6. Les marais
L'embouchure trop large et trop profonde ne permettait pas la traversée à gué. Le paysage faisait place à un marécage traître, où de hautes herbes masquaient les étendues liquides. Contraint, Arsen décida malgré lui de remonter en amont afin de trouver un passage praticable vers la rive opposée. Les arbres aux racines aériennes émergeaient de l'eau croupie. Ils avaient des formes fantasmagoriques d'où des mousses filandreuses pendaient au-dessus d'un brouillard bas constant… La réputation du marécage de la Gueuse n'était plus à faire. Des araignées venimeuses et des sangsues grosses comme des carpes y avaient élu domiciles. Mais pire encore, les miasmes émanant du marais étaient connus pour faire ressortir le pire aspect chez les Hommes. C'est pour cela que la première expédition, suivie de son armée, avait opté pour la forêt de Dumbrall pour rentrer en territoire chaotique.
Arsen, muni d'une branche, sondait le sol devant ses pas, précaution élémentaire dans cet environnement malsain. A plusieurs reprises dans sa journée, il entraperçut brièvement, émergeant du brouillard, des araignées de la taille d'un chien. Elles semblaient l'observer à bonne distance. Une autre plus téméraire se tenait sur une branche, faisant claquer ses mandibules dans sa direction. Une coulée de peur lui parcourut l'échine. La voix s'employait à les rassurer et psalmodiait toujours la générosité de son maître Az'qeghaak. L'avancée se faisait lentement, le terrain était difficile et ses occupantes jouaient sur le moral du jeune homme. à cela s'ajoutaient les miasmes du marécage. Ces derniers rendaient sa voix encore plus soumise à son maître mais aussi plus belliqueuse concernant le reste. Sa dualité folle profitait des angoisses de l'autre pour gagner du terrain sur sa raison. Entre chien et loup, alors qu'il cherchait un abri sécuritaire pour la nuit, le jeune homme entendit crier à l'aide.
[ Ne te mêle pas de ça… Le maître nous a confié une mission… Obéis… ]
Arsen décida de l'écouter et passa outre les supplications. Toujours apeuré par les insectes géants autour de lui mais se sachant protégé par son maître, il contint sa peur… Peu lui importait d'où venait la source, en cet endroit seuls des problèmes pouvaient survenir. Il continua à chercher un refuge, oblitérant les appels… Les effluves pestilentiels prodiguaient toujours leurs influences pernicieuses sur son esprit dérangé. Au détour d'un fourré maigre, bariolé de filets d'arachnide, il entra dans une clairière. Celle-ci semblait épargnée par les eaux stagnantes et les émanations putrides. Le lieu semblait à part, en comparaison au reste des marais. Des fleurs fanées restaient accrochées à leur buisson, un ruisseau asséché laissait ses galets à nu. Les herbes hautes étaient couchées au sol autour d'un obélisque en pierre naturelle comme si une forte bourrasque les y avait contraintes. L'endroit avait été autrefois un lieu de magie naturelle, maintenant seules des toiles d'araignées marquaient la flore.
« C'est bien ma chance ! Coincé dans une toile et il faut que ce soit un imbécile d'humain qui surgisse…
Arsen tourna son attention vers la voix aiguë, quelque chose semblait gesticuler dans les filaments translucides.
– Tu m'entends ? Et toi ! L'idiot du village ! Aide-moi ! Tu m'entends ? Hé, ho ! »
Il plissa les yeux cherchant à comprendre à qui appartenait les appels au secours. En se concentrant, un petit être lui apparut finalement. Un féetaud se trouvait pris au piège dans un filet collant. Le choix s'ouvrait à lui ; le libérer ou le laisser à son destin…
[ Laisse-le ici... Il va être un poids pour nous... Tuons-le plutôt… ]
Dans sa tête, le conflit faisait rage, la voix démente prônait l'individualisme alors que l'autre mettait en avant les vestiges de solidarité que sa mère lui avait inculqué. Contre toute logique, il décida d'aider le prisonnier. Délicatement, Arsen l'extirpa de son piège retirant les filins qui étaient restés collés à ses ailes de libellules. Le féetaud était à peine plus grand que la main d'un nourrisson.
[ Argh! Non, idiot... Il faut obéir au maître… ]
« C'est bon ! Stop ! Tu vas abîmer mes ailes ! C'est étonnant qu'un crétin comme toi puisse me voir ! Normalement, seules les races ayant des affinités avec la magie peuvent me percevoir. Et rares sont les humains ayant le don…
– Premièrement, je ne suis pas un crétin. Deuxièmement, tu devrais montrer un peu plus de gratitude à ton sauveur…
– Oui, oui si tu le dis... Que fait un mage d'Eliteas aux frontières de l'Empire Confédéré ?
– Je ne suis pas mage. Si tu veux tout savoir, je suis un métis, ma mère était elfe d’ou le fait peut-être que je puisse te percevoir…
Arsen évoquait ses origines avec honte. Pour les hommes, le métissage était quelque chose de tabou. Rare était les naissances provenant de ces unions. Par plusieurs aspects les Elfes dominaient les humains et c'était cette jalousie ancrée depuis des siècles qui en était une des causes. Avec le temps les hommes étaient venu à détester les autres races leur attribuant le résultat de leur malheur... Ainsi, les enfants nés d'une union mixte était mal venu.
– Ho ! Je me disais bien que tu étais trop beau pour être un homme de souche pur... Je me présente Dill Belle-Poussière, mais appelle-moi seulement Dill. Je n'aime pas le reste, ça ne fait pas assez viril... Mes parents auraient dû m'appeler Dill Longue-Tige ou Dur-Épine ! Si tu vois ce que je veux dire... Le féetaud appuya ses propos d'un clin d’œil lubrique.
Pendant qu'il se vantait, le jeune homme s'employait à allumer un feu, espérant couper court à cette discussion sans intérêt pour lui. Mais le petit être ne l'entendait pas ainsi.
– Mon cercle a disparu.... Je suis à la recherche d'une congénère, histoire de planter ma graine et de créer un nouveau cercle. Et toi ? Que fait un métis par ici ?
[ Tu vois... Il est trop curieux... tue-le... ]
Arsen réprima ses pensées, se concentrant sur l'élaboration de son feu de camp.
– Je vous ai délivré sieur Belle-poussière, vous êtes libre de vous rendre où bon vous semble.
D'un bond, le féetaud se trouva face à face avec le jeune homme. Battant frénétiquement des ailes, l'expression de son visage cramoisie exprimait clairement la colère. Dans sa main, une épée dégainée constituée d'une de ces longues épines qu'il avait vu auparavant le menaçait.
– JE VIENS DE TE DIRE QUE JE N'AIMAIS PAS QUE L'ON M'APPELLE PAR MON NOM !
D'un frétillement, Dill libéra de ses pores brillants une fine poussière qui hébéta le garçon. Il resta ainsi plusieurs secondes avant de reprendre ses esprits. Afin de calmer son interlocuteur, il préféra répondre à sa question.
– Je me nomme Arsen, je suis barde itinérant. Et mon histoire est trop longue pour la raconter à n'importe qui. Dit-il éludant sèchement la réponse.
– Bon, d'accord... Mais avec un caractère comme le tien, je suis prêt à parier que les humaines doivent te fuir...
C'était l'écorché qui se moquait de l'égorgé... Mais Arsen garda pour lui cette remarque.
– Bon il vaut mieux se coucher tôt, je suppose que demain il y aura beaucoup de chemin à parcourir...
Le féetaud s'installa dans une des cavités de la pierre qui était apparemment un nid de fée, laissant le jeune homme éberlué du sans-gêne de celui-ci. Puis, il grignota un biscuit. Demain, il lui annoncerait qu'il ne pouvait pas voyager avec lui. Il s'assit près du feu.
– J'entame le premier tour de garde pour surveiller les araignées, puis je te réveillerai à ton tour.
– Pas besoin de tour, nigaud, le cercle diffuse encore assez de magie pour tenir les araignées éloignées. Pour les plus petites, le feu devrait faire l'affaire... Tu sais, il y a pire que les arachnides dans ces marais... Il se retourna, se calant bien dans son trou.
[ Il essaie de nous effrayer... Tue le... Obéi au maître… ]
– Comme quoi ?
– Comme Shehxu le putride, c'est une scolopendre qui libère des phéromones nauséabondes. Il se nourrit d'êtres vivants et de charognes. Il est bien plus grand que moi...
Arsen retint un sourire afin de ne pas énerver son compagnon... Un rat était déjà plus grand que lui. Mais il est vrai que certaine espèces pouvaient être aussi longues que le bras d'un homme.... Mais il avait mieux à penser. Toute la nuit , la ronde incessante des araignées se fit entendre en lisière du cercle. Et la voix dans sa tête devenait de plus en plus hargneuse, exigeant la mort du féetaud... Il se réveilla au matin, manquant de sommeil et avec des cernes plus sombres qu'à l'accoutumée.
– Dill, je suis désolé mais nous ne pouvons pas voyager ensemble...
– Ne dis pas de bêtise, Arsen, tu m'as sauvé la vie, désormais je suis ton débiteur. En plus, tu peux me voir...
– J'ai une mission importante à accomplir.... Ne le prends pas mal, mais tu me ralentirais.... Désolé.
– Une mission importante ? .... Toi ? .... Un troubadour vagabond... Raison de plus pour m'accepter ! Je vole, les humains ne me voient pas. Tu trouveras bien une utilité à ma compagnie, ainsi je te paierai ma dette !
– Je ne sais pas...
– De toute façon, tu ne pourras pas m'empêcher de te suivre ! Et je connais le chemin qui nous ramènera vers l'Empire Confédéré. Je pourrais enfin voir des humaines de près. Ha ! J'imagine déjà les poitrines que je pourrais admirer ! Tu crois que je pourrais en toucher ?
Dill n'écoutait plus, ses fantasmes obscènes avaient pris le relais. Il n'y aurait pas moyen de se débarrasser de lui. Arsen venait de comprendre que la dette n'était qu'une excuse.
Bon gré mal gré, ils partirent ensemble... Dill guidait le duo à travers les marais et ses occupants. Il fallut marcher très tard dans la nuit pour enfin arriver à un passage permettant de passer à gué. L'eau gelée montait jusqu'au torse du barde, le féetaud, assis tranquillement sur son épaule, l'encouragea de chansons paillardes de son cru. Finalement, exténué, ils se reposèrent sur la rive à l'abri des miasmes toxiques.
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