1 - La sagesse (2/2)
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Son corps disposé dans un désordre tout à fait artistique à l'arrière de la voiture d'Iblis, l'un de ses pieds nus battant silencieusement contre le coussin du siège la mesure du morceau qui joue sur les enceintes, Jésus écrase son visage contre la fenêtre. Ses pupilles absorbées dans une chorégraphie incontrôlable menée par le paysage qui défile dehors, il essaie de se laisser happer par le son des tambours païens et par la majesté des sommets qui apparaissent au loin. Il essaie depuis des heures d'oublier les coups de patte frappés sans aucun sens du rythme contre les parois de son crâne, douleur que la relative fraîcheur de la vitre ne parvient pas à entamer. Trop de whisky-coca. Et Iblis, frais comme un gardon, qui conduit trop vite, comme toujours, en riant aux blagues de l'espiègle Lucie.
Il se demande, encore une fois, comment fait son frère pour être aussi résistant aux quantités phénoménales d'alcool qu'il ingurgite pendant que lui, Jésus, sent son pas d'ordinaire nonchalamment assuré, tel celui d'un marin pendant son quart de nuit, devenir rien moins qu'une danse maladroite au bout de quelques verres. Surtout, il aimerait savoir comment Iblis peut se remettre aussi vite d'une soirée arrosée alors que de son côté... c'est comme s'il était tombé du bateau. Mais aujourd'hui entre tous les jours, il faut avouer qu'il ne se sent vraiment pas épargné. Pourtant, ça n'est pas la première fois… Il a même failli aller se recoucher. Et repenser à la jolie petite chose tendre qu'il a hameçonnée hier, tranquillement allongé… Il paraît que ça aide à faire passer la migraine. Étrange, d'ailleurs, celle-ci. Pas comme d'habitude. En tout cas, évidemment, il a fallu que ça tombe une veille de festival. En même temps, tout ça a été fait à l'improviste. Ça datait de la semaine dernière, quand Iblis était arrivé chez lui, son visage mat marqué par l'insatisfaction. Une humeur sombre à enterrer, que Jésus connaissait bien chez son frère. L'amertume et l'angoisse repartaient parfois comme elles étaient venues, mais elles pouvaient aussi bien s'installer confortablement et rester là des semaines durant, si l'on n'y faisait rien.
« Bah alors bro, t'as avalé de la cendre ou quoi ?
- Le monde se ligue pour nous ensevelir sous le poids de la connerie humaine, putain ! Faut arrêter de porter aux nues les abrutis et de coller la tête de ceux qui savent aligner deux pensées dans les chiottes ! »
Ok, on avait refusé son livre. Encore.Iblis avait rédigé une thèse conspirationniste visant à démontrer la capacité destructrice de l'espèce humaine. Cela lui avait coûté plusieurs années de sang et de larmes et, depuis quelques mois, il tentait de se faire publier mais… Manifestement, le monde n'était pas prêt. Vite, une diversion.
« Pas faux. Hum, au fait, tu serais libre le week-end prochain, par hasard ?
- J'en sais rien, oui, enfin je suppose, pourquoi ?
- On n'irait pas au Death of the soul, du coup ?
- Mais t'as pas dit que t'avais plus un rond ?
- Ben ouais mais… L'argent, ça se trouve toujours. On y va ?
- Mais carrément bébé ! Depuis le temps que j'veux voir…»
Connaissant Iblis, Jésus savait que lui reparler de ce festival à l'autre bout du pays pourrait l'intéresser, mais il n'avait pas pensé qu'il arriverait si facilement à détourner son attention du tourment qui l'habitait. Il s'en était félicité, un sourire vaguement accroché au visage en regardant plus qu'il n'écoutait son frère lui faire la liste (qu'il connaissait par cœur) des groupes qu'il voulait voir avant de mourir. C'étaient de vrais trésors, ces rares moments où Iblis lâchait prise et se laissait aller à l'enthousiasme le plus authentique, une joie presque enfantine, lui qui paraissait si cynique, si désabusé la plupart du temps. Il était quand même plein d'espoir. Il lâche un petit rire et secoue la tête en y repensant.
« Tu parles avec les portières de bagnole, Jésus ?
- Figure-toi que celle-ci a des tas de choses à raconter, pour la plupart inavouables… C'est qu'il s'en est passé des choses dans cette caisse depuis ton permis, mec.
- Et c'est pas fini ! Tu te souviens le jour où Deborah avait failli passer à travers le toit en dansant dessus ? »
Deborah, son ex. Elle était partie au bout de trois ans d'une relation à la fois passionnelle et chaotique et il était forcé d'avouer qu'elle avait bien eu raison. Ça ne fait plus mal, maintenant. L'amertume des derniers instants perd toujours ses batailles contre les bons souvenirs. Et les voilà partis dans une de leurs sessions de rappels d'adolescence en se marrant comme des baleines. La douleur dans sa tête se fait moins insistante. Comme un tigre tapi dans la touffeur de la jungle, guettant sa proie, elle se laisse oublier, se réduisant derrière les rires et les histoires à un léger grondement couvert par sa propre voix.
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