1.1 L'homme dans la cellule
Dans l'obscurité ambiante, l'homme tendit son bras devant lui dans l'espoir vain de distinguer ses doigts. Comme à l'accoutumé, il ne discerna rien, peut-être en allait-il mieux ainsi… Ses ongles s'étaient brisées à force de gratter la porte de ses geôliers. Partout les ténèbres régnaient, froides et sinistres. Ses vêtements, depuis longtemps disparus, avaient fait place à des haillons loqueteux imprégnés de sa souffrance, et de la condensation qui suintait de la pierre moussue. Au début, il s'était servi des repas pour évaluer ses jours de captivité. Puis, il s'était rendu compte de cette futilité, au regard de l'irrégularité que ses gardes mettaient à lui prodiguer le moindre soin.
L'homme se tenait recroquevillé dans un coin, la tête calée sur ses genoux, l'esprit dans le vague. On l'avait torturé sauvagement, grossièrement. Ils l'avaient empêché de dormir pour exacerber sa souffrance… Il avait tenu bon, pas longtemps mais assez pour se rendre compte qu'il n'y avait aucun espoir, puis on l'avait torturé minutieusement avec des trésors d'ingéniosité pour le plaisir de lui faire du mal. On l'avait violé brutalement… Pour briser les derniers restes de fierté en lui. Et tout cela avait recommencé de nombreuses fois avant qu'ils se lassent. L'homme avait hurlé de défi, de rage, puis de désespoir. Finalement, il avait supplié qu'on abrège ses souffrances, sans succès.
Maintenant, ils semblaient l’avoir oublié. Lui gardait le sourire, pas un sourire de joie ou de vengeance. Il s'agissait de celui d'un dément, sa raison ayant trouvé refuge dans les méandres de ses souvenirs.
Il dévalait la rue pavée d'un pas léger, un carafon de vin de Venti sous le bras, les marchands aux échoppes le hélaient, vantant les bienfaits de leurs produits.
« Zach ! Zach ! Attends mon garçon, ton père n'aurait-il pas besoin de succulentes figues ? Regarde comme elles sont belles, elles accompagneront n'importe quel type de fromage !
Le vendeur lui tendit sous les yeux une figue dodue d'un mauve étincelant.
– Désolé, je suis de course, je dois amener ce vin à la Sirène Endormie...
– Dis plutôt que tu veux voir la fille de Gothoris ! » répliqua-t-il d'un humour grivois.
Zach lui répondit par un sourire. Plus loin, un elfe mendiait, l’air misérable. Le jeune homme détourna le regard, il fit abstraction de ses sentiments, rien ne devait entâcher cette belle journée… Il continua, s'arrêtant devant l'étal d'un marchand de bijoux. Le jeune homme regardait des foulards de toutes les couleurs, en choisit un d'un vert de jade agrémenté de fines broderies. Il tira le carré au clair, observant comment la lumière rendait le tissu brillant comme une pierre précieuse.
« C'est une soie haradienne, l'étoffe la plus fine que je connaisse. D'où son prix exorbitant mais avec ça comme présent la demoiselle est sûre de vous tomber dans les bras !
Évidemment, il aurait pu la voler sans même que personne ne s'en aperçoive. Mais elle méritait un cadeau honnête... Le vendeur reprit de plus belle.
– Six cids pour le prix de la romance.
Il manqua de s'étouffer, cela valait tout au plus quatre cids, malgré le détail du travail. Il reprit contenance en un instant. Il ne volerait pas, mais il pouvait toujours négocier...
– Disons trois cids et sept sous pour un amour éternel.
– À ce prix-là, c'est ton innocence qui risque d'être éternelle !
– D'accord, disons quatre cids et trois sous et en prime cette ficelle avec les nœuds pour les cheveux…
L'homme sembla réfléchir.
– D'accord, tope là... Tu as fait une affaire gamin !
– N'oubliez pas de faire un emballage cadeau avec ce beau ruban, vous pourrez vous vanter auprès de votre épouse d'être le promoteur du plus beau couple de Bangkhut. »
Il lui tendit les pièces, le gratifiant d'un sourire chaleureux.
Voilà une affaire rondement menée, la ficelle devait bien valoir cinq sous et le ruban sûrement deux sous... Il était en dessous du prix qu'il s'était fixé avant les négociations. Zach prit son colis et le cacha dans le revers de sa ceinture, derrière son dos. Le temps était ensoleillé comme toujours dans le sud. Il reprit sa marche, profitant des rayons du soleil qui réchauffaient sa peau. Le garçon se retrouva face à la bâtisse haute de deux étages. Les fondations en pierres grises soutenaient les colombages en chêne du bâtiment, sur sa façade une enseigne en bois fraîchement repeinte représentait une sirène turquoise dormant sur un lit d'algues. La pancarte fixée par des chaînes gesticulait au gré de la brise. Zach sourit en voyant la façade. La Sirène Endormie n'avait apparemment rien à envier à l'Auberge de son père, mais la renommée du Fou du Roi surpassait celle de toutes les autres auberges. Pourtant, cela n'empêchait pas les deux concurrents de se rendre service et même de s'envoyer des clients. Il s'arrêta devant la porte de chêne brun, souffla un bon coup et rentra d'un pas déterminé. La salle commune était à moitié remplie, l'estrade où se produisaient les artistes était vide pour le moment. Il acheva son inspection et aperçut Nina. Zach esquiva la serveuse qui allait sans doute lui faire du rentre dedans en minaudant pour se diriger directement au comptoir.
« Bonjour, sieur Gothoris, mon père m'envoie vous rendre le vin que vous lui avez prêté.
– Ha ! Zach tu tombes bien! Lorianna est en bas dans la remise en train de faire l'inventaire. Peux-tu y déposer le carafon ?
– Oui, évidemment. »
Le garçon contourna le bar et descendit les marches menant à la cave pour trouver la fille de l'aubergiste, occupée à noter ses comptes dans un livret. Ses longs cheveux roux cascadaient dans son dos, sa simple robe mettait sa taille élancée et ses atouts en valeur. Il se glissa dans les ombres comme lui avait appris son père pour apparaître furtivement derrière elle, et lui souffla son prénom à l'oreille.
« Lorianna… »
La jeune fille sursauta manquant de tomber. Zach la rattrapa in extremis par les hanches plongeant ses yeux dans les siens. Par les dieux qu'elle lui semblait belle… Sa peau laiteuse faisait ressortir ses yeux de biche et son nez fin était moucheté de taches de rousseur lui conférant un air mutin.
« Ho ! Zach, sombre idiot, tu m'as fait peur ! elle porta sa main menue sur sa poitrine. Tu es le pire des benêts.
– Peut-être qu'un cadeau d'anniversaire de grande valeur pourrait te faire changer d'avis à mon propos… il lui déploya son sourire charmeur.
– Tu y as pensé ! ! !
Il lui tendit la ficelle d'un air solennel, le regard de Lorianna semblait déçu, mais la jeune fille fit tout pour masquer son désappointement.
– Comme c'est gentil de ta part…
Il ne put se retenir bien longtemps.
– Tu devrais voir ta tête ! s'exclama-t-il, riant à en perdre haleine.
– Si tu penses que je suis comme la plupart des filles d'auberge prête à se coucher dans l'écurie pour quelques babioles, tu te trompes ! »
Piquée au vif, elle lui tourna le dos boudeuse. Il lui tendit nonchalamment le petit paquet enrubanné de dentelle bleue par-dessus son épaule et attendit sa réaction. La jeune femme s'empara du cadeau d'un mouvement revêche. Elle déballait son présent tout en marmonnant comme une enfant.
« Tu es vraiment le pire des idiots Zacharia Aed'hel Ortaga… elle se figea de surprise, puis reprit. Et je dois être la pire des idiotes pour vouloir vivre ma vie avec toi. elle se retourna le visage radieux. Il est magnifique ! Tu n'aurais pas dû dépenser autant !
– Attends, je vais te le nouer.
Il se servit du carré pour lui attacher les cheveux en un nœud élaboré, avant de continuer.
– Il te va à la perfection ! Pourrais-je récupérer mon lien, maintenant ? »
Elle se pencha vers lui, dessina du doigt le contour de ses oreilles puis apposa ses mains sur son visage imberbe, pour lui donner un baiser langoureux. Puis poursuivit :
« Quant à la ficelle, tu la récupéreras quand tu seras plus sage ! »
Un sourire candide illumina le visage mutin, charmant le cœur du jeune homme.
Des bruits de pas se firent entendre au bout du couloir. Résonnant de l’autre côté pareil au décompte funeste du bourreau. Pris de terreur, Zach se raidit cachant sa tête entre ses bras. Une voix s’était jointe à son esprit tourmenté, marmonnant sa folie.
[ Nous devons tenir bon, nous ne voulons plus souffrir… ]
Les anciennes douleurs qui marquaient son corps faisaient écho à sa peur… Les pas cessèrent devant sa cellule. Il releva légèrement les yeux voyant la porte se découper dans l'embrasure lumineuse dessinée par les torches de l'autre côté. Les pavés humide miroitèrent sous la porte, puis les clefs cliquetèrent dans la serrure. Ses ravisseurs n'étaient clairement pas là pour le nourrir, son cœur s’accéléra , il se remit à ânonner de plus belle, tremblant de tout son être. La porte s'ouvrit sur un chevalier en armure massive noire décorée de fin liseré d'or. Dans la fente du heaume on pouvait voir ses yeux gris acier révéler du dégoût. Il s'exprima d'une voix rauque.
« Sors de là ! Mes maîtres veulent te rencontrer ! »
Il se retourna sans même se soucier d'une éventuelle attaque, sûr de sa force. Derrière l'inconnu, deux gnoles, bêtes humanoïdes à la tête de hyènes portaient des armures de cuir disparates. Ils le fixaient d'un regard torve. La voix dans son crâne se fit suppliante.
[ Obéis, on ne veut plus souffrir, par pitié… ]
Résigné, le captif se releva difficilement et boita le dos voûté jusqu'à l'entrée. Les gardes l'encadrèrent pendant que le sombre chevalier ouvrait la marche. Zach dévalait le couloir taillé dans la roche du mieux qu'il pouvait, essayant de ne pas provoquer le courroux de ses gardiens. Au sol, en guise de décoration, des têtes humaines côtoyaient des crânes plus anciens, on pouvait encore lire l'effroi marqué certains visages. Le jeune homme passait, se forçant à regarder droit devant lui. La voix lui promulguait toujours ses conseils de survie. Il passa devant la salle de torture et ses jambes fléchirent, un coup de pied de la bête qui fermait la marche le rappela à l'ordre. Extirpant à son congénère un rire hilare, qui lui dévoilait ainsi des crocs jaunis et irréguliers.
Puis vint une volée de marches plus difficile pour lui, car il devait s'appuyer sur sa jambe atrophiée. Les pas du petit groupe résonnaient dans les cavités rocheuses, mais déjà au-dessus d'eux, un bruit commençait à gronder au fur et à mesure de leur avancement. Ils débouchèrent à flanc de falaise dans une grotte immense, une faille scindant en deux la voûte de la caverne, laissant entrapercevoir une veine de ciel gris, suffisant à lui éblouir la vue. Il lui fallut quelques secondes pour voir ce que son esprit avait déjà deviné par le bruit. Une cité s'étendait devant lui.
Accrochées aux parois et sur les différents promontoires, des masures faites de brol se disputaient des emplacements improbables reliés par des passerelles de corde. Grouillant dans cette architecture chaotique, une population hétéroclite faite de monstres en tout genre, orques, trolls, goules et morts-vivants côtoyaient des bêtes mythiques, voire inconnues, trop nombreuses pour toutes les détailler...
Plus loin, en contre bas, un commerçant faune défiait un elfe noir pour une raison inconnue, sortant une dague de son fourreau de l'autre côté de l'étalage de nourriture, celui-ci lui répondit par un sourire méprisant . Des cris de disputes éclatèrent plus haut sans savoir d'où ils provenaient.
Tous vivaient là, dans une dangereuse et violente cohabitation. Une senteur pestilentielle empestait de cette vie grouillante ou peut-être était-ce les odeurs de souffre émanant de la rivière de lave que l'on pouvait apercevoir au plus profond du gouffre.
Il était dans la faille de Sombrevie…
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