Chapitre 29

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29

Samedi 2 juillet 2022, 20h47

   "10.5.12.5.14.1 — 12.5 — L — 10.21.9.12.12.5.20 — 18.4.22 — 1 — 12.1 — 19.15.18.20.9.5 — 4.5 — 12.1 — 6.15.18.5.20 — 16.18.5.19 — 4.21 — 19.5.14.20.9.5.18 - 1.2.1.14.4.15.14.14.5 — 1.21 — 19.21.4 /

2.15.14 — 3.15.21.18.1.7.5/

1.13.1.12.9 "

 Elle avait l'impression qu'à tout moment, ses muscles allaient la lâcher. Elle sentait au fond de sa poitrine serrée, comme un pincement violent, incisif et déstabilisant ; son cardio n'était plus ce qu'il était, et c'était regrettable. Elle courrait depuis à peine quarante minutes, et déjà elle ressentait ce poids dans ses jambes, cette lourdeur sur ses épaules. Il fallait dire que depuis trois ans, ses muscles n'avaient pas été épargnés, et que c'était sans grande surprise qu'elle redécouvrait chaque fibre de ses cuisses, ses bras.

— Vasco, accélère !

Le jeune homme derrière elle, lâcha un soupir tremblant de fatigue, mais ne rechigna pas à accélérer le pas. Sur les branches que ses pieds foulaient, sur les par-terres de feuilles mortes et de terre, il semblait voler, aidé par la propulsion de ses explosions.

— C'est de la triche, lança Nathan, le souffle haché.

— Arrêtez de crier bon sang, je vous rappelle qu'on a l'armée au cul.

Jelena lui coula un regard équivoque, avant de prendre son élan pour sauter par-delà une pente qui la séparait de la suite de son chemin. Le soleil commençait à se coucher à travers les branchages, renvoyait sur les arbres et les talus des ombres orangées qui n'aidaient en rien leur progression à travers ces sentiers hostiles. Ils n'entendaient plus les hurlements de la milice derrière eux. Peut-être les avaient-ils semés ou peut-être qu'ils attendaient simplement leur heure pour s'abattre sur eux, et les empêcher une bonne fois pour toute de nuire. Les arbres, la luminosité décroissante, et la fatigue n'étaient pas des facteurs aidant dans leur fuite à travers bois. Il y avait fort à parier que les militaires attendent simplement la tombée de la nuit pour les prendre en chasse en ratissant le périmètre environnant le centre.

Ils n'étaient plus très loin, Jelena le sentait. Selon les courriers que Amali avait réussi à faire passer par une taupe par delà la sécurité des centres, elle lui avait indiqué que le point de rendez-vous, une fois la forêt passée, se trouverait près d'un sentier abandonné, au sud.

Et la forêt, de ce qu'elle pouvait d'ores et déjà constater, n'était plus très épaisse, ils pouvaient en voir le bout.

— Matteo, tu veux bien nous déblayer le passage ? s'enquit-elle en s'arrêtant face à un espace entièrement recouvert de ronces.

— J'aurais apprécié un s'il te plaît mais, qui serais-je pour oser la ramener ?

En un claquement de doigt, les ronces se retirèrent, leur ouvrirent le passage à la façon d'une haie d'honneur. D'un coup d’œil par-dessus son épaule, Jelena vérifia que tout le monde suivait toujours, que personne ne s'était perdu en route. Iverick fermait la course mais, mieux valait être prudent. Ce n'était pas après ces trois ans de manigance et de lutte acharnée pour survivre qu'il fallait relâcher la bride. La liberté était toute proche, et elle s'appelait Amali.

À la simple pensée de l'éducatrice, le visage de Jelena se fendit d'un sourire immense, redonna de l'élan à ses pas devenus lourds.

Bientôt, tous s'arrêtèrent à la lisière de la forêt, pour constater une route de terre sèche, pleine de trous et de bosses. Impraticable, abandonnée, ce ne faisait aucun doute.

Jon arriva à sa hauteur, bien moins essoufflé que ses camarades. Le centre par rapport aux autres, ne lui avait en rien épargné le travail physique, son don étant un véritable atout pour les travaux de force. Ainsi, et ce malgré la durée et les différences de niveau de leur course, il se maintenait, le visage strié de griffures, une entaille à la pommette. L'imitant, il s'accroupit dans le fossé, laissa les hautes herbes lui chatouiller le menton.

— Tout va bien Jon ? demanda t-elle tout bas. Ils t'ont pas loupés ces fils de pute.

Le jeune homme haussa les épaules, tout en déliant les muscles de ses doigts.

— Ça ira encore mieux lorsqu'on aura retrouvé Amali.

La concentration de Jon se durcit, se focalisa sur la recherche des battements de cœur, de la respiration de Amai. En trois ans, il avait eu le temps d'apprendre à comprendre et maîtriser son don : il lui était possible de localiser des sons infimes, sur une distance de plusieurs kilomètres, bien qu'à une certaine distance, il perde en efficacité. Mais normalement, Amali devait être toute proche d'eux, c'est pourquoi il ferma les yeux, pria entendre les battements tranquilles du cœur de l'éducatrice.

— Tu les entends ?

Jon se tourna vers Iverick, puis fronça les sourcils.

Pou-poum, pou-poum, pou-poum... le battement était tout proche. Trop proche même, il lui semblait bien que le son, lourd et puissant, provenait de son voisin, de son...

Il fut le premier à relever la tête, pour chercher à travers les branches des arbres, où se trouvait Amali. Quelques mètres plus haut, la jeune femme patientait, les jambes dans le vide. Elle les fixait avec un petit sourire en coin, de ceux qu'elle se réservait le droit de porter lorsque la situation d'une certaine manière, n'amusait qu'elle.

— Jon est le grand vainqueur, sourit-elle avec amusement.

— Descend de là, c'est pas une façon de nous accueillir !

Amali roula des yeux, mais obtempéra tout de même, délaissant sa branche pour retrouver le sol dans un saut maîtrisé. Aussitôt, Jon lui sauta au cou, extatique, le cœur au bord des lèvres.

Trois ans plus tôt, il mesurait quelques centimètres de moins que la jeune femme. Désormais, il lui était possible de l'étouffer en un rien de temps, le nez de Amali à hauteur de son cou.

Son éducatrice lui rendit son étreinte, qui de seconde en seconde, s'agrandissait. Vinrent se joindre à eux Erwan, Théo, Vasco et Nathan, le tout sous le regard attentif de Jelena et Iverick. D'un pas tranquille, Matteo se joignit également aux retrouvailles chaleureuses, ému.

Tandis que sans mots dires, les cœurs se libéraient dans une démonstration de manque et de bonheur de se retrouver, un coup de feu retentit au loin. Amali releva immédiatement la tête, demanda aux jeunes de se disperser.

— On continuera la séance câlin à l'abri, suivez-moi.

    Une vingtaine de minute de marche plus tard, Amali les invita à s'introduire par une étroite porte en bois abîmée, qui ouvrait sur un long escalier de pierre mal éclairé.

— C'est genre... une cave ? Tu habites dans une cave ?

— Nous habitons. Et, pas vraiment. C'est plus de l'ordre d'une petite... maison souterraine avec beaucoup de charme.

Du coude, elle chercha à faire sourire Jelena, qui resta impassible. Tant qu'ils ne seraient pas tous en sécurité, elle ne parviendrait pas à se laisser aller aux grands sourires qu'envoyait sa vis à vis à tout bout de champ. Un à un, dans une file indienne parfaite, ils s'introduisirent dans le petit espace, jusqu'à ce qu'une seconde porte ne se présente devant eux. Du poing, Amali frappa quatre fois avec une sorte d'attente entre chaque coups.

Elle s'identifie, songea Iverick. C'est vraiment la merde.

Quelques secondes et plusieurs tours de clefs plus tard, la porte s'ouvrit enfin, sur un Mehdi plus grand, plus fin, les yeux moins doux que trois ans auparavant.

— Mehdi ? hoqueta Vasco, halluciné.

Son meilleur ami se para d'un sourire lumineux qui rappela leur jeunes années à Vasco qui, en deux temps trois mouvements, se retrouva près de lui, dans une accolade chaleureuse.

— T'es plus grand que moi c'est pas normal !

— Et t'as encore rien vu.

Sous le regard indigné de son meilleur ami, Mehdi exhiba ses biceps saillant à la lumière tamisé de l'entrée, chaque muscle dessiné avec précision sous sa peau tannée.

— Mehdi est devenu beau gosse, sourit Nathan en les rejoignant.

Une tape amicale plus tard, le chemin se libéra enfin pour que tous puissent rentrer à l'intérieur de la maison souterraine, sous le regard ému de Amali. Au moment où Jelena passa près d'elle, elle put remarquer le sourire nostalgique de l'éducatrice, haussa un sourcil. Amali en le remarquant, rit doucement, les yeux clos.

— Je sais pas, avoua t-elle. Je suis juste... heureuse de tous vous revoir...

Avec un temps de latence, elle se passa la langue sur les lèvres et baissa les yeux sur ses chaussures.

Jelena se statufia en comprenant lentement à quoi le suspend de la phrase de Amali faisait référence, commença à se tordre les mains, mal à l'aise.

— Vous aurez tous les détails mais... disons que dans les centres, nous apporter des soins médicaux ne faisait pas partie de leurs priorités et... Elies en a payer les frais, malheureusement.

— Comment...

— Fulgurant, la coupa Jelena. Il n'a pas souffert je crois... je crois que la mutation y a été pour beaucoup.

Amali ouvrit la bouche pour répondre, la referma. Pour ne pas la brusquer, Jelena posa lentement une mains sur son épaule, l'étreignit avec douceur.

— Je suis désolée.

— Faut pas, sourit tristement Amali. Ce monde est pourri, je... je préfère qu'il ait pas à subir ça. Ça tiendrait qu'à moi, je ferais exploser cette putain de barraque avec tout le monde à l'intérieur, et ce serai fini.

Elle mentait, Jelena le voyait bien mais, comment aurait-elle pu reprendre la réaction tout à fait légitime de Amali ? Leurs échanges étaient restés très courts, toujours centrés sur des pistes d'évasion, des nouvelles des forces résistantes, à l'extérieur des centres.

Jamais elles n'avaient parlé de la mort de Elies.

Ou bien de ceux qui, en-dehors des murs du centre, avaient survécu. Elle ne savait pas grand chose au final, du monde actuel, de la réorganisation nationale qui avait suivie l'apparition du virus mutant. Dans les centres, ils n'avaient que très peu d'informations sur le dehors, et n'osaient guère en demander ; traités comme les pires des animaux à l'intérieur de leurs murs, ils n'osaient imaginer ce qui se tramait à l'extérieur. Jelena était patiente, elle saurait attendre que Amali lui livre les coulisses de la résistance, de la fondation du mouvement à leur prise en envergure sur le territoire. Pour le moment, le temps était aux retrouvailles, au retour des émotions enfouies depuis trois ans.

Un cri strident les ramena brutalement à elles. Hystérique, Jon venait de pousser un cri rauque, avant de s'élancer à travers la pièce principale de la maison souterraine. Dans un encadrement de porte, venait d'apparaître Eden, visiblement étonné de tous les trouver là. Le jeune homme battit des cils, intrigué, avant que son regard ne se pose sur la forme massive de son meilleur ami, lancé à pleine puissance sur lui.

Telle une fusée, Jon s'élança et, dans une impulsion, sauta au cou de Eden bien que techniquement, son meilleur ami demeure toujours légèrement plus petit que lui. Le problème étant que Jon, bien qu'il ait tendance à l'oublié, possédait une force que personne d'autre n'avait. C'est pourquoi emporté par l'élan, Eden se sentit voler sur deux mètres avant de heurter le sol dans un choc mou. Un sifflement douloureux s'échappa de ses lèvres, sa tête avait manqué de peu de se heurter au pied de la table.

— Tu es vivant ! s'écria Jon, les yeux plein de larmes.

— Plus pour longtemps si tu m'écrases sous ton poids imbécile !

Avec mollesse, Eden essaya de se débattre, pour finalement nouer ses bras autour du cou de Jon pour lui rendre son étreinte. Les yeux clos, il tenta par tous les moyens de dissimuler l'émotion de ses retrouvailles mais Jon il le savait bien, n'avait plus besoin du visuel pour savoir ce que les gens ressentaient.

— C'est ce qui s'appelle des retrouvailles... musclées, souligna Iverick. On pensait tous qu'il était...

— C'est pas passé loin, murmura Amali. Ça fait trois ans et pourtant, selon notre médecin, il lui reste toujours de l'eau dans les poumons. Yannick lui a sauvé la vie.

— Où il est d'ailleurs ?

La question de Matteo, pleine de légèreté, extirpa Iverick et Amali de leur quelques bribes de parole tendues. Pas que parler de la quasi-noyade de Eden ennuyait Amali mais, elle préférait ne pas se remémorer ces interminables minutes durant lesquelles Yannick avait de toutes ses forces, tenté de réanimer le jeune homme. Ils le pensaient perdu, déjà parti lorsque les militaires les avaient débarqué du bateau mais, après quelques coups contre le torse et un bouche à bouche mal exécuté, l'adolescent avait fini par vomir à grands jets sur la coque de leur embarcation retournée. Il était resté très faible jusqu'à ce qu'un autre bateau ne vienne à leur secours, un allié contacté par Pierre Troncy quelques minutes avant que le bateau ne coule.

— Il avait une réunion avec d'autres résistants, sourit-elle, solaire. Il doit pas rentré avant demain. Avec le couvre-feu, on évite autant que possible de se balader après vingt heures, histoire de pas se faire arrêter pour une raison aussi conne qu'un non-respect des horaires imposés.

D'un regard, elle balaya l'assemblée, nota à quel point les jeunes qu'elle connaissait depuis si longtemps, avaient changé. Pour certain, elle les connaissaient depuis ce qui lui semblait être une éternité. Qu'il s'agisse de Nathan, qui avait pris en taille, Vasco qui avait presque doublé de masse musculaire, Théo qui d'enfant était passé à adolescent, ou même Erwan, qui malgré ses changements physiques gardait toujours son regard doux, elle n'en revenait pas. Elle savait bien qu'elle-même avait dû changer, et que pour ce qui était de Mehdi et Eden, il n'y avait même pas à discuter mais, quelque chose dans ces retrouvailles inespérés l'émouvait plus que de raison. D'un instant à l'autre, elle se sentait prête à lâcher sa larme, à reprendre tous ses jeunes dans ses bras, d'essayer de comprendre comment en seulement trois ans, tous étaient passés d'enfants à jeunes adultes, droits et forts.

— Amali tu es toute blanche, remarqua Vasco avec un sourire en coin.

— Je suis émue c'est tout.

Sa voix chevrotait, elle se trouva stupide un long moment avant de se ressaisir. Il était normal de ressentir cet afflux d'émotions, ce ballet de sentiments qu'elle avait durant trois ans, mis au second plan. Elle qui militait pour l'expression des émotions du temps du Phoenix, elle ne pouvait décemment pas se cacher derrière un masque alors que sa seule envie était de verser des larmes de joie.

— On t'as manqué à ce point ?

— Amali tu pleures !

— Vas-y Amali pleure pas tu me mets mal à l'aise !

— Arrête Vasco, c'est trop mignon !

Comme une nuée d'abeille sur un pot de miel, elle se retrouva bien vite entourée de tous ses jeunes, de toutes ces présences qui durant trois ans, et ce malgré Mehdi et Eden, avaient fait défaut.

Jelena et Iverick, à quelques mètres du second câlin collectif de la journée, se concertèrent d'un regard amusé. Trois ans plus tôt, l'un et l'autre ne pouvaient se douter qu'en une virée en ambulance, et un sauvetage d'un supermarché infesté, ils parviendraient à créer des liens aussi fort avec des personnes si éloignées de leur univers militaire. La famille de Jelena, très portée sur l'ordre et son respect, avait toujours vu d'un mauvais œil les métiers privilégiant le social au maintien de la loi. Combien de fois son père s'était-il plaint de ces ''fichus éducateurs qui sont pas capable de gérer les gosses de leur foyer'' en avançant que chaque jour au poste, il se retrouvait face à une nouvelle plainte, à une nouvelle fugue qui incriminait toujours les adolescents du foyer situé près du commissariat. Jusqu'à longtemps pour Jelena, ''éducateur'' rimait avec ''branleur'', d'où sa froideur aux premiers temps de leur rencontre. Elle ne pourrait jamais revenir sur les dires de son père, quelque chose chez Yannick et Amali détonnait, ne sonnait pas très professionnel mais, comment pourrait-elle le lui reprocher ? Comment pourrait-elle avancer à Amali que son attachement pour toute la petite bande de jeunes était néfaste ? Ça aurait été ridicule.

D'un dernier regard, elle couvrit la jeune femme avec émotion, avant de ravaler son sourire : les festivités des retrouvailles passées, elle devrait lui annoncer le second axe de leur libération, de cette fuite en grande pompe du centre de confinement de Rhône-Alpe.

"Jelena, le 22 juillet, rdv à la sortie de la foret pres du sentier abandonné au sud,

Bon courage,

Amali"

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