Chapitre 1

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Lundi 16 décembre 2019, 07h20

« Après plus de huit ans de bataille juridique, l'ex-policier Mario Sendoval accusé de crimes contre l'humanité entre 1976 et 1983 est aujourd'hui extradé vers Buenos Aires ».

« En Inde, la réforme des nationalités agite le pays et met le peuple sous tension ».

« Ce matin la Nouvelle Zélande se recueille après l'éruption volcanique de la semaine dernière ».

« Climat ce matin : peu de progrès sont à attendre en vue de la situation actuelle : les États-Unis ne s'inscrivent toujours pas dans une démarche évolutive malgré la gravité de la situation ».

« En Espagne, les socialistes sont toujours activement à la recherche d'alliés et de collaborateurs ».

« Aux États-Unis, la campagne de Donald Trump pour 2020 relancée avec un terme : Impeachment ».

« Sport ce matin : la Russie bannie du sport international pour quatre ans ».

« France : quatre nouveaux cas de rage, le ministère de la Santé proclame l'état d'alerte ».

Jeudi 19 décembre 2019, 14h26

— Tu crois que ça va encore être long ?

Assis sur sa chaise en bois plus qu'inconfortable, Théo réitéra sa question pour la troisième fois depuis dix minutes. Il le savait car, l'ennui était tel qu'il s'amusait à compter ses demandes et à analyser le visage cerné de son éducatrice, à ses côtés.

— En sachant qu'il y a encore quatre personnes devant nous, oui. Un peu du moins.

— Je peux aller faire un tour dans le magasin ?

— Non, tu reste ici.

En prévention d'une éventuelle fugue, la jeune femme passa son bras autour de celui du petit garçon et haussa les sourcils. Libre à lui d'essayer de s'enfuir : elle était parée. Le laisser vagabonder dans les allées de la pharmacie alors que les clients affichaient des têtes plus qu'exaspérées, n'était selon elle, vraiment pas une bonne idée.

— En plus, je vois pas pourquoi tu m'as ramené ici, reprit-il après quelques courtes secondes de répit. Pourquoi t'es pas venue avec Erwan directement ?

— Parce que ton médecin est en face et que je n'allais sûrement pas reprendre la voiture ce soir pour un inhalateur. L'expression « d'une pierre deux coups », tu connais ?

Le petit roula des yeux, grinça des dents puis se mura à nouveau dans le silence non sans avoir lâché un acerbe « M'en fous de son asthme » que Amali nota dans un coin de sa tête.

Après tout, elle avait raison : le foyer dans lequel elle travaillait n'était certes pas loin du centre-ville, mais à quoi bon ne pas profiter de leur présence cet après-midi pour racheter l'inhalateur d'Erwan ? Surtout avec les routes bouchées et les nombreux barrages aux quatre coins de la ville. Elle espérait juste que la pharmacie en ait en stock, auquel cas elle et ses collègues se retrouveraient plutôt embêtés en cas de crise. Ce genre de traitement faisait-il partie de ceux dévalisés depuis plusieurs jours déjà par les gens un peu trop soucieux du climat national actuel ?

D'une main, elle ébouriffa les cheveux châtains du petit garçon tout en se penchant en avant pour lui attraper une bande dessinée de Mickey Parade.

— Lis ça, le temps passera plus vite.

— Je sais pas lire.

— Et moi je préférerais être sourde qu'entendre ça. Fais pas ta mauvaise tête.

Le coin d'attente de la pharmacie était bondé et Amali pouvait aisément repérer les personnes agacées par la mauvaise humeur et la voix suraigüe de Théo. Il battait des jambes sur sa chaise, chantonnait une chanson qui n'existait sûrement que dans son imaginaire, tout en tournant sans grand intérêt les pages de la revue.

— Amali ?

— Oui ?

— Rien.

Il éclata de rire, et un vieil homme en face d'eux se racla la gorge avant de toussoter.

Théo dût le remarquer, car à partir de ce moment, il chantonna plus fort, et s'amusa à taper la mesure avec ses pieds.

— Mademoiselle, s'il vous plaît, pourriez-vous dire à votre enfant de se calmer ?

— Si vous avez une idée, moi ça fait trois ans que j'en cherche une.

L'homme qui venait de s'adresser à eux haussa un sourcil d'étonnement, et secoua la tête.

— Trois ans ?

— Oui, je travaille avec lui depuis trois ans.

— Oh. Je vois.

Amali cessa de sourire, constatant le sourire narquois de son interlocuteur. Elle détesta voir l'éclat satisfait dans le regard de l'homme lorsque ses lèvres se pincèrent pour ne pas répondre avec acidité. Elle n'arrivait pas à saisir comment en quelques évènements, le fait d'apporter son soutien aux autres avait pu devenir si honteux.

C'est à ce moment-là qu'une voix la sauva de justesse de la situation plus qu’embarrassante dans laquelle son interlocuteur tentait de l'empêtrer.

— Madame, c'est à vous.

Amali releva la tête, surprise qu'on l'appelle enfin, et Théo sauta presque de joie à cette nouvelle.

— Excusez-moi, mais c'était à moi, intervint une vieille femme au visage plissé.

— Oui madame, mais pour le confort de tous, nous allons faire passer cette jeune femme en priorité.

Théo ne put s'empêcher de sourire, en s'imaginant être le responsable de ce passage anticipé, et attrapa vivement la main de son éducatrice.

— Merci, murmura t-elle une fois au comptoir.

— C'est normal. Il vous faut... ?

— Un inhalateur. Et des anti-inflammatoires.

— Alors... inhalateur oui, mais pour le reste, on a été dévalisés au début de... enfin vous voyez.

Amali hocha la tête : elle s'y attendait, de toute manière. Les supermarchés, les pharmacies, les magasins d'électronique et de vêtements, rien n'était épargné par l'absence de réapprovisionnement.

Théo à côté d'elle, attrapa un bonbon dans le pot prévu à cet effet sur le comptoir, et la regarda payer le nouvel inhalateur avant de sourire.

— On va pouvoir y aller ?

— Vous êtes éducatrice au Phoenix ? demanda la pharmacienne en rangeant la commande.

— Oui. On va galérer pour rentrer c'est ça ?

La jeune femme derrière le comptoir hocha la tête, tout en ajoutant un second paquet dans le sac en papier qu'elle tendit ensuite à Amali.

— J'ai rajouté un nouveau modèle de son inhalateur habituel. Les doses sont plus efficaces d'après les pros.

Nouveau hochement de tête, avant qu'elle et Théo ne quittent définitivement la pharmacie sous les commentaires acerbes du reste de la clientèle.

   Théo faisait la tête. Assis sur l'un des sièges arrières de la voiture de service, il contemplait le paysage par la fenêtre tout en pestant tout ce qu'il pouvait contre les prises d'initiative de son éducatrice.

— Mais pourquoi ? répéta t-il à nouveau.

— Le collège d'Eden, Nathan et Jon est en centre-ville. Vu qu'on est à côté, on va les récupérer. Ça évitera qu'ils soient bloqués trente ans dans le bus aux heures de pointe combinées aux barrages.

— Déjà l'inhalateur d'Erwan j'étais pas pour mais là... ça nous fait un détour de fou !  Et en plus ils sont même pas de notre groupe !

— La discussion est close, ce n'est pas toi qui décides.

Il grogna, montra les dents, et se plongea à nouveau dans la contemplation du paysage.

Amali le regarda un instant, par le rétroviseur, et soupira tout en allumant le poste de radio.

Elle était arrivée au Foyer du Phoenix, quelques années plus tôt. Fraîchement diplômée, elle avait décidé de travailler auprès des enfants afin de rester proche du public qu'elle appréhendait le mieux. Intégrée au groupe des Petits, elle avait fait la rencontre d'une dizaine d'enfants, de garçons uniquement, et d'une équipe dévouée. « Tu peux pas faire ce job sans donner un peu de toi à toute cette marmaille » répétait souvent Yannick, le doyen de leur équipe. Et elle se montrait tout à fait d'accord avec lui.

Théo lui, vivait au Phoenix bien avant son arrivée. Il n'était ni le plus jeune, ni le plus vieux de son groupe, et était l'un des enfants les plus turbulents du foyer, les trois groupes d'âge confondus.

Et, bien qu'il s'entende au mieux avec elle, il n'entretenait pas avec Amali le même lien qu'avec les anciens éducateurs, les plus vieux, ceux qui l'avaient vu passer du groupe des Tous Petits aux Petits.

Il ne manquait d'ailleurs jamais de le lui rappeler, en insistant sur son jeune âge, et sur son manque d'expérience. Il exigeait le meilleur pour son éducation et sa prise en charge, ses dires mettaient presque toujours l'emphase sur l'âge idéal selon lui pour débuter une carrière dans l'éducatin spécialisée : vingt-huit ans, pas plus, ni moins. Pourquoi ? Personne n'avait jamais vraiment compris.

La voiture était à l'arrêt depuis presque dix minutes lorsque Théo se remit à chantonner. Amali quant à elle, fixait les voitures stationnées tout autour avec fatigue : à ce rythme-là, ils n'atteindraient jamais le collège avant que les adolescents ne partent pour les bus.

Pris au milieu d'une manifestation, les piétons défilaient tout autour d'eux, bramaient à s'en déchirer les cordes vocales, des messages que ceux visés n'entendraient pas. Des pancartes, des slogans : « Arrêtez de nous mentir », « On sait que quelque chose ne va pas ».

— On va arriver super tard au foyer, remarqua t-il avec mauvaise humeur.

— Tu pourras goûter, si c'est ça qui t'inquiète.

Il haussa les sourcil, et concentra son attention sur le grésillement qui sortait des hauts-parleurs de la voiture. La station radio choisie par Amali ne passait pas, et commençait vraiment à lui vriller les oreilles. Alors, sans qu'elle ne le voit, trop occupée à enfin avancer de quelques mètres dans les bouchons, il déboucla sa ceinture, et commença à se pencher en avant pour atteindre le choix des stations...

… lorsque d'un coup de frein imprévu, Amali fasse piler la voiture au milieu de la route, dans une exclamation épouvantée. Théo partit en avant, heurta l'accoudoir des sièges avants, mais ne se fit pas plus mal que ça. Son éducatrice lui jeta un bref regard, constata qu'il se portait plutôt bien, avant de sortir en trombe de la voiture, blême.

Un homme venait de passer sous ses roues.

Si satisfaite qu'elle était d'enfin avoir pu avancer de quelques mètres, elle ne l'avait pas vu surgir, pancartes en main et réclamations au bord des lèvres. En un éclair, il s'était retrouvé devant elle, et bien sûr, elle n'avait pas eu le temps de freiner à temps.

— Tu ne bouge pas, et rattache-toi, indiqua t-elle à Théo en claquant la portière.

Désormais sur la chaussée, elle s'approcha du capot de sa voiture, la peur au ventre. Sur la file à côté de la sienne, une femme avait également assisté à l'accident, et était descendue de sa propre voiture. Les klaxons commençaient à fuser tout autour d'elles. Le capot était légèrement enfoncé, mais rien de bien représentatif compte tenu de la taille et de la masse de l'homme qu'elle venait de percuter.

— Qu'est-ce qui s'est passé ?

Amali tourna la tête pour dévisager son interlocutrice. Tous les sons, les visuels, lui semblaient débarquer d'une autre dimension, à des kilomètres de ses perceptions habituelles. Elle ignora la question, se baissa pour tenter de percevoir l'homme, et resta un moment interloquée.

Il n'y avait personne sous la voiture. Juste le goudron humide, les quelques déchets qui jonchaient la route.

— Vous l'avez vu comme moi ? demanda t-elle vivement à l'autre conductrice.

Mais cette dernière, le regard vitreux, ne semblait plus capable de lui répondre. Telle une photo figée dans le temps, elle fixait un point derrière son épaule. Un temps, le malaise la sidéra, et elle n'osa pas se retourner. Son cœur tambourinait plus fort dans sa poitrine.

Ce n'est que lorsque les hurlements de Théo se mirent à retentir dans la voiture qu'elle se reconnecta, que son cerveau reprit le contrôle. La photo se déchira, et en un clin d’œil, elle s'était retournée face à l'habitacle. L'homme qu'elle avait vu foncer devant sa voiture était debout, face à la fenêtre passager de sa voiture, et se cognait le front contre la vitre, dans un fracas de verre et de chair brisée qui lui donnait peu à peu la nausée. À chaque nouvel impact, le verre et la boîte crânienne semblaient se fissurer dans un même son atroce. Bientôt, la fenêtre se briserait.

Tout s'accéléra. Du monde en pause, elle passa à l'avance rapide, le lecteur s'emballait.

À quel moment s'était-il relevé ? Pourquoi semblait-il si lucide, alors qu'elle l'avait tout de même frapper du capot de sa voiture ? Mais surtout...

— Amali !

La voix de Théo retentit à ses oreilles comme le déclic de la commande manuelle qui ramènerait son monde au présent. En un battement de cils, elle était à nouveau au volant, et démarrait en trombe pour s'éloigner de l'homme. Des traces carmines se dessinaient sur la vitre, et dans un cri hystérique, elle ordonna à Théo de ne pas regarder. Ses doigts tremblaient sur le volant qu'elle serrait à s'en faire mal, auquel elle se retenait comme à une bouée de sauvetage. Il était réel, elle était donc éveillée, le monde existait toujours.

L'artère centrale du centre-ville était bouchée. Pour en sortir, elle ne pouvait qu'enfreindre les lois et passer par le trottoir. Mais il le fallait, oui, car dehors c'était la guerre tout d'un coup. Les manifestants ne manifestaient plus : ils se frappaient à coup de pancartes, se mordaient à renfort de coups de poing pour immobiliser leurs victimes, se jetaient sur les voitures qui s'éparpillaient dans un mouvement de panique générale. Les quelques piétons, sidérés, fixaient la guerre s'emparer de leurs rues, se mettaient à courir, les yeux toujours rivés sur ces formes plus vraiment humaines qui se muaient en prédateurs.

Était-ce l'homme qui s'était jeté sous sa voiture qui avait tout fait déraper ?

Tremblante, elle jeta son portable à Théo, et lui donna son code pour le déverrouiller.

— Appelle Jason, et mets en haut parleur mon petit chat.

Théo avait peur bien sûr, mais il savait que pour le moment, sa sécurité reposait entre les mains de son éducatrice. Et si pour ce faire, elle avait besoin d'avoir Jason au téléphone, alors il l'appellerait.

Maladroit, il sélectionna le contact de l'éducateur du groupe des Grands et mit le portable en haut parleur.

— Tu es accroché ? lui demanda Amali tandis que les sonneries retentissaient.

Un « oui » étouffé lui répondit, alors elle donna un coup de volant, et sortit de la chaussée. Les pneus passèrent un à un sur le trottoir dans de puissants chocs et enfin, Jason répondit.

— Oui Ali ?

— Jason tu es où ? C'est la merde dans le centre !

Un silence s'en suivit. Par la fenêtre, elle observa une vieille femme se faire emporter par trois jeunes affublés de ridicules tee-shirt ''New Revolution''. Ses cris désespérés se perdirent dans le vrombissement du moteur poussé à son maximum.

— … quoi ?

— Je suis avec Théo et... et je sais pas, il se passe un truc grave en ville. Genre, vraiment grave.

Son petit ami au bout du fil, mit à nouveau un certain temps à réagir, puis à répondre.

— Combien de temps pour arriver jusqu'au Phoenix ?

— Vu la circulation, au moins trente minutes...

Elle renversa une poubelle en accélérant sur le trottoir. Les piétons conscients, s'éparpillaient en hurlant, cherchant à se réfugier dans les magasins qui déjà, fermaient leurs rideaux métalliques. Abasourdi, Théo fixait leurs poings s'écraser contre le fer, résonner comme un concert abominable. Certains tendaient leurs enfants aux commerçants, leur demandaient de les prendre eux, juste eux, de les protéger.

— Tu es où toi ?

— À quarante-cinq minutes du foyer, je… je pars, Ali. Et Théo ?

Le petit garçon tandit l'oreille, tenta de se concentrer sur la voix de l'éducateur, alors que de grosses larmes dévalaient ses joues.

— Reste calme mon grand. Rassure ta vieille éduc.

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