"L'amour qui meut le ciel et les étoiles"
Vite. Bientôt la nuit tombera. Il fallait faire vite. Ses pas étaient trop courts, le chemin, trop long. Adèle avait cette boule d’angoisse qui lui pressait l’estomac, à lui donner envie de vomir. Bientôt la nuit tombera, et alors, et alors elle ne pourra plus la voir. Il fera trop sombre dans la galerie pour apercevoir le grain de sa peau, le reflet de ses boucles, la blancheur de son visage. Adèle devait se dépêcher. Elle ne l’avait pas encore vue aujourd’hui, et elle ne pouvait pas même imaginer rentrer chez elle sans l’avoir fait. Une rue étroite, un tournant sur la droite, une volée de marches, et la voilà sur la place. Le soleil n’était pas encore couché, un rai de lumière caressait la surface brillante de la vitre de la petite galerie du village de Tiraghini. Elle avait encore le temps. Sans réfléchir elle s’élança vers le bâtiment, pour s’arrêter net devant la vitrine. Là, son souffle se perdit dans un courant d’air. Elle ne faisait plus que la contempler. Cette femme qui faisait battre son coeur depuis la toute première fois qu’elle avait croisé son regard. Les dernières flèches du soleil lui donnaient l’air d’un ange, illuminant sa silhouette et transperçant l’éclat de ses yeux sombres. Le tableau, d’une beauté immaculée, intimidait ses camarades, condamnés à rester dans l’ombre. Le visage sybillin de cette femme semblait avoir vu la création du monde tant ses yeux, fixés dans ceux d’Adèle, incarnaient le big-bang même. Quand elle parvenait à s’en détacher, Adèle laissait glisser son regard sur la fine robe blanc ivoire qui se fondait dans la peau couleur écume de cette femme au parfum d’intemporalité. Des cercles de brume étiolée auréolaient les anneaux de sa chevelure digne des plus grandes déesses olympiennes, et la lumière qui s’en dégageait était si pure qu’elle aurait pu aveugler Adèle. Mais son regard ne broncha pas, profitant, tant qu’elle pouvait, des moindres parcelles du tableau avant que le soleil ne finisse par se cacher derrière l’horizon du petit port italien.
La nuit tombée, Adèle poussa un long soupir et se dirigea vers son appartement, à l’autre bout du village. Une fois rentrée, ses pensées harponnèrent naturellement le souvenir du tableau qui l'obsédait, de cette obsession qui fait ronger les ongles, souvent jusqu’au sang. Elle ne saurait expliquer pourquoi mais les yeux de cette femme la hantait, de jour, comme de nuit, surtout la nuit. Elle l’avait rencontrée un jour de septembre, alors que la chaleur de l’été s’étirait encore dans les rues étroites de son village au bord de l’eau. La jeune femme se promenait le long du port, un thermos entre les main, quand elle posa les yeux sur elle. La trame de la réalité s’était déchirée. Violemment. Il n’était pas question d’une femme dont on avait fait le portrait, mais de la lune même qu’on avait enfermée dans une toile. Ce fut le coup de foudre, brutal, à couper le souffle, à terrasser le monde entier. L’explosion interne. Son thermos lui avait échappé des mains, avait percuté le sol, tout son thé s’était répandu sur les graviers, et quelques gouttes brûlantes, trop heureuses d’enfin pouvoir quitter leur cachot d’acier inoxydable, avaient criblé la peau de ses chevilles nues. Mais rien n’aurait pu l’empêcher de se fondre avec la toile qui lui faisait face.
Depuis ce jour, elle ne pouvait plus aller se coucher sans l’avoir vue au moins une fois, ne serait-ce qu’un coup d'œil, ne serait-ce qu’un pan de sa robe de lune. Juste la voir. Une seconde. L’imaginer. Se laisser envoûter. Quelques minutes. Pas plus. S’en abreuver, boire à la source. Revêtir son sourire insondable. Porter les cercles sur ses épaules. Partager le poids du monde. Caresser ses boucles. Rêver de sa voix immortelle. Seulement ça. Pas plus. Non, pas plus. Car plus serait déjà trop.
Adèle savait que ce qu’elle éprouvait pour ce tableau était au-delà des capacités de la compréhension humaine. Oui, c’est cela, éprouvait. Elle ne ressentait pas, elle éprouvait. Il l’écrouait. Qui pouvait comprendre ? Personne. Personne, car elle-même en était incapable. Adèle ne pouvait s'empêcher de penser que c’était mal. Pas normal. Différent. Qui pouvait comprendre ? Personne. Car en plus d’éprouver cette passion dévorante, elle s’enfermait sur elle-même. Chaque jour un peu plus. Et la nuit, répit factice, ne lui octroyait que la visite de l’obscurité suintante et dégoulinante dans sa cage thoracique, cette obscurité qui étouffe, qui rampe sur la langue, qui incendie la gorge, celle qu’on aimerait combattre, si seulement, si seulement il n’y avait pas ce noir abyssal, engoncé entre les côtes, cette obscurité, ce noir, qui à chaque levée du soleil, lui glissaient un mot au creux de l’oreille : solitude. Mais le pire, c'est qu’elle se laissait faire. Adèle ne pouvait pas se battre. Comment se détacher de ces liens qui lui entravaient les poignets ? La jeune femme ne pouvait pas oublier, non, ce n’était pas possible. Sa rétine avait brûlé, le tableau y reposait désormais pour l’éternité. Mais comment vivre, oui comment vivre lorsqu’on est tombée amoureuse d’une ombre, aussi lumineuse soit-elle ?
Et puis, les désillusions, terribles, qui frappent comme la foudre. De celles qui rongent de partout, de celles qui dévorent les chairs, épargnant à peine les os.
Le tableau n’est plus là. Seulement un rectangle de vide. Le vide. Rien que le vide. La vitre, comme d’habitude, mais derrière, rien. Plus rien. Le tableau n’est plus là. Sans s’en rendre compte, Adèle se met à trembler. Ses mains, d’abord, puis ses bras, ses épaules, son dos, ses jambes. Tout. Tout tremble. L’air. Elle a besoin d’air. Non. Ce n’est pas vrai. Elle n’a pas besoin d’air. Seulement du tableau. Oui, c’est ça, le tableau. Qui n’est plus là. A sa place, à sa place accroché au mur, se tient le vide, arrogant, suffisant, hautain. Le vide est orgueilleux car il sait qu’on ne voit que lui. Adèle ploie sous cet orgueil, elle fond sous les vibrations de son corps qui lâche, sous l’assaut de ses larmes. Pourquoi pleure-t-elle ? Ce n’est que le vide. Après tout, rien de plus. Rien. Il n’y a plus rien. Oui. Rien. Les genoux d’Adèle épousent le sol. Non. Ce n’est pas vrai. Non. Ils ne l’épousent pas, ils le percutent avec toute la violence qui fait rage sous son crâne. Cela ne lui fait pas mal. Non, ce qui ravage l’intérieur de sa poitrine est bien plus douloureux. Le tableau n’est pas là. Mais il devrait. Il devrait être là, devant elle, sous la lumière du soleil matinal. Mais c’est le vide qui lui fait face. Cet imposteur, ce mécréant, il ose ! Il ose le mensonge irréparable, inconcevable ! Adèle voudrait crier sa détresse mais les mots ne franchissent pas la barrière de ses lèvres. Elle a du plomb sur la langue. Sa peau est aussi dure que de l’acier. Ses paupières sont cousues d’un fil de fer. Le monde est lourd sur ses épaules frêles, elle étouffe. Là, tout de suite, la jeune femme donnerait tout pour revoir le tableau. Son tableau. Une seule fois, juste une seule. Promis juré. Laissez-moi revoir ses yeux, hurle-t-elle en silence. Mais rien n’y fait. Le vide reste vide.
Comme un automate, la jeune femme se relève. Le vide reste vide. Elle s’avance vers la galerie, ouvre la porte. Le vide reste vide. C’est la première fois qu’elle entre. L’odeur de la pièce la dérange, la lumière électrique est trop forte, les rectangles pendus aux murs, que certains osent appeler peintures, la dégoûtent. Elle se dirige vers un homme, derrière un bureau, rectangle lui aussi. Tout est rectangle. Adèle a envie de vomir. Tout est fade.
- Bonjour, en quoi puis-je vous aider ?
Sa voix est aiguë, fausse, vide. Il ne fait pas attention aux sillons humides sur ses joues, ni à ses cheveux en bataille, ni à son regard fou. Il ne fait pas attention. Il est distrait.
- Le tableau. Où est le tableau ?
Les mots se bousculent dans son crâne. Parler lui brûle la gorge. Elle a envie de vomir. Et tous ces affreux rectangles qui la regardent…
- Quel tableau ? J’ai bien peur qu’il ne faille être un peu plus précise madame, des tableaux, nous en avons pléthore vous sav…
- La Lune emprisonnée. A la robe d’écume. Aux yeux d’éternité. Où est-elle ? OÙ EST-ELLE ?
- Je… J’ai du mal à comprendre… Vous n’avez pas le nom de ce tableau par hasard ?
L’homme la regarde, ses yeux sont vides. Encore ce vide. Toujours le même. Il ne ressent rien. C’est normal. Il vit dans un monde rectiligne. Il ne comprend pas. Il ne peut pas comprendre. Ce vide la met en colère. Adèle se retient de lui sauter à la gorge. Le nom du tableau. Et puis quoi encore. Quelle étrange question. Qui pouvait s’attarder sur le nom de ce tableau ? Comme si l’on pouvait se détourner du sourire de cette femme et perdre son temps à baisser les yeux pour lire son nom. Stupide. Il est stupide. Et aveugle.
- La… femme. En blanc. Avec… les… les cercles. Neuf. Il y en a neuf.
- Ah oui, mais bien sûr, bien sûr, je vois, L’Amour qui meut le ciel et les étoiles ?
- ... Oui. Sûrement. Oui. Où est-elle ?
- Il a été acheté ce matin même ! Son nouveau propri…
Achetée. Partie. Disparue. Loin. Loin d’elle. L’homme continue de parler mais Adèle ne l’écoute plus. Le battement insoutenable d’un tambour résonne dans ses oreilles. Elle voit flou. Plus rien n’existe. Elle sent le vide, qui la nargue dans son dos. Elle sent cet homme devant elle, lui qui ne comprend pas, lui qui est condamné à vivre enfermé dans un monde sans couleurs, sans courbes. Lui qui ne voit pas. C’est comme un coup de hache, en plein dans la nuque. Adèle voudrait mourir, là, tout de suite. A quoi bon vivre ? Elle voudrait disparaître sous terre, s’enfermer, ne plus penser, oublier. Elle voudrait juste…
- Madame ?
Adèle relève la tête. Le visage de l’homme la révulse. Elle a envie de vomir. Sans lui répondre, elle tourne les talons. L’obscurité se glisse entre ses doigts tremblants, embrasse son corps, la tire vers le bas. Tout en bas. Vers la nuit terrible. Celle dont on ne revient pas. Elle suffoque sous cette étreinte brumeuse. La jeune femme a besoin d’air. Oui, de l’air. Vite. Courir. Partir d’ici. Courir. Sortir de cet Enfer. Courir. Adèle ouvre la porte à la volée, celle-ci rebondit contre le mur pour repartir directement dans l’autre direction. La porte claque, violemment. Mais Adèle est déjà dehors. Adèle court sur les pavés. Et elle respire. Pour la première fois depuis des mois, elle respire. Pour de vrai. Le plomb sur sa langue se délie. Elle respire. Le fil de fer ne retient plus ses paupières. Là, face à la mer, Adèle voit le monde. La tableau n’est plus là. Il n’existe plus. La jeune femme rit, d’un rire saccadé, de douleur d’abord. Puis de quelque chose qu’elle ne connaît pas encore. Son rire envahit le port. Ses chaînes tombent à ses pieds. C’est un rire frais, bien qu’un peu fou. Le tableau n’est plus là. La femme d’écume, plus que souvenir.
Il est temps d’avancer.
Annotations
Versions