diviser pour mieux régner et cela, Rosa l’avait bien compris. Alors, elle avait toujours mis un point d’honneur à semer la discorde entre ses filles pour qu’elles n’aient aucun secours, aucun point d’attachement, mis à part elle.
Malgré tout, Kimberley demeure réticente à échanger ainsi avec sa jeune sœur de quatre ans sa cadette, car elle est terrifiée d’être à nouveau manipulée. Cependant, elle sait ce que c’est d’être sous la coupe de Rosa. Elle ignore donc ses craintes et compose son texto.
— Salut ! Je préfère te prévenir, j’ai bloqué Rosa partout. Je me suis enfin décidée à la rayer de ma vie. Elle va sans doute péter les plombs.
L’aînée n’a pas le temps de poser son téléphone sur la table basse et de souffler un bon coup, qu’il vibre déjà. La réponse ne s’est pas fait attendre.
— NON ?! Sérieusement ? T’as pas peur des retombées ? Tu sais comment elle est. Elle te harcèlera jusqu’à ce que tu cèdes. Maman va cracher sur ton dos dans toute la famille.
— Elle peut dire à qui elle veut que je suis un démon comme dans notre jeunesse, ça m’est égal. Elle peut inventer ce qu’elle veut… c’est fini. Je n’ai plus à supporter ça.
— Elle va encore se servir de ta décision comme un prétexte pour se poser en victime. Elle va certainement faire semblant de tomber malade et dire à tout le monde que ta méchanceté aura raison d’elle, un jour où l’autre. Elle adore qu’on la plaigne.
— Je sais…
Kimberley referme tristement la protection en cuir rouge de son téléphone. Elle pressent la suite.
Derechef, les mauvais souvenirs l’assaillent et elle se maudit d’être aussi sensible. Elle se dit que quoi qu’elle fasse, son passé la tourmentera toujours.
***
— Kimberley, ne touche pas à mes figurines !
Rosa s’approche de sa fille et vérifie que sa collection est complète.
— Tu risques d’en perdre si tu joues avec.
— Tu as peur que je la casse ?
La petite lui tend une figurine d’un éléphant pas plus grande que la paume de sa main, sans pour autant lui céder.
— Non, elle est en résine.
— Non, c’est du verre ! rétorque vivement la petite, âgée de huit ans.
Pas qu’elle souhaite lui répondre, mais Kimberley a toujours souhaité prouver son intelligence.
— Écoute, Kimberley, si ta mère te dit que c’est de la résine, c’est que c’est de la résine. Une maman a toujours raison.
Comme à chaque fois qu’elle entend cette réflexion, Kimberley s’agace et se laisse emporter par ses émotions.
— Je te dis que c’est du verre ! insiste-t-elle d’être ainsi inconsidérée.
— Kimberley, ça suffit ! Un enfant n’a pas le droit de répondre à sa mère !
— Même si tu te trompes ?!
— Je ne me trompe jamais ! crie-t-elle.
Dépassée par la colère, Kimberley, qui a gardé la figurine dans sa main tout du long, serre les poings puis la jette violemment sur le carrelage. L’éléphant se brise en milliers d’éclats.
— Tu vois, c’est du verre, grogne-t-elle entre ses dents.
C’est le seul moyen qu’elle a trouvé pour prouver à sa mère qu’elle n’était pas une idiote. Seulement, elle a oublié l’espace d’un instant à qui elle avait affaire. Le regard de Rosa se durcit à tel point que l'enfant s’enfuit en courant, sachant pertinemment que sa punition sera terrible. Elle entend les pas de sa mère la poursuivre et du haut de ses petites jambes, elle ne fait pas le poids. Rosa l’attrape violemment par les cheveux et la traîne ainsi jusqu’à l’étage où se trouvent les chambres. La petite rousse hurle sous la douleur de son cuir chevelu, de l’arrête de chaque escalier qui défilent sous ses côtes, mais plus que tout, elle hurle de peur. Kimberley sait où sa mère l’emmène et cela la terrifie encore plus que d’être battue. Le grenier. Là où sa mère range la plupart des jouets, là où de nombreuses fois Rosa lui a dit qu’un ancien locataire s’était pendu, là où elle affirme souvent qu’elle entendait des bruits étranges, des plaintes, comme si son fantôme hantait encore les lieux.
— Nan, pitié, Maman ! Pas le grenier. Je t’en prie, pas le grenier.
Mais les pleurs de sa fille ne l’atteignent pas. Arrivées à l’étage, elle la pousse violemment à l’intérieur d’une nouvelle cage d’escalier qui mène au grenier et ferme à double tour. Kimberley, s’époumone derrière la porte et la tambourine à s’en meurtrir les doigts. Elle a l’impression que les escaliers craquent à côté d’elle, qu’une respiration se rapproche de plus en plus et elle hurle de plus belle. Démunie, elle n’a d’autre choix que de se recroqueviller dans un coin, pleurant silencieusement pour ne pas énerver davantage sa mère. Ses genoux pour seule protection, elle se berce dans un rythme hypnotique, priant pour qu’elle n’y reste pas trop longtemps.
Annotations
Versions