Chapitre 17
17
Samedi 20 décembre 2019, 17h57
Contrairement à l'hôpital de leur petite ville du Nord-Ouest, l'hôpital de Nancy était plutôt calme. Bien qu'une masse compacte soit réunie dans la salle des urgences, les infirmières et médecins, harassés, s'efforçaient de fournir une prise en charge optimale. Sevrine fut prise en charge environ deux heures après leur arrivée à l'hôpital, et ce malgré son terrain potentiellement infecté. Amali avait patienté avec elle durant tout ce temps, avait appris qu'elle et son mari se rendaient en Belgique lorsque celui-ci avait brutalement changé de visage. De l'agressivité, des menaces, un tas de choses qui avaient finalement conduit à la violente agression qui lui avait coûté sa jambe. La jeune éducatrice en l'écoutant, avait plusieurs fois fait le rapprochement avec Maëlle, et la description que les enfants lui en avaient fait. Elle remarqua également que, lorsque Jon avait commencé à montrer des singes d'infection, lui aussi s'était montré quelque peu agressif, bien que dans une moindre mesure.
Jason lui, n'était pas agressif la dernière fois qu'elle l'avait eu au téléphone avant qu'il ne chute dans ce ravin. Il allait bien.
Sevrine fut emmenée en soins intensifs une fois que le médecin de garde eut observé sa blessure, et Amali congédiée, afin de libérer de la place.
Dans le long couloir des urgences, elle commençait à rebrousser chemin, un léger pincement au cœur de devoir abandonner Sevrine, lorsque une odeur, infime, attira son attention.
Instinctivement, elle huma l'air en fermant les yeux, se concentra sur l'odeur.
Depuis qu'elle avait commencé à exercer en tant qu'éducatrice, elle avait eu l'occasion de se familiariser avec l'odeur du cannabis et ce fumet-là, qui émanait d'une chambre à la porte entrouverte, la laissa abasourdie.
Sans faire trop de bruit, elle vérifia que personne ne se trouvait à proximité avant de rejoindre la porte pour jeter un coup d’œil à l'intérieur. Elle n'était pas experte en la matière mais, sentir une odeur de cannabis aussi pure dans les couloirs des urgences ne lui semblait pas la chose la plus normale qui soit.
Du coude, elle ouvrit un peu plus la porte, et fut surprise de tomber sur un infirmier, en tailleur, un joint à la main, à même le sol.
Il avait les yeux cernés, les cheveux sales et collés au front par la sueur. Ses lèvres tremblaient lorsqu'il expirait la fumée, mais le plus surprenant fut qu'il ne parut même pas alarmé de se faire surprendre.
— Est-ce que tout va bien ? s'enquit Amali.
L'infirmier releva les yeux vers elle, et lui tendit son joint avec un haussement de sourcils.
— Vous en voulez ?
— … euh, non. Vous voulez que j'appelle quelqu'un, vous avez vraiment pas l'air bien.
Le jeune homme ricana mollement, inspira une nouvelle bouffée de son joint avant d'en écraser le restant sur un plateau repas vide.
— Vous êtes une malade ?
— Quoi ?
— Est-ce que vous avez besoin de soins ? Parce que, on est aux urgences vous voyez donc...
L'infirmier en face d'elle n'avait visiblement pas les idées claires, en trahissait sa diction et la lenteur dans ses gestes. Ses membres se déroulèrent doucement tandis qu'il s'étirait, se releva en s'aidant de l'armature en métal d'un brancard. Il n'était pas très grand – pas plus qu'Amali – et n'inspirait ni la crainte, ni l'appréhension.
— Vous avez pas l'air souffrante.
— Je le suis pas, j'accompagnais quelqu'un lorsque j'ai senti... pourquoi vous fumez là au fait ? C'est interdit.
— Tu sais quoi ? Je te dis tu parce que tu dois avoir mon âge donc... bref, tu veux un scoop ? Je viens d'avoir un message de mon oncle Robert, qui habite en Isère dans la même rue que mes parents, et qui m'informe que ma mère a été contaminée, et qu'elle a tué mon père, ma petite sœur et notre chat. Alors me faire virer de ce stage en hôpital de merde, je m'en branle.
Amali resta silencieuse, les lèvres nouées. Elle ne s'attendait absolument pas à une confession de cet ordre, encore moins venant d'un homme qu'elle venait de surprendre en train de fumer dans une chambre d'hôpital. Elle comprenait désormais mieux son air anéanti, ses lèvres tremblantes et ses traits tirés.
— Je suis désolée, finit-elle par murmurer.
— Moi aussi. Mon chat méritait pas de finir comme ça. Il s'appelait Pipoune.
Il rit, avant de s'avancer vers elle d'un pas traînant.
Il avait des yeux d'un bleu profond, rendus humides et vitreux par l'herbe.
— Vous vous appelez comment ?
— Amali.
— Ok. Salut Amali. Moi c'est Matteo.
Un sourire gorgé de tristesse et d'amertume étira son visage fatigué, tandis qu'il se postait plus confortablement contre le mur juste à côté d'elle. D'un air horrifié, la jeune femme remarqua les traces brunâtres de sang séché sur sa blouse, comparables à des éclaboussures de peinture. Son vêtement semblait sale, et à la désagréable odeur de transpiration qui émanait de Matteo, elle devinait qu'il n'avait pas pris de douche depuis un certain temps. Tout comme elle.
Son portable vibra dans sa poche, lui rappelant soudainement qu'elle n'avait pas de temps à perdre dans cette chambre des urgences avec un infirmier stagiaire drogué. Les infirmiers en capacité de prendre en charge Sevrine l'avaient averti qu'il faudrait du temps à cette dernière pour se remettre, et qu'à moins d'attendre au minimum quatre jours, elle ne pourrait pas repartir avec eux.
Amali commençait à dénouer les muscles de ses épaules, se préparait à repartir lorsqu'elle senti le regard de l'infirmier sur elle, intrigué.
— Je vais devoir y...
Elle s'interrompit, songeant soudainement à quelque chose de plutôt important en ce qui concernait le corps médical. Elle avait dans le coffre de sa voiture, un traitement à administrer à un de ses jeunes, sous forme de seringues et, qui de mieux qu'un infirmier pour la renseigner à ce sujet ? Elle se retourna vers Matteo, fronça les sourcils en se remémorant le nom du médicament, avant de l'interroger :
— Comment s'injecte le Leptoprol ? En seringue, l’inhibiteur d'hormones ?
— Cancer du sein ? rétorqua l'infirmier en bâillant.
— Non. Traitement hormonal en prévision d'une future prise de testostérones.
Matteo hocha la tête, soudainement plus intéressé par Amali, et se tourna légèrement vers elle pour lui expliquer que l'injection de l’inhibiteur se faisait par voie intramusculaire, au niveau du muscle fessier.
— Mais... tu es pas du métier, je me trompe ? C'est dangereux de faire ça sans avoir eu les cours avant.
— J'imagine. Mais, de toi à moi, quel infirmier, quel médecin prendra le temps de lui faire son injection dans le contexte actuel ?
Il hocha la tête, affirmant ses propos, avant de relancer, bien plus éveillé que quelques secondes plus tôt :
— Si tu veux, je peux m'en occuper. C'est pas comme si je servais à grand-chose ici.
— Entre moi qui n'ait pas d'expérience et toi qui tourne à la weed, je suis pas sûre de qui sera le plus à même de pas foirer l'injection. Je dois y aller.
Sans attendre de retour de la part de l'infirmier, elle tourna les talons pour quitter la chambre. Le couloir des urgences était toujours aussi vide, et d'un silence pesant. Au loin, elle entendait le murmure grondait de la salle d'attente derrière les portes battantes, semblable à un désagréable bourdonnement. Au claquement de ses semelles se mêla bientôt celui des chaussures de Matteo.
— Attends !
— Quoi ?
Son portable vibra à nouveau dans sa poche. Elle voulait y jeter un coup d’œil, s'assurer que tout allait bien duc ôté de Yannick et Jelena, mais quelque chose dans le ton de l'infirmier ne la laissait pas indifférente. Il y avait une certaine détresse dans sa voix, quelque chose qui lui rappelait son propre état.
Au moment où il ouvrait la bouche pour répondre, un brancard émergea des portes battantes sur lequel était allongé un homme que l'éducatrice reconnut presque immédiatement. Il s'agissait du manifestant qu'elle avait presque renversé avec sa voiture deux heures plus tôt. Il était en mauvaise état, gémissait en se tordant en tous sens sur son brancard. Lorsqu'il passa à sa hauteur, ses sourcils se froncèrent, il se mit à hurler des obscénités, à se débattre en la désignant de tous les noms.
— Un ami ? ricana Matteo.
— Un trou du cul, nuance.
Sous une pluie d'insultes, elle reprit sa route jusqu'aux portes battantes, qu'elle franchit avec la certitude que Matteo la suivait toujours. La salle d'attente toujours aussi pleine, l'odeur qui en émanait lui retourna l'estomac. Elle devait sortir d'ici, et rapidement.
Dehors, la nuit commençait à tomber, et les quelques lampadaires qui encadraient le parking ne rendait pas la visibilité optimale. Au loin, on entendait toujours les klaxons et le murmure grondant de la foule en centre-ville.
Une fois sur le parking, elle remarqua immédiatement l'agitation qui régnait du côté de leurs véhicules, reconnut la voix de Yannick, autoritaire :
— Laissez-le respirer !
Son cœur s'emballa immédiatement. En se mettant à courir sur le parking, elle repensa aux vibrations de son portable, aux deux heures qu'elle venait de passer loin de son collègue et des jeunes. Elle avait été négligente.
Matteo la talonnait toujours, et s'arrêta avant elle, lorsqu'il découvrit avec horreur, l'état piteux d'un adolescent, à même le sol, plié en deux.
— Ça recommence ! gronda Yannick en apercevant Amali.
L'éducatrice se rapprocha de lui, s'agenouilla près de Vasco, qui les yeux révulsés bramait en se débattant sous les mains de Yannick. Son visage noyé de sueur et de larmes luisait à la lumière jaunâtre des éclairages publiques. Tordu en une grimace douloureuse, il fit frissonner la jeune femme qui pourtant, ne recula pas.
— Vasco ?
Le jeune homme hurla un peu plus fort, racla le sol de ses ongles, rua pour se défaire de la prise de Yannick et Jon, qui le maintenaient au sol en lui agrippant poignets et chevilles.
— Tu étais où ? Je t'ai appelé deux fois !
— Excuse-moi, répondit-elle sincèrement en se penchant vers Vasco. Eh, Vasco, est-ce que tu nous entends ?
Pour toute réponse, le jeune homme gronda, lui lança un regard noir avant de se mettre à hurler en portugais.
— Il doit vraiment pas être bien, remarqua Erwan. Quand il commence à parler en portugais, c'est que ça va vraiment pas bien.
Amali acquiesça sans le vouloir. Vasco avait son petit caractère et, elle était habitué à le voir exécrer dans sa langue maternelle. C'était sa façon à lui de faire connaître le degrés de son mécontentement. Au Phoenix, la plupart du temps lorsqu'il se mettait dans un état pareil, il s'agissait simplement de colère ou de tristesse. Ici, ainsi étendu sur le parking de l'hôpital, il ne s'agissait ni plus ni moins que de douleur, la même qui avait amené Jon à faire état de sa force en repoussant brutalement Jason et en arrachant la poignée de a fenêtre.
— Qu'est-ce qu'il a ? s'inquiéta Matteo en rejoignant le petit groupe.
L'attention des jeunes convergea vers le nouvel arrivant dans un même mouvement, tandis que Amali trop occupée à tenter de rassurer Vasco, resta muette.
— Tu as ramené un souvenir des urgences ? ricana Jelena.
— Non je...
L'éducatrice se tourna brièvement vers Jelena, la foudroya du regard, avant de revenir à Vasco, qui venait de se cambrer dans un gémissement guttural. Elle sentit sous ses doigts les muscles des avants-bras de l'adolescent se contracter, puis se détendre au rythme de son pouls.
— Mes mains, sanglota t-il.
Yannick et Amali dardèrent leur regard sur les mains du jeune homme, que Jon retenait toujours fermement, avant de pâlir. Comme fluorescentes au creux de l'obscurité de la nuit tombante, les mains de Vasco baignaient d'une lumière orangée. Il sembla à Amali que la peau de Vasco, devenue translucide, laissait percer une lueur rougeoyante, quelque chose de menaçant. Les doigts du jeune homme se crispaient, se contractaient alors qu'il essayait de se défaire de la prise de Jon.
— Est-ce que ça craint ça ? hoqueta Jon.
— Tu devrais peut-être...
Yannick n'eut pas le temps de finir sa phrase que de légers crépitements, suivi de près par de légères explosions, émanèrent des paumes de l'adolescent. Vasco hurla, parvint à se défaire de la prise de Jon et de Yannick, trop étourdis pour maintenir leur prise. Ses mains s'agitèrent, enfin libres, et Amali remarqua les brûlures qui jalonnaient les paumes de l'adolescent. De petites étincelles semblables à celles que produisaient les pétards de taille moyenne s'échappaient des paumes luisantes et carbonisées de ses mains.
Matteo, toujours en retrait, regarda l'adolescent se redresser, de grosses larmes dévalant ses joues, tandis que ses mains se mettaient à briller plus fortement. La luminosité s'intensifia, sa grimace de souffrance également.
— Qu'est-ce qui se passe ? Amali ? Yannick ?
Mehdi se tendit, en entendant la voix chevrotante de son ami, enrouée par les larmes et l'incompréhension. Il commença à avancer vers Vasco, lorsque Erwan et Théo le retinrent, préventifs.
— Non, tu devrais pas t'approcher.
Mehdi leur jeta un regard accusateur, tandis que son cœur tambourinait dans sa poitrine. Son meilleur ami souffrait, il luttait contre cette chose abominable qui le dévorait de l'intérieur, et il n'avait pas le droit de l'approcher ?
Une nouvelle explosion qui fit sursauter Vasco, qui lui subtilisa un nouveau cri, un nouvel appel à l'aide. Les brûlures s'intensifiaient, se faisaient plus critiques à chaque seconde qui s'écoulait. Son dos se voûtait à mesure que la douleur le paralysait, le rendait fou. Vasco se sentait comme prêt à voir la peau de ses mains disparaître, comme si ses doigts risquaient à tout moment de tomber. Amali, Yannick et Jelena face à lui, ne faisaient rien, restaient statiques et interloqués.
La crispation des adultes commençait à agacer Eden et Nathan qui, restés loin de la scène depuis que Vasco avait commencé à se plaindre, échangèrent un regard entendu. Il fallait qu'ils fassent quelque chose.
La lumière qui émanait des mains de Vasco redoubla, commença à éclairer une grande partie du parking. Quelques passants leur jetaient de brefs regards incrédules, incompréhensifs. Personne ne s'arrêta cependant : trop risqué de se frotter à de tels phénomènes alors même que le monde devenait un film de science fiction à taie réel.
Vasco s'agita, car ce n'étaient plus seulement les muscles de ses mains qui hurlaient à la mort, mais également ses bras, ses épaules.
— … je vais exploser, s'affola Vasco.
Lentement, il commença à avancer vers Amali et Yannick qui sous tension, reculèrent.
Jon avait pu être contrôlé, il ne s'agissait que de force. Pour Vasco, le problème était plus épineux : une explosion était incontrôlable, sans échelle ni indicateur de puissance.
L'adolescent écarquilla les yeux en se rendant compte du léger mouvement de recul de Yannick, fronça les sourcils.
— Vous avez peur de m...
Il n'acheva pas sa phrase. En un instant, la lueur qui émanait de ses paumes s'éteignit et, dans une expression molle de son choc, il chuta en avant, inconscient. Derrière lui Eden, armé d'une boîte de conserve dérobée dans le coffre ouvert de la voiture de Amali, expira en laissant tomber l'arme du crime. En heurtant le sol, le cylindre métallique résonna sur l'entièreté du parking, se cabossa.
Un instant, tout le monde resta planté dans l'incompréhension la plus totale, avant que Jelena ne réagisse enfin. En quelques pas, elle rejoignit Vasco, constata la partie impactée de son crâne par la boîte de conserve, et jeta un regard effaré à Eden :
— Tu viens de l'assommer ?
— Vous auriez préféré qu'il explose ?
— C'est pas la question Eden, il va falloir que tu arrête de mettre des coups aux gens avec des objets... dangereux, souffla Amali en avisant la boîte de raviolis.
— Au moins il a fait quelque chose, par rapport à vous, siffla Nathan.
L'adolescent secoua la tête, peu enclin à donner raison à l'inquiétude injustifiée de ses éducateurs alors qu'il venait de gérer la situation, et rejoignit Jon, totalement abasourdi. Eden soupira en se laissant tomber en tailleur, à même le sol glacé, en prit sa tête enre ses mains.
Tout ça n'avait plus aucun sens. Ce virus, cette chose qui traînait et attaquait tous ceux qui y étaient exposés, ce n'était pas qu'une simple nouvelle infection gérable et potentiellement soignable.
Elle changeait les gens.
D'abord Jon, puis Vasco, et sûrement tant d'autres. Plus rien n'avait de sens.
Jon se laissa tomber sur sa droite, Nathan sur sa gauche, pour l'enserrer dans une étreinte réconfortante.
À quelques mètres d'eux, Jelena venait de se redresser, Vasco dans les bras. Le souffle erratique de l'adolescent se dissipait en condensation rapide et forte. Ses lèvres entrouvertes, ses yeux clos, tout tétanisait les enfants du groupe des Petits, serrés les uns contre les autres près de Amali.
— Ok, commença Amali, ça fait presque deux jours qu'on a pas dormi et... il faut qu'on se repose, tous. Je propose qu'on roule jusqu'à...
— J'habite pas loin, si vous voulez vous garer dans ma cour.
L'intervention de Matteo eut l'effet d'une nouvelle explosion au sein du petit groupe.
Amali darda sur lui un regard incertain, tandis que Yannick le dévisageait, la mâchoire crispée.
— Tu devrais retourner à l'hôpital Matteo, tout ça ne te concerne pas.
Les mots de Amali claquèrent dans le silence retrouvé, et alors que ses pas s'enclenchaient pour rejoindre Jelena et Vasco, l'impossible se produisit : de la terre grondante, un arbre émergea d'une fissure nouvellement ouverte dans le sol, le tout sous l'impulsion d'un Matteo aux yeux luisant d'une lueur verdoyante, les bras écartés.
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