Narcisse - partie 1/3
Au commencement, le beau Narcisse ne s’aimait pas. Son âme entière était tournée vers l’extérieur. Sa beauté indolente avait pourtant ce quelque chose de captivant et d’angélique. On l’aurait vu, plus jeune, chérubin, et plus fier, Phoebus. À vingt ans, il avait gardé la candeur du premier et gagné la grâce du second ; il constituait pour la majorité des femmes un sujet de rêverie plus encore qu’un objet de désir. Cependant le miroir ne l’avait pas encore perverti, et s’il savait qu’il n’était pas hideux, il avait aussi conscience des mouvements imparfaits de son coeur qui auraient pu, à trop y regarder, le rendre haïssable à lui-même. Aussi ne flattait-il jamais son corps et ne dédaignait-il jamais son coeur, ayant cette sagesse infinie : de se savoir toujours imparfait et vulnérable tout en reconnaissant la perfection et la robustesse dans la nature.
C’est pourquoi il épousait les contours de la réalité avec tendresse. Il eut semblé qu’il fût un rêveur de tous les instants, tant il avait de la délicatesse pour toutes les fleurs, des larmes pour toutes les peines et des chants pour tous les chants.
Narcisse, en effet, était beaucoup aimé et rendait bien cet amour. Il paraissait envers chacun bon et doux, cependant il ne s’était jamais épris d’une femme : aimé par toutes, il n’avait peut-être jamais senti le besoin d’en aimer une. Il cultivait en revanche l’amitié. Tirésias, son ami le plus cher, jouissait de la plus grande part de sa compagnie. Narcisse prenait beaucoup de plaisir à le chercher chez lui au printemps car il fallait pour cela traverser le bois et passer par le lac, où il y répandait un peu de son amour et où il en recevait. Il ne demeura pas moins que l’attention féminine lui demeurait toujours portée. Un jour qu’il était invité à dîner chez Tirésias, sa mère se coupa un doigt, au lieu d’une tomate, tant elle était absorbée dans la contemplation de son visage plutôt que de sa cuisine.
Ces visites quotidiennes faites par Narcisse à Tirésias eurent un autre effet. Plus qu'inattendu, osons dire : fatal.
Le destin voulut que les heures de l’après-midi où Narcisse longeait le lac fussent les mêmes où une jeune fille, parfois seule, parfois accompagnée, passait nourrir les canards avec de vieux morceaux de pain. Les premières fois, ils passèrent inaperçus l’un pour l’autre, puis Narcisse finit par la voir ; il lui trouva alors une certaine grâce et s’en rendit curieux. Une fois, ne sachant ce qui se cachait au fond de son cœur ni ce qui frissonnait dans l’avenir - sans quoi il aurait assurément reculé -, il s’approcha de la jeune fille qui ne le voyait toujours pas.
Bonjour, mademoiselle, dit-il quand il fut près d’elle. Puis-je vous demander votre nom ?
Echo, répondit-elle en faisant glisser les dernières miettes de son pain. Et le vôtre ?
Ayant reçu la flèche de son regard, le jeune homme répondit hébété.
Narcisse.
Enchantée. Nous connaissons-nous ?
Non.
Il s’enfuit.
Une pierre jetée dans un lac dresse des ondulations qui se meurent en avançant. La pierre que Narcisse venait de recevoir avait soulevé une vibration inattendue qui ne voulait pas s’éteindre... et qui ne fit qu’enfler. Que fut la pierre ? Un regard, son regard, le regard d’Écho. Que fut le lac ? Son coeur. La vague qui ne s’abattait pas mais gonflait chaque jour sans qu’on sût pourquoi, sans qu’on pût la contrôler ou la comprendre, cette vague immense qui gagnait en immensité, troublée et terrible ? C’était son amour. Comme beaucoup de jeunes hommes Narcisse tombait amoureux et comme beaucoup de malheureux il en devenait malade. Pas immédiatement, non. Le regard n’était qu’une flamme allumée ; il fallait encore qu’elle le mijotât. Il ne se rendit compte de rien le premier jour, sinon d’une humble agitation, que dis-je, un trouble, un état moins tranquille qui l’avait pris une fois et qui le reprenait d’autres fois sans raison.
Il revint les jours suivants chez Tirésias, tout comme à son habitude, quoiqu'il pressait le pas avant le lac et le modérait après. Il se surprit à chercher la fille du regard quand il passait par là - bien qu’il allait furtivement, honteux de la façon un peu gauche avec laquelle il l’avait abordée - et s’aperçut qu’il pensait à elle, souvent pour des motifs qui lui étaient assez éloignés. Écho ne manquait jamais un rendez-vous, mais contrairement à lui semblait ne pas l'apercevoir, ou pire, l'ignorer.
Néanmoins une fois Narcisse ne trouva pas, comme il s’y attendait, Écho nourrissant les canards du lac - c’était une nouveauté depuis près d’un mois, c'est-à-dire depuis le jour où il lui avait parlé. En un instant, il s’affola, raisonna, s'apaisa, angoissa, s’agita. Elle n’était pas là. Elle viendrait demain. C’était certain. Mais si elle ne venait plus ? Il serait impossible de la retrouver. Il avait là-dessus un sombre pressentiment qu’il n’arrivait pas à chasser.
Le jour suivant, elle n’y était pas, et le jour d’après, pas plus que la veille. Il traversa le lac désespérément chaque jour, deux semaines durant, sans résultat. Aussi lorsqu’il arriva à cette maisonnette aimante qu’était la demeure de Tirésias, il était très pâle. Si la nature de ce trouble restait candidement ignoré de Narcisse, il n’échappa pas à Tirésias, qui voyait par ailleurs beaucoup de choses. Comme il venait de trouver Narcisse dans le jardin, il lui parla bas, ce qui est le ton de la compassion.
Je te trouve mal, Narcisse. C’est elle ?
Le jeune homme reçut comme une commotion. Il n’avait jamais parlé d’Écho.
Viens, ma cousine est là. Je dois te la présenter. Elle te remonterait peut-être le moral.
Narcisse était loin de le croire. Tirésias le conduisit dans la cour, depuis où l’on voyait à la fenêtre un bout de personne mis dans une robe verte. Son ami ajouta d’un ton grave et inconnu :
Qui que soit cette fille, Narcisse, il faudra l’oublier.
Narcisse le suivait. Ils passèrent la porte d’entrée puis l’humble vestibule et débouchèrent dans le salon.
Le bel homme eut un second sursaut, si ce n’est un ébranlement profond : Écho était là. Assise contre la fenêtre, le front penché sur son téléphone, absorbée. Il se crut béni du Ciel. Ils furent présentés. Narcisse était joyeux, et elle étonnée par ses emportements.
Comme Écho rendit d’autres visites à son cousin, ils se virent tous les trois plusieurs fois les jours qui suivirent. Inutile d’en évoquer le plaisir de Narcisse. Il ne se lassait pas de la voir, de l’écouter parler, de lui répondre... Mais la glace de son indifférence lui portait des coups rudes. Il les supporta huit semaines. Un jour, il lui offrit un bouquet de fleurs blanches. Il échappa sûrement à Narcisse que Tirésias le savant l’observait au loin en soupirant :
Hélas !
et qu’il pleurait.
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