La Bohème 1/3

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Je regardais ces magnifiques boucles argentées qui brillaient au rythme des flammes de notre cheminée. Elle avait changé depuis nos vingt ans, mais, pour moi, elle demeurait la plus belle. Ses yeux pâles se perdaient dans les souvenirs, cherchant peut-être, dans les tréfonds de sa mémoire les souvenirs qui un à un lui échappaient.

Alors pour graver dans la mienne ces instants d’éternité, mes doigts immortalisaient sur le papier sa beauté, comme ils le faisaient déjà quand nous étions jeunes.

Je me rappelle encore de la première fois où je l'ai vue, me donnant une pièce pour faire son portrait, place de tertre à Montmartre. Je rêvais depuis toujours de vivre de mon art, mais à cette époque, il m'aidait simplement à survivre. Elle fût la lumière dans la brume de ma vie.

Sa main effleurant la mienne, son regard pénétrant le mien. Mes doigts, qui pour la première fois, ont caressé son visage sur le papier, quand la mine de plomb faisait apparaître ses traits délicats.

Immédiatement, je l'ai aimée, immédiatement elle m'a envouté, immédiatement je lui ai appartenu.

- J'aime la manière dont vous m'avez croqué, dit-elle. Il y a dans mon regard un éclat qui me plaît et me ressemble. Un photographe n'aurait pas mieux fait, Monsieur.

- Henry, appelez-moi Henry.

- Enchanté Henry, moi c'est Hélène.

- Puis-je vous inviter à boire un café ? Je suis riche maintenant, dis-je en lui montrant sa pièce.

- Je dois bientôt aller travailler, j'en suis désolée.

- Quelqu'un devrait vous y accompagner et j'ai très envie de faire le trajet avec vous.

Cette femme moderne, s'en aucun doute, me tendit son bras délicat que je pris avec bonheur.

- Me voilà à bon port, merci Henry.

C'était une jolie boulangerie, aux gâteaux colorés et aux baguettes dorées et croustillantes. La devanture était richement décorée, pour une clientèle sûrement aisée.

Mon ventre laissa échapper de longs gargouillis. Le pauvre ne mangeait pas toujours à sa faim.

- À quelle heure finissez-vous ?

- Dix-huit heures.

- Pourrais-je venir vous chercher ?

- Ne le dites à personne, mais j'en ai très envie.

Elle faisait de moi le plus heureux des hommes.

Cette journée semblait particulièrement radieuse. Les clients s'enchaînèrent tout l'après-midi et pour une fois j'aurais même assez pour acheter un peu de viande pour agrémenter mes légumes bouillis.

Alors comme promis, j'attendis Hélène, devant la boulangerie à dix-huit heures. Elle sortit les bras chargés, de pain frais et d'une boîte à gâteau.

- Vous fêtez un événement ? dis-je en la faisant légèrement sursauter.

- Non, la patronne me donne quelques invendus parfois. Voulez-vous les partager avec moi ?

- Ça serait avec plaisir.

- Mais ma logeuse refuse que j'amène des garçons chez moi. Vous habitez...

- À deux pas, la coupai-je, tellement j'étais heureux de sa proposition.

Je logeais dans un atelier de peintre, où il n'y avait qu'un lit pour dormir et un poêle pour chauffer et faire à manger. Pas d'eau courante, une simple bassine et un broc pour ma toilette. Mais cette simplicité me suffisait, tant que je pouvais m'adonner à la peinture.

C'est ce jour-là, après que nous ayons partagé une délicieuse tarte à la fraise que j'ai dessiné la première fois son corps, simplement couvert d'un châle blanc en crochet.

C'est elle qui me l'a proposé, quand je lui ai expliqué à quoi servait la méridienne installée en plein milieu de mon unique pièce.

- À quoi sert ce sofa, m'a-t-elle demandé.

- J'y peins parfois des femmes.

- Des femmes nues ?

- Cela arrive.

Alors, elle s'est simplement levée, a dénoué sa robe et l'a laissée tomber sur le sol. Elle a ensuite pris le châle posé sur la méridienne et l'a délicatement posé sur ses épaules. Allongée sur les coussins de velours rouge, sa peau laiteuse contrastait, alors que ses longs cheveux roux se fondaient sur le tissu.

J'ai passé des heures à rectifier la ligne d'un sein, le galbe d'une hanche. Ajoutant de temps en temps du bois dans le poêle pour que son corps pratiquement nu n'ai pas trop froid.

Qu'elle merveille qu'un premier et unique amour, quand l'on s'y abandonne sans retenue.

J'aimais ce chemin, parsemé de lilas qui débordais par-dessus les murs des petites maisons de Montmartre, que j'empruntais quotidiennement, avec elle. La douce voix d'Hélène qui me contait notre vie future, alors que je sentais déjà après quelques semaines, qu'elle m'était devenue vitale.

- Je sais, mon amour, que tu deviendras un artiste célèbre. Nous achèterons une petite maison sur les côtes bretonnes. Tu passeras tes journées à peindre et moi, je tiendrai une petite pension de famille. Nos enfants joueront dans la petite cour et y feront du vélo.

- En attendant, veux-tu boire un café, dans cette brasserie ?

********

CHARLES AZNAVOUR

(La Bohème)

Je vous parle d'un temps

Que les moins de vingt ans
Ne peuvent pas connaître
Montmartre en ce temps-là
Accrochait ses lilas
Jusque sous nos fenêtres
Et si l'humble garni
Qui nous servait de nid
Ne payait pas de mine
C'est là qu'on s'est connu
Moi qui criait famine
Et toi qui posais nue
La bohème, la bohème
Ça voulait dire
On est heureux
La bohème, la bohème
Nous ne mangions qu'un jour sur deux
Dans les cafés voisins
Nous étions quelques-uns
Qui attendions la gloire
Et bien que miséreux
Avec le ventre creux
Nous ne cessions d'y croire
Et quand quelque bistro
Contre un bon repas chaud
Nous prenait une toile
Nous récitions des vers
Groupés autour du poêle
En oubliant l'hiver
La bohème, la bohème
Ça voulait dire
Tu es jolie
La bohème, la bohème
Et nous avions tous du génie
Souvent il m'arrivait
Devant mon chevalet
De passer des nuits blanches
Retouchant le dessin
De la ligne d'un sein
du galbe d'une hanche
Et ce n'est qu'au matin
Qu'on s'asseyait enfin
Devant un café-crème
Épuisés mais ravis
Fallait-il que l'on s'aime
Et qu'on aime la vie
La bohème, la bohème
Ça voulait dire
On a vingt ans
La bohème, la bohème
Et nous vivions de l'air du temps
Quand au hasard des jours
Je m'en vais faire un tour
À mon ancienne adresse
Je ne reconnais plus
Ni les murs, ni les rues
Qui ont vu ma jeunesse
En haut d'un escalier
Je cherche l'atelier
Dont plus rien ne subsiste
Dans son nouveau décor
Montmartre semble triste
Et les lilas sont morts
La bohème, la bohème
On était jeunes
On était fous
La bohème, la bohème
Ça ne veut plus rien dire du tout

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