Chapitre 8

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De la salle d'attente, mille tensions, mille raisons de hurler sans discontinuer semblaient appeler le duo. Les fauves étaient uniquement tenus par leur ticket numéroté. Ils attendaient tantôt contractés comme des sprinteurs dans les starting-blocks, tantôt agités comme des camés en manque. Un coup de chiffon sur la vitre sombre et le numéro trente-deux s'installait accueilli par une Eléonore mécanique au regard perdu : un manager qui réservait un créneau précis chaque semaine, sûrement à l'issue de La Réunion Hebdomadaire. Il crachait ses quatre vérités au Board. La porte se ferma accompagnée d'une légère compression de l'air dans la cabine qui irritait encore un peu plus le client. La lumière au-dessus du cadre s'éteignit tandis qu'un spot s'alluma sur Marcel de l'autre côté de l'hygiaphone. L'homme dans le noir desserra encore un peu sa cravate, déglutit une épaisse salive et hurla sa rage. Ensuite le trente-trois, qui jouait nerveusement avec une alliance du bout de ses doigts aux ongles dévorés. La trente-quatre, une habituée du premier jour. La Tatie Danielle qui se plaignait de ne pas avoir de carte de fidélité. Trente-cinq et trente-six ensemble. Deux ados en mode rage room comme ils annoncent : « Papa t'es qu'un con, bla bla bla... » Igor les tolérait en espérant les fidéliser quand ils seront adultes et vraiment en colère. Trente-sept, Karine avec un K. Jeune, belle, un regard d'acier qu'elle venait tremper à chacun de ses passages. Elle voulait devenir maîtresse SM et s'entraînait consciencieusement trois fois par semaine. La salle d'attente ne désemplissait pas. Noël approchait, les gens se libéraient avant les réunions familiales.

Cinquante-trois, cinquante-quatre et cinquante-cinq enfin ; des anonymes qui sauvaient leur couple, leur travail, leur estime personnelle. La honte pouvait se transformer en colère. Eléonore le savait maintenant. Elle dû s'étirer de tout son long pour nettoyer une dernière fois la vitre de l'hygiaphone. Elle forçait le mouvement de ses articulations ankylosées. La fatigue alimentait son animosité. Elle se contenait pour éviter d'exploser de colère. Igor lui avait repris son rôle de supérieur. Qu'est-ce Eléonore pouvait apporter à l'entreprise ? Il pensait qu'elle serait plus réactive que Marcel et donc, la cueillit à la sortie de la cabine.

« _ Vous vous êtes décidée à réfléchir ? Vous m'aviez dit que vous aviez besoin d'action, d'autonomie, de sortir de votre passivité. Je ne pensais pas que vous espériez un planning d'activité d'un Club Med. Nous avons besoin de trouver des solutions justes pour se prémunir des vices qui tenteront de nous faire tomber. Vous avez déjà pensé qu'une entreprise était une petite composante de la société dans laquelle vous vivez. Comment vous la voulez vote société ? Avez-vous quelque chose à apporter ou vous n'êtes là que pour recevoir ? Allez-y, exprimez-vous !»

Eléonore était prise de court. Elle n'avait pas rassemblé ses forces, pas pris la peine de réfléchir. Elle s'était encore réfugiée dans la mécanique de son travail. Elle comprit qu'elle était incapable de s'extirper de son marasme. Cette journée ne serait qu'un échec. Elle vivrait d'excuses et de frustrations. Elle sentait son corps se raidir, son sang rougir ses joues et ses yeux se révulser alors qu'Igor fondait sur elle comme un condor sur une charogne. Eléonore ne le voyait pas, elle était paralysée. Igor la poussa dans la cabine acoustique à la place du client. La lumière de son côté s'éteignit. L'inconnu lui apparut enfin dans un cône de lumière intense. A première vue, c'était un humain, quelconque. Ni repoussant, ni charmant. Le genre de personne qu'on ne remarque pas, la transparence de l'air semblant moins insignifiante. Un visage au teint laiteux dont les contours disparaissaient dans le fond sombre de la cabine. Mais Eléonore n'arriva pas à décrocher son regard des yeux de l'entité. Elle glissa dans le regard stérile de Marcel. Telle une expérience de mort imminente, elle revivait intensément des pans de sa vie, les morceaux choisis de son apathie, de sa servilité jusqu'à l'écœurement. Elle se découvrait superflue, exclue de son propre chemin de vie par sa médiocrité. Elle deviendrait, au mieux, aigrie comme sa tante, ou pire, déshabité comme Marcel. Un cri primal, souffle de vie de son âme, explosa dans la cabine. Un train des mots les plus impropres roulait de ses entrailles à ses lèvres, pour s'écraser contre la paroi de plexiglas. Les deux trous noirs sans paupières engloutissaient la fièvre de la jeune femme. Marcel restait impassible. Ni les insultes qui ponctuaient le discours confus, ni la fatigue de sa longue journée ne semblaient l'affecter.

Toute petite et larmoyante, Eléonore reprenait son souffle, cramponnée au guichet de bois décharné. La lumière revint de son côté. Elle ne saisit pas tout de suite ce qu'elle observait dans la vitre devenue miroir. La colère avait rendu son apparence difforme et hirsute. Des météores de salive avaient grêlés le reflet de son visage. Des rivières de larmes s'étaient noircies de son mascara fondu. Elle osait à peine effleurer de la pulpe de ses doigts les contours de son visage de peur de se reconnaître dans le reflet. Pour la première fois de sa vie, Eléonore avait une véritable raison d'être heurtée. Une nouvelle réalité s'affichait à elle. Elle se heurtait à ses propres capacités et sa confiance en elle. Elle n'analysait pas ses émotions, elle les vivait pleinement, enfin. Elle pensa qu'elle pouvait s'enfuir à toute hâte. Elle pourrait trouver les arguments pour travestir cette journée en harcèlement d'un patron machiste et manipulateur. Mais elle ne se reconnaitrait pas dans un nouveau mensonge. Elle se voyait regretter son attitude dès les premiers pas dans le reflux de fin de journée des employés. La vérité lui plaisait, même quand elle était rude et laide. Elle comprenait ce qu'elle était venue chercher. Son épanouissement ne serait que le fruit de sa volonté. Son corps et son âme s'étaient rassemblés sous l'argumentaire incisif de son patron. Igor l'avait mise à l'épreuve. Les deux minutes arrivaient à leur terme, elle se dépêcha de s'extraire seule et fière de la cabine. Igor l'attendait sereinement. Elle essuya ses yeux et s'éclaircit la gorge. Elle se sentit grande quand elle annonça :

« J'ai quelques idées pour la société. »

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