2 - Celui qui n'entend rien (2/2)
Ce matin morne, son crâne bourdonnant des restes de cuite du week-end, il pense à sa mère. On voyait bien qu'elle aurait aimé mener une existence plus funky, maman. C'était pas vraiment cette vie-là qu'elle avait prévue au programme, quand elle a rencontré son père, mais il faut dire qu'il savait être persuasif avec les femmes, lui aussi, dans son genre propre sur lui et raisonnable et rassurant. Elle qui voulait faire le tour du monde et voir comment c'était, la mer depuis les montagnes et les montagnes depuis la mer, elle s'était fait engrosser sans même s'en rendre compte. Trop jeune, elle était. Et papa était vieux, mais ça, lui, il s'en foutait. À l'époque, on ne s'embarrassait pas avec ce genre de problèmes. Et puis bon, après, Jésus aussi est arrivé, alors maman avait tout donné à son môme. Tout ce qu'elle avait. De l'amour. Celui qu'elle aurait donné aux montagnes et à la mer, et puis à tout le reste avant lui, normalement. C'était tout ce qu'elle avait, tout ce que papa lui avait laissé, mais du coup, à force de n'avoir rien eu de vrai à aimer avant, elle ne savait manifestement pas trop comment on faisait pour le donner correctement. Y avait-il une façon correcte d'aimer, en fait ? Bien sûr, Jésus aimait sa mère, comme de toute façon malgré lui il aimait tout le monde, bizarrement. Mais il avait très vite compris qu'elle ne pourrait jamais rien faire pour lui. Lobotomisée, elle était.
Alors depuis petit, il lui avait fallu suivre le courant. Humilité, honnêteté, droit chemin… Pitié, sagesse, rigueur… Misère. Ennui mortel. Il se demande si ce n’était pas un vrai acte de rébellion silencieuse de la part de maman, de l’avoir laissé entrer dans ce bar, ce jour où la musique est entrée dans sa vie de plein fouet. Histoire que lui, il aille voir ses montagnes et sa mer à lui.
Son regard indécis s'ancre à la brique de lait posée devant lui sur la table, s'attardant sur son illustration. Une famille souriante, debout dans un pré vert, lui fait face ; les bras levés de la figure paternelle encadrent la promesse d'un apport en vitamines.
« Vitalité et plaisir ».
Tu parles ! C'est du poison pour l'homme, le lait. On le sait tous. Mais c'est bon, hein. Comme l'alcool. Comme la drogue. Comme tout ce qui est bon, ça nous détruit un peu de l'intérieur, à chaque fois. Pourquoi ils sourient tous comme ça, la bouche ouverte ? Et qu'est-ce qu'il fout lui avec ses bras en l'air ? Pourquoi, nom de Dieu ? Une victoire de plus sur la crédulité du consommateur, hein ? Une preuve supplémentaire de la suprématie humaine sur la chaîne alimentaire ? T'as aucune foutue raison de sourire quand tu bois un verre de lait, franchement. Moi, le mec qui fait cette gueule-là après avoir bu du lait, j'ai tendance à m'inquiéter pour lui, en fait… Non mais ces visages ! Mon Dieu, vous m'énervez ! Ça suffit, là !
Il retourne lentement la brique en inspirant plus lentement encore, pensant soustraire à sa vue cette image qui l'agace… pour la voir reproduite à l'identique sur la face opposée. Pris d'un soudain accès de furie, il attrape la brique de lait et la jette violemment à travers la pièce. Lorsqu'elle quitte ses doigts, fraction de seconde, fraction de regret. Lorsqu'elle s'écrase contre le mur, éclaboussant deux affiches de concerts passés, de souvenirs chéris, grand flash de honte. Larmes blanches sur fond noir. La déconfiture s'étale sur ses traits, avant de rentrer dans sa tête. Là s'éveille encore le tigre, et Jésus force un semblant de calme dans le tumulte qui revient sous son crâne, pour ne pas exciter davantage l'animal tiré d'un sommeil fragile.
Il se demande dans quel état serait son esprit s'il n'avait pas résolu, des années plus tôt, de ne plus regarder les informations à la télévision. Évidemment, aujourd'hui, même comme ça on ne pouvait plus échapper à tout ; on finissait toujours par être plus ou moins informé, plus ou moins malgré soi. On finissait toujours par apprendre - « t’as su pour » - le dernier choc pétrolier, les pédophiles relâchés, la déforestation, les femmes lynchées, les enfants exploités, dans d’autres contrées. Les prostituées esclaves, sur les boulevards de la ville, on les voyait, elles étaient là. Les potes qui perdaient leur travail à cause d’une affaire de blanchiment d’argent, on les écoutait nous raconter.
Quoiqu’on fasse, on savait.
Autant essayer de se préserver un maximum, selon lui… Sinon on n’avance plus. Chercher le beau. Trouver le répit. Depuis qu'il est arrivé dans cette ville et qu'il a décidé de s'y installer, la musique l'a sauvé plus d'une fois.
Il avait besoin d'air en quittant le foyer de ses parents, il est venu étouffer d'une autre façon, au cœur de la cité et de l’incivilité, de la bassesse, de l’irrespect. S'il n'avait pas eu recours à la musique pour pallier ses frustrations, ses colères et ses angoisses, celles-ci auraient depuis longtemps pris le pas sur son esprit… La musique lui donnait une détermination artificielle, qu'il savait ne pas posséder naturellement. L'absence d'empathie, l'indifférence, la cruauté des hommes… Leur égoïsme. Tout le révoltait autant qu'Iblis, avec sa thèse enflammée et sa colère chaude, mais il essayait de raisonner calmement, de relativiser, sans cesse. De contrebalancer. Pour ne pas céder à la folie, hein ? On ne parle pas là des belles folies, les douces, les fraîches, qu'on accueille avec bonheur. On imagine bien là une folie malsaine, dévorante, dangereuse. Faite de son propre égoïsme à lui. Son envie monstrueuse de voir le monde marcher dans ses pas. D'éradiquer de gré ou de force l'égoïsme des autres. C'est là, que le son intervient. Au moment où, dévoré de frustration, il étouffe de rage en voyant se succéder les abattoirs et les enfants soldats, ce qui revient au même, sur un écran quelconque… Et manque écraser contre le bitume le visage ingrat d'une femme qui vient de cracher son chewing-gum au sol, de jeter l’emballage de son kebab à quelques mètres d'une poubelle. À ce moment-là, il rentre chez lui, bouillant, et brûle les cordes de sa gratte jusqu'au fond du temps.
Heureusement que l’art est là, parfois, pour qu’on oublie à quel point on a flingué toutes nos chances de rédemption. Et même l’art, on le maltraite. Van Gogh est mort mutilé, à moitié fou et complètement indigent, il payait ses repas avec des toiles jusqu’à ce qu’on les refuse. Et puis finalement, quelqu’un s’est un jour dit que eh, en fait c’était bien, ce qu’il faisait, le rouquemoute azimuté qu’avait canné. Mais à lui, ça lui faisait une belle jambe, au fond de sa fosse commune ! C’est toujours comme ça. Trop tard pour tout. Les gens sont comme ça, ingrats et méprisants envers l’inconnu.
Une vibration fort à propos le tire de ses pensées : Répète en fin d'aprèm ?
C'est vraiment, tellement pas le moment. Sa tête le fait vraiment, tellement souffrir. Les grondements incessants. Il lui faut pourtant s'avouer que cela devient nécessaire… Il faudrait bien l’enregistrer, un jour, cet album…
Un acquiescement virtuel plus tard, il se lève et reprend ses esprits. Le tigre grogne. Jésus le repousse sans hésitation, sans crainte.
Pas maintenant.
Mais les battements à ses tempes sont puissants, impossibles à ignorer.
Il fera avec. Tant pis.
*
Et dire que c’est lui qui m’a demandé de venir, et tout ça sans prévenir qu’on serait que deux. Nom de Dieu, je vais l’assommer.
Il faut dire que Christophe n’y met pas vraiment du sien. Le cou cassé sur son téléphone comme une cigogne branlante depuis le début de la séance, le batteur de Jésus glousse comme un adolescent en répondant aux messages de sa nouvelle petite amie, pour qui une répétition n’est visiblement pas un moment où l’on doit laisser son mec tranquille.
« Putain Chris, ça fait trois fois qu’on reprend le morceau parce que tu t’interromps au milieu pour répondre à ta pintade. Tu pourrais rester avec moi pendant les putains de six minutes que dure la chanson, ou c’est trop te demander ? »
L’intéressé lève des yeux hagards, son sourire niais meurt sur ses lèvres entrouvertes et une lueur d’irritation traverse son regard quand les mots de Jésus pénètrent enfin la forêt dense de ses cheveux pour entrer dans son crâne.
« Oh, tu parles pas d’elle comme ça, mec.
J’en parle comme je veux, si par sa faute tu continues à me faire perdre mon temps. »
Christophe ne répond pas et serre les dents si fort que ses mâchoires blanchissent. Puis une vibration entre ses mains détourne à nouveau son attention fragile… Implosion. Puissant grondement.
« Lâche ce putain de téléphone ! »
Puis le vide et la douleur. Le tigre a rugi avec une force inouïe entre ses deux oreilles. Des milliers de points blancs douloureux scintillent devant ses yeux, brouillant complètement sa vue. Pantelant, sa tête résonnant comme une cloche d’église, il est incapable de faire quoi que ce soit pendant un laps de temps qui semble s’étirer à l’infini. Lorsqu’il peut enfin distinguer à nouveau ce qui l’entoure, lorsque le tigre rentre ses griffes, il constate que Chris est au sol. Lui n’a pas bougé. La colère, puis la confusion s’effacent devant la panique qui point dans sa voix :
« Chris ? »
Le corps du batteur est inerte, recroquevillé sur lui-même, ses poings serrés devant son visage comme s’il avait voulu se protéger d’une pluie de coups. Dans ses vêtements sable, on dirait une ammonite à peine découverte.
Jésus se précipite et s’agenouille, puis pose sa main sur l’épaule crispée de son batteur. Une décharge électrique lui traverse l’avant-bras jusqu’au cœur, ajoutant à son effroi grandissant, et Chris se redresse vivement sous l’impulsion. Il suffoque :
« Mais qu’est-ce qu’il s’est passé, bordel ?
Bonne question mon pote, t’as eu une crampe au bide ou quoi ?
Pas que je me souvienne. Je suis comme ça depuis longtemps ?
J’en sais rien, j’ai eu une migraine ophtalmique foudroyante, je voyais plus rien. Quand ça s’est dissipé, t’étais par terre comme un coquillage mort. Tu m’as fait flipper !
Mec, c’est toi qui m’as fait ça ? »
Chris observe avec une fascination blanche ses bras, qu’il tend devant lui. Ils sont couverts d’ecchymoses fraîches, et ses doigts sont noircis comme s’il les avait trempés dans de la suie. Son regard incrédule se teinte d’effroi lorsqu’il lève à nouveau les yeux vers Jésus, qui est plus perdu que jamais.
« Mais t’es timbré, pourquoi je te cognerais ?
Bah je sais pas, aux dernières nouvelles tu étais un peu en rogne à cause de mon téléphone…
Mais jamais au point de frapper un pote, t’es vraiment malade ! Je te dis que je sais pas du tout ce qu’il s’est passé, je comprends rien, moi non plus. J’ai pris le jus en te touchant, j’avais peur que tu sois dans les vapes. Ton ampli est branché ? Peut-être qu’il y a eu une surtension…
Mais non, il est même pas sorti… Encore un coup des Illuminati.
Tu peux te lever ? »
Avec un grognement sourd, Chris prend appui sur l’épaule de Jésus pour se relever et reprendre place derrière son instrument. Il a l’air exténué… Mais l’épisode aura au moins eu le mérite de le réveiller : son regard brillant fait penser à celui d’un G.I. sous amphèts.
« Bon, on s’y remet ? »
Jésus laisse traîner son regard sur le sol et y localise ce qu’il cherche discrètement : le téléphone de Chris. Carbonisé. Réprimant un hoquet de surprise, il reprend sa guitare en main et acquiesce. À défaut de comprendre ce qu’il s’est passé, ils vont maintenant enfin pouvoir travailler.
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