La bile

14 minutes de lecture

Tu te gareras devant, avait précisé Cécile au téléphone. Pourtant, à mesure qu’elle avançait, Emma doutait de plus en plus qu’il fût possible de se garer dans des rues aussi étroites. Depuis son arrivée sur l’île, elle se crispait à chaque intersection, regardant les indications du GPS avec une suspicion grandissante. Les ruelles étaient à présent bordées de roses trémières ressemblant à une rangée de gardes colorés se penchant vers les portières de sa voiture, pour lui souffler qu’elle ne devrait pas se trouver là. Aucun panneau n'indiquait ni interdiction, ni autorisation de circuler, comme si sur cette île les modes de déplacement se transmettaient par voie orale, au sein des familles.

Mais où étaient donc passées toutes les voitures ? Et les gens, où étaient-ils ? Emma tourna un moment qui lui parut durer une éternité, avec le sentiment d’interrompre une messe silencieuse tant le bruit infâme du moteur de sa vieille voiture rebondissait sur les murs des ruelles désertes. Si elle était arrivée accompagnée d’une fanfare, elle n’aurait pas été plus gênée. Elle finit par ralentir devant ce qui semblait être le numéro 37, d’après son décompte approximatif. Ruisselante, elle gara la voiture en s’y reprenant à plusieurs fois, tant elle peinait à trouver une place qui lui semblait acceptable. Elle finit par redémarrer pour se garer plus loin, près d’une benne à ordures enterrée et revint sur ses pas, chargée de ses sacs, pour s’arrêter devant un portail vert, extrêmement haut.

Elle frappa avec le sentiment qu’elle ne serait pas entendue, attendit quelques minutes, puis attrapa son téléphone pour envoyer un message. Le portail finit par s’agiter et d’un coup sec, s’ouvrit sur Cécile. Mais il fallait entrer, voyons ! Emma n’eut pas l’occasion de répondre. Elle fit un pas et comprit pourquoi la rue baignait dans le silence. Les ruelles n’étaient que de petites veines servant à irriguer les organes, invisibles et protégés par d’imposants portails.

Comme Alice talonnant le lapin, elle tomba sens dessus dessous dans un monde où rien n’avait l’apparence ni le même nom qu’au dehors. Elle suivit Cécile et traversa le clos, qu’elle nomma mentalement le jardin, au milieu d’un foisonnement de fleurs qu’il était surprenant de voir exister en vrai, c’est-à-dire ailleurs que dans des magazines. Elles arrivèrent sur la terrasse où, telle une loque, Clément trônait dans des vêtements immondes, chaussé d’espadrilles trouées. Emma essayait de ne pas tourner sa tête en tous sens, afin de ne pas ressembler à une touriste visitant un château de la Loire. Des titres de magazines de décoration lui revenaient en tête : Un jardin de campagne sur l’île de Ré. Tout le charme des vivaces ; Lubéron : un air champêtre dans le patio ; Jardin minéral minimaliste en bord de mer. Voilà, elle y était, elle était dans le magazine. Les massifs de fleurs avaient cet air sain, dense et élégant ; ils ne semblaient pas avoir été plantés, mais appartenir à la terre, en surgir comme s’il était normal ici que l’espace fût admirable. Elle pensa à sa pelouse pelée et à son mur en parpaings, qu’elle tentait péniblement de couvrir avec des chèvrefeuilles, qu’elle achetait un par un, en raison de son budget miteux.

Elle eut le droit à une visite rapide des lieux, sur un ton désinvolte, comme s’il n’y avait pas grand-chose à voir. Le petit salon lui sembla relativement accueillant, tandis que le salon-tout-court avait un air de vieil embaumé, rigide et immobile, peuplé de sofas raides dont le confort ne paraissait pas la priorité. La salle à manger ne contenait qu’une très longue table et quelques buffets bas. Enfin, le bureau, appelé le salon bleu, sentait le tabac froid et était plongé dans l’obscurité. Il y a un téléphone, ici, précisa Cécile. Emma, qui ne savait comment réagir en passant devant les différentes pièces, émit des ah et des oh et des hum, en pensant à un roman d’Agatha Christie. C’est donc du salon bleu que nous signalerons le crime. À l’étage, sa chambre était dotée d’une grande armoire paysanne (elle ne comprit pas en quoi elle était paysanne) et d’un lit bateau (elle connaissait le terme), recouvert de draps rêches et humides. La salle de bain, sommet de vétusté, confirmait que le confort représentait, ici, une faute de goût. La pièce était minuscule. Au sol, gondolait un linoléum maronnasse, moucheté et louche, coupé au ras d’une baignoire vieillotte, dont l’émail paraissait avoir été raclé par un nombre incalculable de fessiers osseux. Entre le sol plastifié et la baignoire, un espace recueillait toutes sortes de matières d’origine humaine, bactérienne et fongique. Cécile précisa que les douches ne devaient pas excéder deux petites minutes, le ballon étant petit. Emma comprit donc que la petite chose ronde mal vissée au mur servait à chauffer l’intégralité de l’eau de la pièce. À en juger par l’allure de ses hôtes, elle sut que les deux minutes de douche n’étaient vraisemblablement pas quotidiennes. Elle rêvait pourtant d’en prendre une, mais se ravisa. Elle fit tout de même une toilette de chat et voulut changer de vêtements. En ouvrant sa valise, elle constata qu’elle avait emmené ses vêtements les plus habillés, ce qui de toute évidence était une erreur. Le code vestimentaire implicite de la maison était visiblement calqué sur une thématique clocharde tout à fait étonnante. Était-ce une tradition estivale ? Une habitude de vacancière ? Mais Cécile n’était pas une vacancière, elle était simplement chez elle, dans un autre chez elle en bord de mer. À la place de ses vêtements austères habituels, Cécile avait donc opté pour des loques et une hygiène douteuse. L’aspect de ses pieds avait étonné Emma. Épais, trapus et grossiers, ils semblaient le résultat d’une malencontreuse greffe réalisée avec les extrémités d’un homme du néolithique crasseux. Assise sur son lit, Emma regarda les siens, crémés et vernis, et eut, comment était-ce possible, le sentiment qu’ils étaient vulgaires. Elle se changea en optant pour ce qu’elle avait de plus simple et descendit.

L’état de la cuisine était un peu meilleur que celui de la salle de bain, mais les chaises y étaient bancales et inconfortables. Cécile s’était servi un verre de vin et s’affairait à réaliser une recette de cuisine complexe. Emma fut immédiatement embauchée à la réalisation d’une julienne de légumes ; elle s’y attela en regrettant de ne pouvoir s’allonger sur la terrasse en mangeant simplement quelques chips. Alors qu’elle commençait à tailler des légumes, Clément entra dans la cuisine, vêtu d’un pantalon de toile informe et d’un tee-shirt taché de gras. Il ôta un bob noir à l’effigie d’une boucherie locale, sur lequel était inscrit en lettres rouges « La viande », avant de disparaître à nouveau. Je vais chercher du pinard dans la souillarde. Emma n’osa pas demander ce qu’était la souillarde.

Cécile était une haute fonctionnaire, issue d’une famille viticole qui s’était octroyée une particule dans un passé plutôt récent. Ses parents, d’une génération où il restait possible de bien vivre du fonctionnariat, avaient su faire fructifier les reliques du passé. Cependant, l’argent et le patrimoine, dont cette maison, venaient essentiellement de la famille de Clément ; et même si sa fortune restait très relative, elle suffisait à écraser Emma.

La préparation du repas fut interminable : il fallut rôtir certains légumes, en saisir d’autres et même pocher des œufs. Quant à la viande, on lui enfonça à plusieurs reprises un thermomètre pour la cuire avec précision. Emma ne comprenait pas l’intérêt d’une telle entreprise, qui semblait s’apparenter à un jeu de dînette pour grands enfants. On attendait du monde. Elle disposa donc sur la table de la terrasse une douzaine d’assiettes ébréchées et de verres dépareillés et opacifiés par un lave-vaisselle dont le design trahissait plusieurs décennies d’existence.

Clément, outre sa précision extrême en matière de cuisine (il passa une bonne dizaine de minutes à hacher finement quelques gousses d’ail), s’illustrait dans un rôle d’apprentie canaille. Depuis sa résidence secondaire, il se fantasmait visiblement dans un Bronx bien à lui et fumait des joints en écoutant du rap américain. Il balançait sa tête avec un air patibulaire et essayait de faire des ronds avec la fumée qu’il recrachait. Il s’exprimait en verlan, ce qui déclenchait des envies de rire à Emma, qui crut un temps qu’il s’agissait d’une sorte de performance, avant de comprendre qu’il était sérieux. Ses poses, calquées sur ce qu’il imaginait être une attitude virile dans les cités (qu’il avait essentiellement vues au cinéma), s’évanouissaient chaque fois qu’il se levait vérifier la cuisson de la pièce de viande qu’il surveillait amoureusement. Ses gestes redevenaient alors amples et graciles, le délié de ses poignets et les mouvements de ses doigts, aériens, lui donnaient un air de danseur en guenilles. Emma devinait que sa barbe avait vocation à cacher son visage juvénile, que l’on percevait malgré ses poses et ses airs ombrageux. Tout en lui sentait l’effort qu’il s’évertuait à maintenir pour ne pas avoir l’air du joli bébé bourgeois, frais, rose et délicat qu’il était.

Vers vingt heures, les amis arrivèrent. Pour l’essentiel, il s’agissait de chercheurs en sciences sociales et d’ingénieurs, qui avaient vraisemblablement eu vent du dress code en vigueur. Certains étaient accompagnés d’enfants en bas âges, dont l’activité principale consistait à manger du sable et à courir en vociférant, dans une communion de bienveillance parentale. Aucun ne portait un prénom qu’elle ne fut capable de retenir, sauf peut-être Mahaut, dont la démesure et les grosses joues rappelèrent à Emma quelques cruautés chinoises passées. Comme elle avait déjà beaucoup trop bu et que le repas tardait à arriver, Emma se concentrait avec effort pour sourire sans afficher un air absent ou ironique. Les hommes autour de la table se livraient à des critiques pointues du système capitaliste dont ils étaient tous bénéficiaires, en coupant la parole aux rares femmes qui tentaient d’entrer dans la conversation. Chacune de leur phrase commençait en s’appuyant sur un auteur si bien qu’il semblait à Emma qu’elle était attablée avec un groupe de notes de bas de page.

Ce furent les femmes qui se levèrent pour ramener la nourriture sur la table. Les hommes firent alors mine de surveiller les enfants, en fumant debout le dos tourné à la table, le regard perdu vers le clos. L’un deux, en retrait du groupe, était resté assis et nourrissait une petite Billie, comme Billie Holiday, précisa-t-il. Il échangèrent quelques banalités. Lui était musicien, d’où Billie, et se faisait appeler Dan. Alors qu’elle répondait qu’elle travaillait dans un centre pour femmes victimes de violences, Clément et ses convives revinrent à table. Emma fut dans l’instant instituée rapporteuse officielle du bilan du féminisme sur les cinquante dernières années. Elle connaissait déjà le chemin de la discussion pour l’avoir arpenté longuement depuis vingt ans. Elle savait qu’elle pouvait entrer sur le terrain des violences contre les femmes assez aisément en racontant des cas un peu épatants. On allait lui laisser dépeindre quelques histoires pittoresques avant de passer à autre chose, après des acquiescements désolés. À moins qu’il y en eût un pour sous-entendre – elle était entourée de personnes qui se contentaient de sous-entendre, que quand même, c’était plus compliqué que cela la question des violences ; à moins qu’elle ne parlât non de violences contre les femmes, mais de violences masculines contre les femmes, en nommant clairement l’ennemi ; à moins qu’elle n’évoquât des violences susceptibles de les agacer, car plus proches d’eux et de ce qu’ils pourraient commettre dans leur petite famille, leur petite université ou leur petit couple. À moins, finalement, de parler des violences d’une manière politique. Là, elle verrait les chiens de garde former l’habituelle meute d’arguments hargneux et bas, toujours les mêmes.

Elle hésitait, fatiguée et un peu ivre. De plus, elle ignorait qui étaient les femmes qui l’entouraient. Étaient-elles du genre à rester sans mot dire, de manière à s’éviter une discussion avec leur conjoint après le dîner ? Étaient-elles de celles qui viendraient discrètement lui dire qu’elles étaient d’accord avec elle, mais n’étaient pas intervenues car elles avaient l’esprit d’escalier, un manque de répartie ou peu de connaissances sur le sujet (comme si leur conjoint en avait). Allaient-elles au contraire la soutenir ou étaient-elles du genre à se mettre du côté du manche ?

Emma avait la flemme, une flemme profonde, celle des recommencements éternels. Elle avait devant elle une grande vasière et n’avait aucune envie de la traverser. Combien de fois l’avait-elle traversée ? Elle avait souvent fini en vociférant et tapant du poing sur la table, dans une attitude rendant un hommage vibrant aux tenants de l’hystérie féminine. Elle avait même terminé des soirées en sanglotant, suivies de matinées honteuses, où elle avait cru bon de devoir s’excuser. La dernière en date, relativement récente, l’avait surprise. Elle pensait avoir dépassé ce stade et atteint le calme profond des militantes de longue date, dans une attitude sereine et imperturbable. Mais elle s’était retrouvé face à un homme noir d’une cinquantaine d’années, qui lui avait expliqué, à elle et à toutes les femmes autour de la table, ce que la femme ressentait, ce qu’elle aimait. Beaucoup de femmes aiment qu’on les traite de pute et qu’on les malmène durant le sexe, affirmait-il. Pourquoi Emma n’avait-elle simplement pas détourné la tête ? Elle avait trop bu, et s’était embarquée dans une discussion sur l’érotisation de la violence et le fait que les quelques expériences sexuelles de son interlocuteur n’avaient pas valeur de généralité. Mais il avait continué. Les femmes aimaient la violence, les propos un peu humiliants. Il y avait eu quelques protestations autour de la table, suivies de rires. Emma avait dégoupillé. Les femmes aiment ça ? Et les noirs, ils aiment quoi ? avait-elle fini par lui demander. Lorsqu’ils chantaient le blues dans les champs de coton, c’était pour montrer qu’ils aimaient ça, ramasser le coton ? Il y avait eu un grand moment de silence, puis la tablée s’était défaite dans la gêne. Emma avait ensuite agoni les quelques femmes restées autour de la table en leur lançant des questions rhétoriques d’une voix pâteuse. Ça ne vous gêne pas, vous, qu’on dise qu’on aime être humiliées ? Ça vous aurait dérangé d’ouvrir la bouche pour lui faire fermer sa gueule ? Puis, elle s’était mise à pleurer en se répétant “plus jamais, plus jamais”. Et enfin, elle était allée vomir.

Elle décida donc de s’en tenir à cette sage décision : plus jamais. Mais comment ne pas intervenir ? Ou comment intervenir sans finir écœurée ? Était-ce seulement possible ? Elle se posait ces questions depuis longtemps, tant il lui semblait important qu’il y ait une forme de résistance à certains propos. Elle tentait chaque fois de garder son calme, mais sentait dans son corps le bouillonnement de l’injustice et de l’indignation grossir face à des affirmations auxquelles elle avait envie de répliquer. Elle respirait, cherchait à paraître calme, mais était-ce possible de l’être lorsqu’on vous disait que vous apparteniez à une espèce veule aimant être humiliée ? La colère n’était-elle pas saine, au contraire ? Comment était-ce possible de rester impassible lorsque l’on niait l’évidence des violences qu’elle voyait au quotidien, dans le corps des femmes comme dans les chiffres, années après années, s’abattre avec une cruauté scandaleuse. Savaient-ils de quoi ils parlaient ou ne le savaient-ils pas ? Et qu’est-ce qui serait le pire ? L’ambivalence des femmes violées, la présomption d’innocence, le caractère gris du consentement, la mort sociale des violeurs innocents présumés ; les mentalités qui seraient supposées avoir changé, être en train de changer, commencer à être en train de changer. Elle avait tout entendu et ne voyait plus dans cette mauvaise soupe que surnager le gras, en petites bulles infâmes : celle de la volonté du statu quo, celle du silence, celle du maintien des privilèges. En ruminant tout cela, elle eut peur de s’énerver toute seule, avant même le coup d’envoi. Pour être honnête, se dit-elle, son agacement allait au-delà de la question des violences. Depuis son arrivée dans les ruelles désertées, tout l’irritait : cet implicite qu’elle ne maîtrisait pas, cette saleté et ce laisser-aller qu’ils se permettaient, signe qu’ils n’avaient aucun effort à faire pour les autres ; cette manière de se cacher derrière des grands murs, qui trahissait leur volonté de protéger leur pognon, leur privilège d’avoir autant d’espace et de beauté rien que pour eux. Et cette posture de gauchiste, à voter pour de petits partis plus-à-gauche-tu-meurs, qu’est-ce que cela signifiait ?

Emma s’était reculée dans sa chaise, presque avachie, elle jouait avec les dents de sa fourchette en les faisant rebondir contre le bord de la table. Cécile expliquait qu’elle avait du mal à aider certaines femmes victimes de violences qui n’avaient décidément pas le réflexe de faire des certificats ou d’avoir les bons papiers, pour entamer des démarches judiciaires. Elle semblait leur en vouloir de ne pas lui faciliter la tâche, de pleurer ou de se taire et de se retrouver dans des situations toujours inextricables.

Emma se taisait, passant l’ongle de son pouce sur les dents de sa fourchette. Elle se leva pour aller se chercher un verre d’eau et s’astreignit à respirer sur le trajet de la cuisine pour tenter d’évacuer les effets de sa colère et ceux de l’alcool. Quand elle revint, la discussion s’était orientée sur la question de la prostitution. Autour de la table, sans exception, tous pensaient qu’il était important de laisser les femmes faire leur choix. Invariablement, c’est sur cette thématique qu’Emma rencontrait les plus fervents défenseurs du libre choix des femmes. Elles sont libres de se prostituer, de quoi se mêlait-on, à la fin, par puritanisme ? Tout ce qui l’instant d’avant leur dégoulinait du bec s’était soudain asséché : la dignité, la lutte contre la domination, la souffrance ou même la lutte contre le capitalisme. Qu’un ouvrier s’abîmât le corps à la chaîne dans une invraisemblable course à la rentabilité leur semblait intolérable. Qu’on exploitât la terre et les cours d’eau, au nom du profit et du bon plaisir de certains, cela leur paraissait odieux. Tout n’est pas permis, tout ne s’achète pas . Il faut faire cesser cette ignoble prédation généralisée ! Tout cela leur paraissait fort différent du pilonnage d’une femme pauvre par un homme qui avait son petit capital et qui selon le principe de l’offre et de la demande, avait choisi de venir saloper une chatte qu’il pouvait se payer. Il ne faut pas sacraliser la sexualité, asséna Clément à une tablée totalement acquise. Leur petit anus et leur grande bouche à eux sont pourtant sacrés, se dit Emma. Rien qu’à regarder les moyens avec lesquels ils empêchent quiconque de pénétrer dans leur maison de vacances, il est facile d’imaginer à quel point ils défendraient leur trou du cul. Emma avait repris sa fourchette, et s’absorbait dans sa contemplation pour contenir la montée de salive qui inondait à présent ses molaires. Elle sentait la nausée la déborder mais était incapable de bouger. Fallait-il invariablement qu’elle finisse par dégueuler ?

Comme il faisait très sombre, Cécile se leva pour allumer une série de guirlandes au-dessus de la tablée. Les femmes s’exclamèrent alors en chœur Oh, c’est joli. Un spasme saisit soudain Emma qui, sous le scintillement doux des petites lumières suspendues, vomit en geyser la julienne de légumes. On vit très distinctement se répandre au centre de la table les petits bâtonnets de carottes qu’elle avait soigneusement découpés, dans un bain d’acide gastrique rosi par le vin rouge. Un second spasme, plus violent encore, projeta sa bile, tandis que les convives s’écartaient de la table dans un cri. Un drôle de silence se fit. Emma entendit alors sa fourchette tomber dans un tintement clair de petite clochette. Elle ferma les yeux et ressentit un profond soulagement.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 11 versions.

Vous aimez lire Flora Chazan ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0