3. Le château des songes
« La vie nous habitue à la mort par le sommeil.
La vie nous avertit qu’il existe une autre vie par le rêve.
— Eliphas Lévi »
Celle qui pénétra dans la pièce ne pouvait moins ressembler à l’inspecteur dont Julie attendait le retour. Ses cheveux auburn cascadaient le long de ses épaules en deux tresses relâchées. Elle s’avança jusqu’à plaquer ses paumes sur la table. De cette position, elle dominait Julie de toute sa hauteur. Mais la jeune femme évita de lever les yeux.
Car, dès son entrée, elle avait réalisé le piège dans lequel elle ne cessait de s’engluer. Julie pouvait deviner que l’inconnue ne faisait nullement partie des forces de police. Son accoutrement étrange la désignait indéniablement comme membre d’une communauté de sorciers. Elle n’aurait cependant pas su affirmer avec certitude s’il s’agissait de la Fondation ou de la Confrérie. La jeune femme maudit Jason de ne pas lui avoir parlé plus en détail de ces organisations. Le libraire s’était contenté de la jeter dans ce nouveau monde avec un avertissement qu’elle n’avait même pas réussi à prendre au sérieux.
— Est-ce pour ça que vous nous avez fait venir ? soupira la sorcière avec un fort accent allemand.
— Ravie de constater que j’ai une quelconque importance à vos yeux, railla Julie.
— Je suis Ayanne, responsable adjointe aux relations externes d’Aidan. J’attends une explication.
Julie n’avait aucune idée de qui pouvait bien être cet Aidan.
— Julie. Je ne suis personne. Et comme je n’ai rien à voir avec vos affaires, que diriez-vous de me laisser enfin partir ?
La femme ne sembla pas se contenter de cette réponse. Ses yeux filèrent alternativement entre elle et le plafond de la pièce. Une expression d’effroi se peignit un instant sur son visage, mais elle reprit rapidement son air impassible.
— À votre guise, affirma Ayanne avec une pointe de satisfaction dans la voix.
Julie se leva et commença à se diriger vers la sortie.
— Mais j’ose espérer, continua la sorcière, que les quatre heures de trajet que j’ai effectuées ne vont pas s’avérer inutiles.
La jeune femme s’arrêta, une main sur la poignée de la porte.
— Qu’avez-vous donc de si intéressant à me proposer ? s’étonna-t-elle.
— Une place parmi nous, si vous le souhaitez. La Fondation n’a pas pour vocation de refuser de potentielles recrues, voyez-vous. Si vous acceptiez de me suivre, nous parviendrions à conclure un arrangement satisfaisant.
Le sourire d’Ayanne paraissait honnête. Julie ne prit pas le temps de peser le pour et le contre, et hocha la tête. Après tout, elle lui semblait sincère. Et la sorcière lui offrait là sûrement sa seule chance d’en apprendre plus sur ce monde dont elle avait injustement été écartée.
— D’accord, acquiesça-t-elle.
Elles sortirent de l’austère commissariat et se dirigèrent vers une Nissan Juke flambant neuve. Une fois installées à l’intérieur, les deux femmes quittèrent la ville et s’engagèrent sur l’autoroute.
— Il fait vraiment froid dans votre voiture, tenta Julie.
— La climatisation est en panne, répondit Ayanne avec un regard appuyé vers l’arrière.
La sorcière passa un appel entrant sur son kit mains libres.
— Also, was denkst du ?
— Sie kontrolliert es.
— Aber weißt sie das ?
— Ich glaube nicht. Es ist für ihre Augen unsichtbar.
— Sei vorsichtig, Ayanne, conclut son correspondant.
Julie avait la désagréable sensation que la conversation portait sur sa petite personne, mais ses cours d’allemand remontaient à des années de cela, et elle ne parvint pas à en comprendre le moindre terme. Elle frissonna, soudain étreinte d’un doute. Avait-elle bien fait d’accepter la proposition d’Ayanne ? La femme raccrocha et ne prononça plus un seul mot durant le reste du trajet.
Les indications se succédaient. Hundscheid, Düsseldorf, Keulen, Bonn… Une direction revenait souvent : Frankfurt. Du paysage allemand, Julie ne retint qu’une alternance d’arbres et de plaines, d’éoliennes et de grandes étendues de panneaux photovoltaïques. Sur l’écran de son smartphone, elle suivait distraitement le point bleu de sa position. Une sortie leur permit finalement d’arriver dans un village nommé Mittelsinn. L’endroit, entouré de bois et de champs, n’avait même pas été complètement cartographié par Google.
Ayanne s’arrêta sur l’aire d’une petite station-service en bordure de la forêt. Julie en profita pour filer aux toilettes et se dégourdir quelque peu les jambes. Un paquet de chips en main, elle rejoignit sa compagne avec un sourire de circonstance. La fin du trajet se déroula dans le même silence pesant, troublé seulement par le bruit de l’emballage vide que Julie chiffonnait. Les troncs défilaient, tous semblables les uns aux autres. Sur la carte, la localisation indiquait une réserve naturelle perdue au milieu de la forêt. Le réseau tressautait, sans cesse hors connexion. Il finit par ne plus afficher qu’une petite croix au niveau de l’antenne. La jeune femme éteignit son téléphone devenu inutile pour en conserver la batterie.
— Bienvenue à Aidan ! finit par annoncer Ayanne.
— Je ne vois rien de particulier, s’étonna Julie. Seulement des arbres !
— Un sort protège le monastère des visiteurs indiscrets, avoua la sorcière. Regardez attentivement.
La voiture traversa la barrière invisible. Sans le moindre signe précurseur, le paysage se modifia pour laisser apparaître deux hautes tours de pierre beige dissimulées dans la vallée. Quelques tentes grises se dressaient le long de l’un des murs d’enceinte. De cette distance, Julie distinguait à peine les silhouettes qui se mouvaient entre les différentes parties du bâtiment. Elle fronça les sourcils.
— Ne me dites pas que vous vivez dans un vieux château en ruines ! Je m’attendais à mieux de la part de la Fondation.
Ayanne stoppa net et se tourna vers elle.
— Tais-toi ! grommela-t-elle. Tu adopterais un autre ton si tu savais ce qu’il s’est passé ici.
Elle souffla et se remit en route.
Deux grandes arches gardaient l’entrée du monastère. La sorcière adressa un signe de la main à quelques ouvriers occupés à transporter de lourdes pierres dans une brouette. Elle gara la voiture sur une aire sablonneuse transformée en parking improvisé.
— Suis-moi.
Une bourrasque automnale l’accueillit à l’extérieur. Elle leva les yeux vers le ciel d’un bleu limpide, sans aucun nuage. Les pépiements des oiseaux et le vent dans les branches se mélangeaient aux bruits des conversations étouffées un peu plus loin. La lumière des torches soulignait chaque détail de l’architecture tandis qu’elles s’engageaient dans un couloir. La jeune femme regardait tout autour d’elle. Elle passa sa main sur les blocs rugueux de la paroi et un doux picotement envahit ses doigts.
Ici, la magie imprégnait tout, jusqu’au moindre courant d’air. L’énergie qui se dégageait de l’édifice lui donna le vertige. Elles montèrent l’escalier aux marches usées par le temps, et Ayanne poussa difficilement une lourde porte.
— Attends là, lui dit-elle. Je viendrai te chercher.
Julie entendit avec stupeur la clé tourner dans la serrure. À la sensation glacée qui la traversa, elle comprit soudain qu’Ayanne l’avait piégée.
La petite chambre aux murs clairs, meublée simplement d’un lit, d’une table et d’une armoire en bois, ne lui offrait aucune issue à cette situation. La jeune femme s’en voulut de sa naïveté. Pourquoi accordait-elle immédiatement sa confiance dès qu’elle se trouvait confrontée aux sorciers ?
Le soir commençait à tomber. Julie se pencha par-dessus le bureau. Elle put apercevoir la cour carrée un étage plus bas. Les feuilles d’un grand chêne en masquaient une partie, mais des hommes vêtus de capes traversèrent son champ de vision. Elle se demanda un instant ce que signifiaient les couleurs de leurs vêtements. Tous ne portaient pas le même habit beige qu’Ayanne... Le souvenir du libraire engoncé dans son imperméable et la fin de son séjour à Londres surgirent soudain à la lisière de son esprit.
— Et si nous partions en balade à présent ? suggéra Jason. J’ai quelque chose à te montrer. Donne-moi la main.
Julie se retrouva emportée dans un monde tout à fait différent de la petite boutique. Une brise jouait avec ses cheveux et le bruissement des feuilles couvrait le son des voitures et des hauts bus à impériale rouges.
— Incroyable ! s’exclama-t-elle. Cet endroit existe-t-il réellement ?
— Mais bien sûr, affirma-t-il. C’est Saint James Park.
La jeune fille s’élança dans les allées. Les pétales des cerisiers en fleurs volaient tout autour d’eux.
— Ça ressemble à de la neige ! rit-elle. Et ce tronc là-bas ! On dirait un dragon au bord de l’eau !
— Ravi que cela te plaise, sourit Jason. Mais nous ne sommes pas venus ici pour admirer le paysage, je te rappelle.
Le regard de Julie fut soudain attiré par les branches de l’arbre au-dessus du reptile imaginaire. Trois corbeaux s’y lustraient tranquillement les plumes. Elle ne put en détacher les yeux.
— Ces oiseaux sont des protecteurs, lui apprit Jason. Là où tu les croiseras, tu seras certaine d’être en sécurité désormais. Mais ne voulais-tu pas te débarrasser de ces rêves ?
— Si, bien sûr ! se rappela-t-elle. Comment ?
— Je vais t’expliquer…
Julie loucha sur le pendentif qui l’accompagnait depuis qu’elle avait quitté Camden. Toutes ces années, elle l’avait dissimulé sous son col sans même y prêter une quelconque attention.
— Sans ce truc, je ne serais pas enfermée ici ! réalisa-t-elle.
Elle le lança à l’autre bout de la pièce et ferma les yeux, allongée sur le lit glacé.
La créature de ses cauchemars apparut soudain au milieu de l’une des pelouses. Suspendue à quelques centimètres de l’herbe, elle fixait Julie de son regard obscur.
— Tu dois la combattre, affirma Jason. Sans cela, elle ne partira pas.
— Je ne sais pas comment faire, s’inquiéta la jeune fille.
— Ce monde n’existe pas, ce n’est qu’une création de l’esprit. Ici, tu possèdes la capacité d’agir comme tu le souhaites.
— Mais si elle ressemblait aux corbeaux ? Si elle ne me voulait pas de mal ?
L’entité se mit alors en mouvement. Ses brins d’ombre se transformèrent en d’épaisses cordes noires qui filèrent vers Julie. Deux rangées de crocs acérés s’élancèrent à la suite de l’obscurité.
— Ne recule pas ! Choisis une arme et bats-toi !
La jeune fille baissa le regard vers l’arc apparu dans ses mains. Anxieuse, elle encocha une flèche et tira en direction du mur sombre qui fonçait sur eux. Le projectile demeura fiché en l’air. Mais la brume faiblit et s’éloigna de quelques mètres. Julie recommença, avec un peu plus d’adresse.
Elle ouvrit les yeux sur l’environnement feutré de la librairie.
— Est-ce que j’ai réussi ?
— Bien entendu ! Et à présent que tu sais comment faire, plus aucun cauchemar ne viendra briser tes nuits, je peux te l’assurer.
Il passa une chaînette autour de son cou.
— Garde ceci sur toi en permanence pour éviter que quelque chose de semblable ne se reproduise. Maintenant, file ! Tu es déjà en retard.
Troublée, Julie se dirigea vers la sortie.
— Et je veux que tu me promettes une chose, l’arrêta Jason.
La jeune fille lui lança un regard interrogatif.
— Quoi qu’il arrive, reste à l’écart de ces sectes. La Confrérie ne songera qu’à exploiter ton pouvoir. Quant à la Fondation… j’éviterai de te révéler le sort que ses membres te réservent s’ils te mettent la main dessus…
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