Épilogue
Samedi 4 novembre 2023
Assise sur une chaise en plastique blanc, je surveille le manège d'un regard vide et fatigué. Ma jambe droite tremble, je reporte du poids dessus pour faire cesser ce trouble. Les gargouillis de mon ventre m'empêchent de réfléchir correctement. J'ai très peu mangé de la journée. À la moindre bouchée, les nausées se réveillent. Une ombre passe devant moi, je cligne des yeux, me faisant revenir à la réalité. Une fois debout et d'une main fébrile, j'aide les enfants à descendre et à rejoindre leurs parents à moitié endormis sur les barrières en bois.
« Il est dix-huit heures, les portes de votre parc d'attractions ferment. J'espère que vous avez passé un bon moment en famille », annonce une voix avec entrain.
Je verrouille le portillon, prends une longue inspiration et expiration afin d'essayer de me détendre. Peine perdue. Le plus dur est à venir.
Un à un, les moteurs des manèges s'arrêtent. Un silence apaisant s'installe, permettant aux employés d'enfin retirer leurs boules Quies. Tout le monde s'active pour ranger et fermer son poste de travail. De mon côté, je boucle la cabine avec un cadenas, puis je vais couper le courant dans un local à quelques mètres de l'attraction dont je m'occupe.
La foule chemine vers la sortie, en traînant des pieds. Certains se rendent vers le seul jeu encore ouvert : les toboggans. Les descentes se font avec l'aide d'une toile de jute. La file d'attente s'amenuise de minute en minute. D'autres déambulent dans la rue principale, afin de trouver le souvenir adéquat : chapeau de cow-boy, bandeau d'indien coloré, photographie attractive... Sur le parking, les voitures s'agglutinent, provoquant un embouteillage. Pour désencombrer, certains membres du staff n'hésitent pas à faire la circulation.
Je me dirige vers les bureaux afin de déposer mes clés et mon talkie-walkie. Sur mon chemin, je croise les cow-boys qui ramènent les chevaux aux écuries. Je fais signe à un des cavaliers pour qu'il s'arrête, ce qu'il fait avec le sourire. Pour le remercier, je le lui rends et en profite pour caresser le bel étalon à la robe alezan. L'animal se rapproche de moi et dépose légèrement son museau sur mon épaule. Mon front contre ses poils soyeux, je ne peux empêcher mes larmes de couler. Le sentant s'agiter, je me retire, le cajole une dernière fois et continue ma route tout en essuyant discrètement mes yeux avec la manche de ma chemise.
Devant le préfabriqué, quelques collègues discutent sûrement de leur après-midi. J'entre dans le local à clés, accroche celles de mon manège, mets ma radio en charge et rejoins mes camarades. D'une oreille distraite, je les écoute tout en balayant les alentours du regard. Je bloque sur une scène maintes fois observée : un enfant en pleurs, assis par terre, sa mère le suppliant de se calmer. Elle tente le chantage, les paroles douces, l'autorité qu'elle n'a pas… Rien n'y fait. Excédé, son mari la pousse, attrape son fils qui gigote dans tous les sens et le porte sur ses épaules comme un sac de patates. Je les suis des yeux un instant, puis reporte mon attention sur la porte du bâtiment.
Le temps passe, mes camarades disparaissent et je me retrouve seule au milieu de la cour. Soudain, je sens une présence derrière moi. Un souffle chaud vient effleurer mon cou ainsi que ma joue. Je frissonne, mon cœur et ma respiration s'emballent.
— Il faut que je te parle, me murmure-t-il au creux de l'oreille.
Je me retourne pour lui faire face. J'aperçois une lueur briller dans ses yeux noisette.
— Tu vois où est la mairie de Carlan ? me demande-t-il.
— Oui.
— J'ai encore quelques petites choses à régler. Rejoins-moi dans un quart d'heure, vingt minutes.
Sur ces simples paroles, il regagne le bureau. Je reste là quelques secondes, un sourire idiot sur les lèvres...
Je me rends aux vestiaires. Un nœud douloureux commence à se former dans mon estomac. Dans la pièce étroite, sans âme, froide, je n'ai même plus la force de me changer. Je récupère mes affaires et ressors aussi vite que je suis entrée. Je prends une bonne bouffée d'oxygène et me dirige vers ma voiture avec une vive anxiété. Avant que la barrière du parking pour les salariés ne se baisse, je fais marche arrière et regagne la sortie. J'évite les bouchons en empruntant un chemin que chaque employé du parc connaît. La concentration me fait défaut. Des questions, des appréhensions assaillent mon esprit. Il avait besoin de temps pour remettre ses idées en place, pour être sûr de ses sentiments. Une semaine s'est écoulée. Je redoute ce qu'il va m'annoncer. Les tremblements recommencent, mon cœur bat de plus en plus vite, mes joues s'empourprent, une chaleur intense s'insinue en moi. Me sentant mal, je m'arrête sur le bas-côté et laisse entrer l'air dans l'habitacle qui me paraît confiné.
Il faut que je me calme. Je suis dans un état de stress extrême. Les yeux fermés, je me concentre sur ma respiration. Celle que j'ai apprise au yoga : la respiration en carrée. Cette technique n'est pas facile, mais elle marche assez bien sur moi. Petit à petit, mon souffle s'apaise, ma poitrine se gonfle dans un rythme régulier, mon cœur ralentit et mes muscles se relâchent. La vitre de la portière toujours ouverte, le froid vient s'engouffrer. Je frissonne et ouvre les yeux. Je boutonne ma veste jusqu'en haut et avant de redémarrer, j'essuie la buée sur mon pare-brise à l'aide d'une microfibre.
Aux portes du village, je ralentis et observe les panneaux pour ne pas manquer la rue. J'y suis déjà allée, mais mon sens de l'orientation me fait défaut.
Mes phares éclairent des signalisations blanches. Enfin, je vois ma destination. Je mets mon clignotant et tourne à gauche. Je trouve rapidement une place sur le parking et coupe le moteur. L'horloge de la voiture m'indique qu'il me reste encore cinq à dix minutes de patience. C'est trop long. Je sors du véhicule et vais m’asseoir sur un banc illuminé par un lampadaire. Je me ronge les ongles, geste que je n'ai plus fait depuis longtemps. M'en apercevant, je stoppe immédiatement et observe les gens qui rentrent et sortent du petit commerce de proximité. Un coup d’œil sur l'écran de mon portable pour voir de nouveau l'heure. J'ai l'impression que les minutes n'avancent pas, même qu'elles reculent. C'est stupide, mais cette attente me pèse. Je me mets debout et commence à faire les cent pas devant l'assise en pierre taillée. De fines gouttes d'eau commencent à tomber. Je vais pour me mettre à l'abri, mais quelqu'un me retient par le bras.
Je sursaute, mon cœur rate un battement. Je me retourne pour faire face à la personne. Ma peur s'estompe aussitôt et je me jette à son cou.
— Tu m'as fait peur, soufflé-je.
— Je suis désolé ma belle. La pluie s'accentue.
Il me prend la main et me tire vers sa voiture encore ronronnante.
— Je t'emmène chez moi, nous serons mieux pour parler.
— Non. Je n'en peux plus. J'ai besoin de ta réponse maintenant. Une semaine dans le questionnement. Une semaine de stress. S'il te plaît, supplié-je immobile au milieu du parc de stationnement.
— Maintenant ? Tu ne veux pas au moins te mettre à l'abri ? Tu vas...
— Non, Gary . S'il te plaît.
À ce moment précis, un éclair zèbre le ciel obscur. Nous levons la tête. Un autre apparaît. Je me colle contre son torse. Il me repousse gentiment. Je plonge mon regard dans le sien. Sa flamme de vie est plus puissante que jamais, et là, je comprends. Je sais exactement la décision qu'il a prise. Il me confirme mes dires, en me déposant un baiser à la fois fougueux et langoureux.
— Voilà ma réponse, me chuchote-t-il. Cette fois-ci, tu veux bien qu'on rentre.
Je lui souris, l'attire de nouveau à moi et me love dans ses bras robustes.
FIN
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