Mon encre...
La fillette fixe sa feuille blanche. Elle n’écrit pas. Elle n’a pas d’encre.
Vide. Plus rien. Plus une goutte.
Mon encrier est vide. Il ne reste plus rien du liquide bleu sombre.
Le beau bleu sombre du ciel nocturne. Le bleu sombre berçant les étoiles. Le bleu sombre des abysses mystérieuse. Il n’en reste rien.
Et le pire…c’est que ma feuille l’est tout autant.
Nous sommes tous là, dans la salle, un encrier et une feuille devant nous, mais aucun de nous n’écrit.
Comment le pourrions nous ? Comment le pourrais-je ? Je vous le demande. Comment écrire sans encre ?
Ce n’était pas du tout ce que l’on nous avait dit à l’école. Là-bas on nous assurait qu’en faisant de notre mieux, nous aurions de l’encre, de l’eau bleu sombre dans laquelle tremper nos plumes colorées. Assez d’encre pour écrire bien plus que la seule histoire demandée dans notre vie, assez d’encre pour écrire une histoire de chevalerie, puis une aventure dans les sombres et sinistres cavernes des monts, mais aussi une autre de complots pour un trône, de conquêtes, de tragédie, d’amour, de joie, de peur, de colère, de revanche, de détermination…
J’ai pourtant fait de mon mieux…
J’ai travaillé…encore et encore…jusqu’à ce que mes mains soient toutes grises de charbon.
Alors pourquoi ? Pourquoi ?
Pourquoi mon encrier est-il vide ?
Pourquoi ma plume colorée est-elle là, douce et lisse, la pointe aiguisée comme une épée, intacte ?
Pourquoi ne puis-je même pas la prendre en main ?
Je me souviens encore de mes crayons, si grands, si pointus, ces beaux crayons qui rapetissaient et devenaient de plus en plus petit alors que je griffonnais sur mes feuilles comme une folle. J’avais tant à écrire, tant d’histoires à raconter, tant de chose à dire.
Je ne pouvais même pas passer une journée sans une trousse complète. Je commençais à écrire, défiais mes amis sur nos histoires, illustrais le coin des feuilles chiffonnées. Je prenais mon crayon neuf et une heure plus tard je le rangeais dans ma petite boite porte-bonheur, aussi petit qu’un carreau de chocolat puis en prenais un autre neuf et recommençais à écrire jusqu’à la tombée du jour…
Mais pas là. Là je ne peux pas écrire. Parce que je n’ai pas d’encre. Pourquoi ?
Mes voisins non plus n’ont pas d’encre. Ils fixent leur feuille blanche, complètement perdu…
Certains attendent en regardant de tous les cotés. Persuadés que l’un ou l’autre des juges viendra avec son énorme amphore et remplira notre encrier. D’autres, qu’un autre candidat se penchera sur eux et leur prêtera un peu de leur eau miraculeuse.
Mais moi je le sais…personne ne viendra le remplir…on m’a prévenu.
Un fracas se fait entendre. Je tourne la tête. Deux candidats sont en train de se battre, l’un d’eux a un flacon remplis de liquide noir nuit. Les deux commencent à se battre, le premier richement habillé crie au voleur. L’autre en haillons crache et essaye d’arracher le flacon d’encre.
On commence à les regarder, puis certains commencent à murmurer, puis à parler, puis à hurler. Certains se mettent du coté du premier, hurlant de lui rendre son encre et d’aller le trouver ailleurs, que le pauvre en a besoin. Les autres se mettent alors à siffler et lui disent de lui laisser le flacon, car il en a bien assez l'autre, que c’est lui le voleur.
La bagarre s’intensifie et bientôt, les hurlements emplissent ma têtes. Des hurlements. Des cris. De la colère. En plus de la mienne…
Parce que moi je le savais déjà. Parce qu’on m’a prévenu.
Je le sais.
Ce sont tous les deux des voleurs.
Le premier n’a pas arraché de sa main ce flacon. Mais il l’a tout de même volé. La règle est claire. Un flacon par personne…
Mais lui en a dix…alors que nous non.
Nous n’en avons même pas une goutte…
Je le savais. Alors pourquoi suis-je toute tremblante ?
Je ne peux pas bouger. Je veux changer de place. M’écarter. M'éloigner de cette folie qui grandit. M’éloigner de tout ce bruit. De tous ces cris et ces insultes. De tous ces coups. Mais ce n’est pas possible.
Car partout il y a des cris. Des cris. Des murmures. Des hurlements. Des silences.
Mais au fond, c’est pareil. Il n’y a que des cris. Silencieux ou non…
Je peux les entendre…
Car moi je sais. Je le savais depuis longtemps. Car on m’avait prévenu…
Je me souviens de l’école, de ses champs de fleurs et de ses rivières claires et fraîches et de l’arbre tordu. C’est là-bas que nous écrivions nos histoires et usions nos crayons, moi assise au creux de l’angle, vers le milieu car j’avais peur de monter au sommet. Mais c’était confortable, j’avais toujours un coussin pour bien me caler, un coussin étoilé. Majo préférait être assise dos au tronc, en train de ricaner malicieusement, d’écrire un complot remplis de trahisons, de jeux tordus et de mystères. Ebi restait tout le temps couchée sur son tapis de mousse, griffonnant sorciers et sortilèges, l’air perdue dans ses pensées. Aï, elle, se mettait à coté de l’une de nous, peu importait qui, nous étions ses amis. Elle n’arrêtait pas de changer de place et de nous demander un avis sur ses écrits, pour la plupart assez semblables, mais toujours aussi agréables : des beaux garçons, parfois gentils parfois sauvages…
Nous n’arrêtions pas d’écrire, de rêver, de nous prêter nos crayons…
Mais là nous n’avons rien.
Il m’avait prévenue. Il me racontait tout ça. Même quand je me bouchais les oreilles, même quand je verrouillais ma chambre, même quand je m’enfuyais. Il était toujours là et s’asseyait à coté de moi, en larmes, mes crayons brisés et me racontait ce qui se passait un bras sur mon épaule, me serrant contre lui.
Alors pourquoi lui en voulais-je ?
Il m’avait prévenu. Il avait raison. C’est exactement comme il me l’a dit…Non…
En fait…c’est pire…
Mais bon il me l’a dit…
Cela ne peut que devenir pire.
Même mon voisin a rejoint la bagarre. Lui défendait le voleur de flacon. Lequel ? Je ne sais pas. Il me bouscule accidentellement mais je ne fais rien. Je ne peux rien faire. Rien. Rien. Rien…
Pas même écrire…
Jamais tu n’auras d’encre.
Tais-toi…
Les fracas continuent…et personne ne fait rien…sinon plus de fracas.
Personne ne t’en donneras.
Mais tais-toi !
Je veux retourner à l’école…À la maison…À l’arbre tordu…Je veux rentrer…
Le premier voleur a le poing en sang.
Je veux mes crayons. Mes feuilles griffonnée. Mon petit carnet. Mon oreiller étoilé. Majo. Ebi. Aï.
Et même si tu en as…
Tais-toi !
Ils te la voleront…
Mais la ferme !
Jamais tu n'auras d’encre.
TA GUEULE !
La bataille faisait rage. Et bientôt les premiers tombèrent, assommés…
Pourquoi ? Pourquoi n’ai-je pas d’encre ?
Où sont les juges ? Pourquoi ne remplissent-ils pas mon encrier ? Pourquoi ? Pourquoi laissent-ils ces voleurs se battre ?
Tu sais déjà la réponse.
Oui je la sais et alors ?
J’ai bien le droit de rêver non ! Je sais qu’ils ne viendront pas ! D’ailleurs comment le pourraient-ils ?! Comment le pourraient-ils alors qu’ils n’existent même pas !
Il n’y a pas de juges. Personne ne remplira mon encrier je le sais ! Et alors ! Pourquoi n’ai-je pas le droit de le penser ! Pourquoi ne puis-je même pas l’espérer !
Tout ça n’est qu’un mensonge ! Et alors !
Pourquoi ? Pourquoi ! Tu crois que ça m’aidera de le savoir !
Comment ! Comment veux-tu que j’aille bien quand toi, tu me retire l’espoir !
Je ne peux même plus espérer !
Pourquoi ?
On m’arrache au passé sans espoir de retour ! Et maintenant tu me retires le futur !
Qu’est-ce qu’il me reste à moi ?! Quand il ne me reste ni passé ni futur ?! Quand le présent n’est que hurlements, colère et désespoir.
La fillette pleure.
Je sais que je ne pèse rien face à ce monde ! Je ne suis qu’une plume face à cet avenir !
Cet avenir inévitable et si prévisible…
Ce n’est pas moi qui écrit…
Les autres ont écrit mon histoire à ma place. Avec leur encre, avec celle qu’ils ont volée…toujours plus avides d’histoires grandioses…
Ils m’ont pris mon encre…je ne pourrais jamais écrire mon histoire…
Mon avenir est comme ma feuille…blanche…vide…
Et moi comment suis-je sensée écrire ?!
Moi ! Avec mes deux mains gauches et mes scrupules ! Dis-moi comment suis-je sensée prendre l’encre à mon voisin !
En-a-t’il seulement encore ?!
Alors voilà le monde hein ! Un lieu où l’on doit voler l’encre de son voisin ! Un lieu où l’on doit priver les autres d’avenir pour écrire ne serait-ce qu’une ligne du nôtre !
Voilà je l’ai dit ! Tu es content ?
Les larmes coulent. La feuille est tachée. Mais pas d’encre.
Tu es content maintenant ?!
Je le sais ! Je le sais très bien ! J’ai compris alors arrête !
Je sais que ma page restera à jamais blanche !
Je le sais même sans toi !
Je le sais alors laisse moi !
Laisse moi être une idiote pour une fois !
Laisse moi rêver de toutes ces chimères !
Laisse moi n’être qu’une gosse hypocrite et débile !
Laisse moi être un de ces être ignorants qui croient que tout s’arrangera !
S’il te plait arrête !
Arrête de me rendre intelligente !
Arrête de me préparer au monde !
Arrête de me dire d’être unique !
Arrête de me retenir de tomber !
Arrête de me protéger !
Arrête de me vouloir du bien !
Je ne veux pas être unique !
Je veux de l’encre !
Je veux de l’encre ! Donnez-moi de l’encre ! Ne serait-ce qu’une goutte ! Donnez moi de l’encre ! Donnez moi un avenir ! Un avenir ! Je veux un avenir !
Je hais les feuilles blanches ! Je préfère la brûler plutôt que de la laisser blanche !
Vous m’entendez !
Je ne veux pas de blanc ! Je veux du bleu ! Je veux une histoire ! Je veux écrire ! Je veux un avenir ! C’est tout !
Je veux un avenir ! Rien qu’un avenir ! Je veux un avenir !
Donnez-moi de l’encre ! Donnez-moi un avenir !
JE VEUX DE L’ENCRE !!!
La fillette lève sa plume. La pointe luit. Le rouge gicle. Les cris résonnent.
JE VEUX UNE HISTOIRE !
La plume caresse le papier. Les lettres rouges apparaissent. Les cris résonnent.
J’AURAI UN MON HISTOIRE !
La fillette n’entend plus. Elle s’en fiche. Elle écrit.
AVEC OU SANS VOTRE AIDE !
SANS VOUS ! SANS JUGES ILLUSOIRES !
Son sang coule. L’histoire se dessine. Elle écrit.
« VOLEUR ! CONNARD ! DONNE MOI DE L’ENCRE ! VA-T’EN ! VA VOIR AILLEURS ! »
Les cris résonnent. Personne ne la voit. Les morts s’entassent. Elle s’en fiche. Elle sourit. Elle écrit.
« LES VIOLENCES SONT INTERDITES ! REGAGNEZ VOS PLACES ! »
Des étoiles dans les yeux. Les coups pleuvent. Les os se brisent. Les vies sont prises. Elle fredonne. Elle rougit. Elle sourit. Elle écrit.
«…PAS TES AFFAIRES !…DÉGAG-TA GUEULE ! SÂLE FL-ENFOIRÉ-CONNARDS !S-FOI-GRZZ-GRZZZZZ-FILSDE-GRZZZZZZZ-A-GRZZ-BS-GRZZZZZZZZZ………….. »
Le monde grésille. La colère explose. Elle s’en fiche. Elle a son encre. Elle écrit. Elle sourit. Elle est heureuse.
GRZZZKCHHHHRASHKKKKKTTTCCCCKRRZZZZZ !!!!!!!!!!!…..!!!!…!..!!!………!!…!!!!!!!!!!!!!!!!!!!..!!!!!..!!!!
Elle fatigue.
GCHH-
La fin approche. L’épilogue est tracé.
KR-
Le rouge cesse de couler… Son encre cesse de couler…
R-….
La plume est cassée…
Sa peau est blanche…
Elle tombe…
Elle sourit…
…
…
Enfin…
J’ai mon histoire.
Je vis... Je vis. Je vis ! Je vis !!!…
La fillette meurt…
…
Je suis en vie !
…
La fillette est morte.
Annotations
Versions