Prologue
— Quatre minutes vingt-deux, c’est un formidable parcours que vient de nous présenter mademoiselle Laëtitia Moreno !
— Impeccable en effet. Son cheval semble en pleine forme ces derniers temps. Son compteur lui permettra certainement de récupérer quelques points qui pourraient l’amener sur le podium.
— Et c’est tout ce qu’on lui souhaite car ses performances sont on ne peut plus exceptionnelles !
Je ferme les yeux tout en écoutant les commentateurs égrener leurs éloges sous les applaudissements des gradins tout autour.
Inspirer, expirer.
Mais surtout, je dois rester calme et garder les idées claires. Malgré tout, j’ai les nerfs à vif.
— C’était parfait, non ?
Je pince les lèvres, ouvre les yeux. Perchée en haut de son dernier étalon hors-de-prix baptisé Rockfeller en hommage à l’un des plus grands sauteurs que le monde équestre ait connu ses dernières années, Laëtitia m’adresse un sourire railleur.
— J’ose espérer que Maestro est en forme aujourd’hui car, vu sa piètre performance hier sur le parcours de cross, tu risques de perdre bien plus que ton avantage sur ce concours.
Je tique, un brin agacée par sa remarque, mais lui adresse mon plus beau sourire cordial. Il est vrai que la barre sur le parcours de la veille m’avait coûté des points et déjà quelques précieuses secondes de retard sur le chronomètre et que je ne pouvais plus vraiment me permettre de lésiner au risque de perdre ma qualification pour les championnats nationaux. Et ces championnats nationaux, c’est tout ce pour quoi je venais de sacrifier les trois dernières années de ma vie alors il en est hors de question ! Pas devant une Laëtitia Moreno au sommet de sa forme et de son art ! Jamais !
J’ouvre la bouche afin de répliquer acerbement à la belle brune, mes doigts pianotant nerveusement contre la paume de ma main quand une pression sur mon épaule m’interrompt vivement.
— Inutile d’imaginer le pire Laëtitia, fait doucement remarquer ma mère à l’intention de la jeune femme, Alexia n’est pas encore en bas du classement et je suis sûre que Maestro devrait nous faire un très bon temps aujourd’hui, compte tenu de la bonne nuit de repos dont il a pu bénéficier. En revanche, reprit-elle en constatant que l’étalon piaffait nerveusement sur place, je crois que Rockfeller aimerait beaucoup partir marcher afin de détendre ses articulations. Il serait dommage qu’il se blesse après un si bon parcours.
Le sourire de Laëtitia disparait momentanément, le temps pour elle d’assimiler les paroles prononcées. Je sais que la jeune femme est en train de réfléchir à une réplique cinglante. Elle doit toutefois se raviser car, se contentant d’un hochement de tête dans notre direction, elle enfonce sans ménagement ses talons dans le ventre de Rockfeller, lui sommant de quitter la zone au petit trot.
Je retiens un sourire pervers. Sans quitter mon épaule de sa main chaleureuse, ma mère observe tranquillement Laëtitia tourner au coin de la barrière avant de reprendre, d’une voix calme :
— J’ai des nouvelles de Maestro.
D’un seul coup, tous mes sens sont en alerte.
— Comment va-t-il ? demandé-je d’une petite voix.
— La barre d’hier a en effet touché son antérieure gauche mais de façon très légère. Il ne boîte pas mais le vétérinaire te conseille de ne pas trop forcer lors de cette épreuve au risque d’y laisser ton cheval.
J’observe avec amertume le parcours face à moi. Beaucoup de sauts, et de courbes, très peu d’espace. L’épreuve demande une certaine technicité. Je secoue la tête. Maintenir Maestro à une allure raisonnable risquait de me faire à nouveau prendre du retard et après le parcours de Laëtitia, je ne disposais plus d’une avance confortable sur mon chronomètre pour me le permettre.
— Si je perds trop de temps aujourd’hui, Laëtitia rejoindra le podium avec plus de dix points d’avance et je pourrais dire adieu à la sélection nationale, murmuré-je.
Ma mère me caresse patiemment la nuque, geste qu’elle prenait l’habitude de faire lorsque je me sentais autrefois anxieuse et perdue. Mais si ce geste suffisait à me détendre à cinq ans, il ne me servait plus aujourd’hui qu’à me rappeler ma faiblesse et ma fragilité d’adolescente.
— Rien n’est encore perdu ma chérie, fait-elle remarquer. Il reste encore le dressage de demain. Maestro excelle dans ce domaine et une bonne prestation…
— Ne suffira pas à me faire remonter devant Alexia ! la coupé-je en me retournant pour lui faire face.
Ma mère écarte sa main en me regardant avec surprise.
— Alex, ne sois pas stupide, me sermonne-t-elle, tu sais très bien que ta sélection aux nationaux est quasiment assurée à condition…
— A condition que je conserve une bonne place ! m’emporté-je.
— A condition que tu ne fasses aucune erreur aujourd’hui, réplique ma mère d’un ton cinglant en fronçant ses impeccables sourcils bruns au-dessus de ses magnifiques yeux gris.
Je me mords la lèvre. Il n’y a rien à faire, je suis bien trop angoissée à l’idée de perdre ce pour quoi j’ai travaillé si dur ces trois dernières années pour prêter attention aux remarques acerbes de ma mère. Je reporte mon attention sur le parcours, évalue mentalement le tracé que je m’étais fixée lors de la reconnaissance. Les foulées sont courtes et précises, le tracé est minutieux mais si je contourne l’obstacle numéro cinq par l’avant au lieu de l’arrière avant le huit, cela me permettrait de gagner de précieuses secondes. Et de rattraper le temps économisé par Maestro. Bien entendu, cela ne me laisse que peu de place pour aborder les barres sur un bon timing mais je sais que j’en suis capable, je l’ai déjà fait auparavant. A l’entraînement.
Ma mère semble lire en moi comme dans un livre ouvert car elle réplique, glaciale :
— N’y pense même pas ! Modifier son parcours en dernière minute est bien trop dangereux, surtout un jour comme celui-là.
— Mais maman, si je pouvais…
— ALEXIA C’EST NON !
— Alexia Gauthier, vous êtes appelée à vous présenter dans deux minutes.
Je tressaille en entendant mon nom grésiller dans le microphone. Des bruits de sabots mettent fin au débat. Il est temps d’y aller…
Je me retourne fébrilement en direction de l’entrée du couloir. Harmonie, ma coach depuis cinq longues années maintenant, se tient là, les rênes de mon étalon noir dans la main. Je dois retenir mes tremblements compulsifs lorsqu’elle m’aide à me hisser en selle.
— N’oublie pas, me rappelle-t-elle en tapotant gentiment ma cuisse, reste concentrée, ne te laisse pas distraire. Maestro connait son taff et toi aussi. Si vous restez ensembles, tout se passera bien.
J’acquiesce timidement. Harmonie me connait sans doute mieux que quiconque. Travailler toutes ces années avec elle m’aura appris au moins une chose : elle est sans aucun doute la coach la plus fantastique qu’il m’ait été donné de connaître et, je dois bien le reconnaître, la plus patiente.
Je glisse mes pieds dans les étriers. L’étalon renâcle sur son mort. J’inspire. Expire.
Je m’apprête à l’engager sur la piste de présentation lorsqu’une main tire légèrement sur les rênes. Je me retiens de frissonner en croisant le profond regard gris de ma mère.
— Pas de risques Alexia, je t’en prie.
Je hoche à nouveau de la tête afin de lui faire voir que j’ai compris son message et lui souris doucement avant d’éperonner Maestro. Mais au fond de moi, je sais que je ne peux pas la décevoir car elle a tant donné, tant sacrifié pour moi. Pour cette place. Pour cet honneur. Et je ne peux pas abandonner, pas maintenant.
Maestro s’arrête en s’ébrouant devant la ligne de départ. J’inspire profondément en fermant les yeux. Exerce le salut révérencieux à l’intention des juges.
Tu n’as plus le droit à l’erreur, songé-je.
Un silence oppressant a envahi les lieux. J’ai la sensation qu’il ne reste plus que moi. Moi, Maestro, et le terrible chrono, suspendu à plusieurs mètres au-dessus de nos têtes, ses immenses chiffres rouges étincelants pour l’instant bloqués sur 00 : 00.
J’ouvre ma main afin de faire pivoter Maestro et exerce une légère pression sur ses flancs afin d’amener l’allure. Mon regard se pose sur le premier obstacle. Il est temps.
La sirène retentit en écho dans le manège tandis que je franchis la ligne de départ en trombe. Le temps Alexia, n’oublie pas le temps… Je presse inconsciemment mes jambes contre le ventre de Maestro. Ce dernier fait jouer son mors, tendu, mais saute le premier obstacle sans accroc, ce qui lui vaut quelques applaudissements discrets dans les tribunes. Je tourne rapidement ma rêne afin de l’engager sur le second. Une foulée de retard le fait décoller un peu tôt du sol et j’entends son sabot heurter la barre du postérieur. L’oreille aux aguets, je guette le son de la corne annonçant mon échec, mais rien ne se produit.
Mes épaules se détendent et je me concentre à nouveau sur l’enchaînement des troisième et quatrième obstacles de la ligne. Je compte et recompte machinalement mes foulées et parvient à anticiper une prise de mains de l’étalon qui me permet – si je calcule bien – de récupérer quelques dixièmes de secondes sur le chronomètre de Laëtitia sans toucher une seule barre. Forte de ce succès inopiné, je tourne sèchement derrière le dernier verticale de la ligne afin de m’offrir une avance confortable. Erreur.
Je ne me souviens de la blessure de Maestro que trop tard et son antérieur trébuche sur le sable au moment de sa réception, manquant me déstabiliser. Je garde un équilibre précaire sous les « oh » inquiets de la foule tout autour et concède un tournant un peu plus large afin de me laisser le temps d’inspirer et expirer profondément. Mes doigts se sont machinalement crispés sur mes rênes.
Reprends le contrôle de la situation…
L’oxer du sixième et le verticale du septième ne posent ainsi aucun soucis à Maestro, bien que la position de sa jambe sur le sol m’inquiète. Je redresse la tête. Il faut que je finisse ce foutu parcours, je n’ai pas le choix…
Je lève le regard en direction du chronomètre digital. Les chiffres s’égrènent inlassablement. 2’40’’. Les paroles de Laëtitia résonnent au fond de ma tête : « J’ose espérer que Maestro est en forme aujourd’hui car, vu sa piètre performance hier sur le parcours de cross, tu risques de perdre bien plus que ton avantage sur ce concours. »
Je sens mes doigts se crisper à nouveau sur mes rênes. Je serre la mâchoire.
— C’est ce qu’on va voir…
Avisant l’obstacle d’un bref coup d’œil, j’écarte d’un coup sec la rêne de Maestro afin de l’engager sur la petite courbe. J’entends la voix des commentateurs s’affoler dans les micros mais je m’efforce de ne pas y prêter attention, car je dois rester concentrée. Je l’ai déjà fait, essayé-je de me rassurer en sentant la foulée de Maestro s’emballer, je sais le faire…
Je ferme les yeux, tente de compter les foulées qui me séparent encore du double. Trois, deux, un… Maintenant !
Maestro prend un dernier appui. Trébuche sur sa jambe blessée. Le reste n’est plus qu’un terrible ralenti tout autour de moi.
En à peine quelques secondes, j’entends l’horrible fracas des sabots sur les barres, puis celui du bois chutant lourdement au sol ; je sens mes doigts s’ouvrir brusquement, laissant filer les rênes qui me brûlent les paumes, et le poids de Maestro m’entraîner avec lui. Dans sa chute. Loin, très loin de tout ça. Les hurlements des commentateurs, la surprise de la foule. Puis ma tête heurte brutalement le sol et je perds doucement connaissance. La dernière chose que je vois avant que mes paupières ne se ferment est mon propre cheval se débattre en hennissant et la silhouette de dizaines de personnes accourir dans notre direction en me priant de ne pas les laisser, puis je sombre dans de profondes abysses d’un noir d’encre.
***
Le bip-bip régulier des monitorings. La sensation étrange de ne plus sentir son corps. Le son des voix. Lointaines. Très lointaines. Comme au fin fond d’un tunnel dont on ne verrait jamais la sortie et que l’on croirait infini. Néanmoins je peux les entendre résonner tout autour de moi contre les parois de roches suintantes et mousseuses, se répercuter en écho jusqu’au plus profond de moi-même tandis que je cours à l’aveugle, tâtonnant les murs dans ce noir abyssal.
Je les entends. Mais je ne peux les comprendre. Je reconnais la voix claire de ma mère, Jade, le son plus grave de celle de mon père, David, et une tonalité toute autre, bien différente, un timbre de voix que je ne parviens pas à associer au fond de moi.
Je sens une peur panique étreindre mon ventre et ma gorge à m’en faire suffoquer. Je m’agrippe à la paroi comme une forcenée, tente de hurler le nom de mes parents à pleins poumons, sans succès. C’est comme si mes propres sanglots m’en empêchaient, m’étouffaient. Alors je les laisse me submerger complètement.
Mes jambes cèdent brusquement sous mon poids tandis que des larmes inondent mon visage en sueur et je glisse sur le sol humide, sale et sableux du tunnel. J’ai peur. Et froid. Mais personne ne semble s’en soucier. Je suis seule, désespérément seule, prisonnière d’un gouffre dont je ne distingue pas le fond. Alors je me recroqueville sur moi-même, à la manière d’un nouveau-né tout juste sorti du ventre de sa mère. Je me recroqueville et ramène mes jambes contre moi tout en laissant libre court à mes larmes de terreur. Et je hoquète, toujours seule. Les voix continuent de résonner autour de moi sans que je ne puisse les comprendre. Je ne perçois que quelques mots. Quelques mots qui me font frémir d’horreur et me paralysent d’effroi tandis qu’ils se répercutent contre les murs dégoulinants.
Coma. Paralysie. Mort.
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