Chapitre 32

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32

Dimanche 23 juillet 2022, 17h38

   Yannick arriva aux alentours du repas, accueilli par la même euphorie qui avait la veille, accompagné les retrouvailles avec Amali. Les corps se retrouvèrent dans une étreinte pressante et suintant le besoin, autour d'un Yannick plus que ravi de retrouver tous ses jeunes. Longuement, il complimenta Théo sur ses cheveux longs remontés en queue de cheval, fit remarquer à Erwan qu'il était désormais aussi grand que Amali, embêta Vasco quant à sa barbe naissante. Ils lui avaient tous tellement manqué, maintenant qu'il se retrouvait face à eux, il se rendait compte de l'absence et de son poids.

Une fois les retrouvailles passées, l'ancien éducateur fut surpris de se heurter à un sentiment tout autre que la chaleur affective des étreintes : entre Jelena et Amali, flottait une colère froide qu'il retrouva avec surprise chez Vasco et Eden. Tels chiens et chats, les deux jeunes hommes et les deux jeunes femmes s'évitaient et lorsque par malheur il leur arrivait de se croiser, c'était un ballet de regards noirs et de grimaces qui accompagnaient leur frôlement.

Il ne posa pas de questions jusqu'au soir où autour d'un verre de vin, il fit le compte-rendu de sa réunion, informa les évadés de l'excellent déroulement de l'évacuation du centre avec du côté des gardiens, un nombre minime de pertes, ce qui était le but de la manœuvre.

— Pas pour tout le monde, rétorqua Amali.

Comprenant au ralenti qu'elle faisait référence au but premier de la mission, celui d'en faire une évacuation pacifique, il haussa un sourcil, et toucha enfin du doigt le problème majeur entre les deux jeunes femmes.

— Je vais avoir droit à une explication ?

Du regard, il interrogea Iverick qui semblait autant perdu que lui, avant de s'attarder sur Matteo qui, à en croire son tortillement sur sa chaise en bois savait, et n'en menait pas large à ce sujet.

— Sur ta gauche, on était pas pour la révérence pacifique, siffla Amali.

— Tu seras gentille de me regarder quand tu me parle et d'arrêter avec tes sous-entendus, la reprit Yannick, à la façon d'un père que la jeune femme n'avait jamais eu. Vous vous êtes disputés c'est ça ?

— On a une divergence de point de vue.

— Ton point de vue est merdique et inconséquent : que Vasco puisse tenir ce genre de discours passe encore mais toi ? Merde t'as trente ans, c'est juste pas po...

— Amali !

L'exclamation abrupte de Yannick fit enfin taire sa collègue qui refroidie, se tassa au fond de sa chaise, le regard brûlant de colère.

— On peut parler sans s'agresser ? On répétait tout le temps aux enfants qu'il fallait s'écouter et discuter dans le respect alors à nous d'appliquer nos valeurs éducatives.

— Ok, souffla Amali. Donc, Jelena ici présente s'était bien gardée de nous dire qu'une fois sortie, elle souhaitait réunir tous les mutants internés au centre de Rhône-Alpe, monter une sorte d'armée non-officielle et aller faire la peau aux gérants et gardiens des autres centres. Et bien sûr, embarquer les gamins avec elle.

— C'est vrai ?

— Vulgarisé, répondit simplement Jelena, une colère glacée dans la voix.

Le petit manège de Amali ne lui plaisait pas du tout. Elle l'attaquait tout d'abord de biais, avant de l'afficher devant Yannick à la façon d'une élève modèle dénonçant le tricheur de la classe. Cette position infantilisant déplaisait fortement à la jeune femme qui, sans le soutien de Matteo et Iverick, se retrouvait seule face au regard lourd d'interrogations de Yannick.

— Je vais être honnête, je trouve ça totalement déplacé de m'incendier depuis ce matin sans même prendre le temps d'essayer de comprendre. Et si je ne vous en ai pas parlé c'est parce que je savais que vous ne seriez pas d'accord avec mon point de vue. Votre mouvement pacifique c'est bien mignon, mais e attendant, rien n'a changé dans les centres, ça a même empiré en trois ans. Alors votre parlotte et vos actions dans l'ombre là, eh bien moi ça ne me va pas.

— Ok, ok...

Yannick était décontenancé. Pris en tenaille entre sa collègue et Jelena, il n'osait soutenir le regard des jeunes femmes, préférant chercher du soutien du côté de ses deux acolytes masculins. Si Matteo n'osait relever les yeux de ses chaussures, Iverick lui avait l'expression figée dans une grimace sérieuse qui ne tarda pas à faire réagir Amali.

— Tu étais au courant toi ?

— Jelena connaît déjà mon avis sur la question.

— Mais nous non. Tu en penses quoi ? Il faut qu'on parlent de ce problème d'accord, c'est important. On est pas en train de débattre du menu de demain midi les enfants, il faut qu'on réfléchisse à un moyen de mettre tout le monde d'acc...

— Il n'y a pas de compromis à faire : qu'est-ce que tu veux qu'on fasse de plus Yannick ? On a réussi à faire évacuer le centre d'une façon presque entièrement dénuée de violence alors, on pourrait faire ça pour les autres centres ?

— Putain mais Amali !

L'aboiement de Jelena statufia l'ancienne éducatrice sur place. D'un geste sec, elle se retourna face à sa vis à vis et bouillonnantes, elles se firent face de longues secondes.

— Tu comprends pas que si on ne fait rien de fort, rien de marquant, ça ne changera pas ? Ça fait trois ans que vous militez, trois ans que vous essayez de faire comprendre à la population par le biais de bouche à oreille et de tracts que ce qui se passe dans les centres n'est humainement pas correct. La preuve en est que ça ne marche pas du tout vu que dans les journaux, la population se dit satisfaite de la prise en charge des mutants. Au bout d'un moment, la méthode douce ne sert plus à rien.

— Il suffit qu'on trouve d'autres moyens de faire passer le me...

— Tais-toi ! Je te jure tais-toi, tu me gonfles avec ta vision de merde de ce qu'est le changement et la prise de conscience !

En un bond, Jelena était debout, se rapprochait de la chaise de Amali pour l'y toiser de toute sa hauteur, les poings serrés. Elle ne voulait aps tant s'énerver, mais face au déni de Amali, il fallait que quelqu'un mette des mots des images, et qu'elle comprenne.

— Ils ont laissé mourir Elies, ils ont tabassé Jon pour voir jusqu'où il pouvait résister, ils ont ouvert la main gauche de Vasco pour étudier la provenance de ses explosions. Et ce que je te dis date d'il y a trois ans, Vasco en avait quatorze, seulement un an de plus que Erwan aujourd'hui, que tu m'a défié d'envoyer se battre pour faire cesser tout ça.

Les mots jaillissaient comme des boulets qui elle le voyait bien, blessaient Amali à chaque nouvelle syllabe.

— On pourrait parler de Iverick aussi, à qui ils ont coupé la phalange de l'auriculaire droit, histoire de voir d'où jaillissaient les griffes ? Ou de Théo tiens, qu'ils ont obligé à utiliser son don sur d'autres captifs pour en tester l'efficacité. D'autres mutants, non consentants bien sûr et qui s'en sont sortis au mieux bon pour mourir d'un cancer, au pire avec le cerveau complètement défoncé. Et, oh, il y avait des enfants parmi eux.

Amali s'était redressée à son tour, faisait désormais face à Jelena, oubliant Yannick, Matteo et Iverick qui face à la scène, n'osaient plus bouger.

— Et tu veux que je te dises un truc Amali ? Si on fait rien, le jour où ils découvriront que tu en cache un depuis le début de la crise, eh bien dis-toi qu'ils te l'enlèveront, et qu'ils lui feront pas de cadeau. Notre petit Eden, qui a tué je sais pas combien de flics au barrage de l'Ain, tu crois qu'ils seront cool avec lui ? Moi je crois pas non.

Elle tenta de faire abstraction des yeux pleins de larmes de Amali, de ses lèvres tremblantes et ses joues rouges. Elle était prête à craquer, Jelena le voyait bien, et de la mettre dans un état pareil la rendait malade mais, il fallait qu'elle visualise. Il fallait qu'elle comprenne qu'un jour ou l'autre, ils se feraient coincer, et que tout comme Eden serait conduit dans un centre, ils n'hésiteraient pas à tuer les traîtres à la nation qui sciemment, avaient caché durant trois ans l'existence d'un mutant au pouvoir terriblement dangereux. Les militaires, le gouvernement armé qui tenait désormais la bride, ils n'auraient aucun état d'âme à tuer Amali, à tuer Yannick, et à faire elle ne savait quoi de Mehdi.

Amali avait de la pitié pour les gens, elle ne voulait pas leur faire de mal, mais dans cette nouvelle configuration où les forces et les lois avaient été répartis, le pacifisme ne valait plus rien. Ou alors, il avait du poids si, mais seulement dans un sens, et ce sens n'était pas le leur.

— Alors tu fais ce que tu veux, termina t-elle avec véhémence. Mais moi vivante, je refuse que les gamins, Iverick, Matteo ou moi soyons renvoyés dans les centres. Je refuse de devoir à nouveau être spectatrice de sévices d'humains envers les mutants qui sont, je te le rappelle, des victimes collatérales du virus que tout le monde prend pour responsables et pour plus dangereux qu'ils ne le sont. Alors Amali, réfléchis bien en ton âme et conscience mais rappelle-toi juste qu'il y a trois ans, tu m'a un jour confié être prête à tout pour ces gamins...

Elle se recula enfin, constata les larmes dévaler les joues de Amali avec l'effet d'un coup de couteau dans l'abdomen.

— … et maintenant ?

Sans rien ajouter de plus, elle tourna les talons, et quitta la salle sans rien ajouter de plus, dans le même état que le matin, le cœur en miette et les idées embrouillées par son propre flot de parole.

Mercredi 26 juillet 2022, 15h47

    Théo regardait d'un air absent ses camarades s'affairer autour de lui. Personne ne parlait vraiment, seuls quelques questions courtes et réponses du même acabit fusaient à travers le dortoir.

Lui était simplement assis sur le lit qu'il partageait avec Erwan, et observait avec détachement la façon crispée qu'avait Vasco de récupérer les quelques pauvres affaires qu'ils avaient ramenés des centres puis éparpillées dans la maison souterraine.

— Ça t'emmerderait de noua aider ?

— Pour mettre trois caleçons dans un sac en plastique ?

Vasco secoua la tête, balaya la pièce du regard, s'attarda sur le sac de voyage de Mehdi, bien plus imposant que le sien.

— Je trouve ça précipité, répéta Nathan, maussade.

— Amali a fait son choix. Et c'est pas la seule d'ailleurs.

Avec amertume, le jeune homme enfouit son dernier tee-shirt dans son sac avant de le jeter sur son lit et de s'asseoir.

Tout avait été très vite. Seulement trois jours s'étaient écoulés depuis le retour de Yannick et pourtant, le matin-même Jelena les avait averti de leur départ pour retrouver les autres mutants du centre, à quelques kilomètres de là. Au début, il avait pensé que tous prendraient la route derrière Jelena mais, en réalité il n'en était rien. Amali, Yannick, Iverick, Eden, Jon et Erwan ne partaient pas avec eux, s'opposaient farouchement à la perception que se faisait Jelena de ce nouveau départ, et Vasco ne comprenait pas pourquoi. Il avait repensé à son échange houleux avec Eden, mais jusqu'au matin-même, il pensait que si Eden refusait, c'était simplement par défiance envers lui, par entêtement et par crainte. Maintenant que même Amali et Jon affirmaient leur désapprobation à ce départ, il se demandait s'ils faisaient bien de partir aussi vite, sur une dispute de surcroît.

Alors qu'il était perdu dans ses pensées, la porte s'ouvrit sur Jon, les cheveux en vrac et les traits tirés parle manque de sommeil.

— C'est stupide, lança t-il sans préambule.

— Ta gueule, on se passe de ton avis espèce de vendu.

Le ton de Théo était d'une froideur telle que Jon en resta figé, les yeux braqués sur le plus jeune.

— Pardon ?

— J'espère qu'il a au moins fait un truc de dingue pour te faire virer de camp, continua Théo. Genre une pipe d'enfer.

— Non mais tu t'entends ? Espèce de connard tu insinues quoi là ?

Théo releva la tête, plutôt fier d'avoir réussi à faire sortir Jon de ses gonds aussi facilement. D'ordinaire, il en fallait bien plus pour ne serait-ce qu'irriter l'autre garçon mais, il était désormais clair pour tout le monde que le sujet Eden restait assez touchy, et permettait de viser juste dès le premier coup.

— Ouais, et je sais que j'ai raison. C'est pas par conviction que tu restes ici, c'est juste pour l'autre connard d'Eden. Et je dis juste que ces trois dernières années, tu le pensais clamsé et était avec nous. Étrangement monsieur est pas mort et tu changes d'avis ?

Vasco acquiesça, tandis que Nathan secouait tristement la tête, atterré par les propos de ses camarades. Il ne prit cependant pas la défense de Jon : dans la configuration des choses, ce n'était pas de la colère qu'il éprouvait à l'encontre de l'autre garçon, mais plutôt une grande tristesse.

— Tu fais parti de ceux qui ont le plus morflé au centre, tu devrais être avec nous !

— Vous allez dans le sens de ceux qui nous ont enfermé, en vous y attaquant de front. Genre : '' Les mutants sont dangereux de part leur don et leurs problèmes cérébraux, enfermons-les afin de garantir notre sécurité'' et vous, au lieu de faire bonne figure et prouver qu'on est pas tous des dangerosités sur patte, vous allez les fracasser ? C'est stupide.

Théo renifla lui fit signe de ne pas renchérir, tout en se redressant pour se rapprocher de Vasco. Ce dernier, bien droit dans ses baskets, défiait Jon de poursuivre, les iris gorgées d'une lueur dangereusement intense.

— Arrête avec tes grands discours.

— C'est pas des grands discours.

— Tu restes ici pour Eden.

— Et Mehdi part pour toi, et alors ? On va pas en faire toute une histoire ! Vous me gonflez tous les deux, je reste parce que c'est mon choix et parce que oui, j'ai envie de rester avec Eden et Amali. Ça te va comme ça ? T'es content ? Tu dormiras mieux de savoir qu'effectivement l'affect a joué dans mon choix ? Moi au moins j'ai les couilles de dire ce que je ressens, par rapport à d'autres, hein, l'handicapé social ? 

Vasco resta un instant sans voix, frémissant de colère.

— Bah j'espère pour toi que le jour où tu retourneras au centre, parce que c'est ce qui va arriver, Eden et Amali auront les couilles et les capacités de t'en tirer, parce que nous on sera plus là pour t'aider.

Le silence retomba sur le dortoir. D'un commun accord avec lui-même, Nathan décida de quitter la pièce anxiogène, et de retrouver Jelena et Matteo dans la salle commune, occupés à préparer leur itinéraire afin d'éviter au mieux les points de patrouille de la milice.

— Pourquoi Vasco gueule comme un veau depuis cinq minutes ? s'enquit Jelena, sans lever les yeux de son plan.

En quelques mots, il lui expliqua le problème, qu'elle accusa d'un simple haussement de sourcil.

— Qu'il le laisse tranquille. Jon a choisi son camp, point.

Iverick, assis sur le canapé, le journal du jour entre les mains, laissa un rire amer s'échapper de ses lèvres au commentaire de Jelena.

— Quoi ?

— Tu choisis pas ton camp à dix-huit ans. Tu te fais influencer, c'est tout.

— Bah il a choisi la mauvaise influence.

D'un coup sec, l'ancien caporal referma son journal, le jeta sur la table qu'occupaient les plans de Jelena, avant de rejoindre les dortoirs, une expression sévère au visage.

Nathan avait compris que si chez eux l'ambiance était des plus tendues, chez les adultes le constat était le même. Amali était d'une froideur sans nom depuis son accrochage avec Jelena, Yannick distant, tout comme Matteo. Quant à Iverick et Jelena, leurs forts caractères ne pouvaient plus cohabiter dans la même pièce sans que les piques ne fusent, et détériorent encore plus le climat.

— Vous êtes bientôt prêts ? On part ce soir.

— Jelena on pourrait peut-êt...

— Non. Nathan on en a déjà parlé, on a déjà pris assez de retard comme ça. Chaque heure qu'on passe ici est une heure de risque en plus pour ceux qui ne sont pas protégés comme nous le sommes, tu comprends ?

Il hocha la tête, ne relança pas. Ce qui l'important lui, c'était de savoir si oui ou non, la fêlure avec Amali était définitive. Ils venaient à peine de retrouver leurs éducateurs, ceux grâce à qui ils avaient eu droit à quelques jours de sursit. Au centre, ils avaient appris que ces fourgons noirs qui un soir, avaient débarqué au foyer Arc-en-ciel pour emmener les enfants qui y étaient placés, étaient bel et bien une directive gouvernementale. À l'époque, les cas de mutation les plus fréquent étaient des enfants, d'où le souhait de commencer par les endroits où la concentration du virus et le risque de propagation était les plus gros. En définitive, s'ils n'étaient pas parti en trombe ce soir-là, ils auraient été emmenés pour l'un des centres du nord-ouest, n'auraient jamais eut le temps de réellement comprendre ce qui se jouait avant de se retrouver en cellule.

Son regard fut attiré par Erwan, traversant la pièce à toute allure. Les mains enfoncées dans les poches de son sweat, il ne lui prêta que guère attention avant de disparaître dans le dortoir, duquel s'élevait la voix grave de Iverick.

Non, ils ne pouvaient pas se séparer définitivement. Ces disputes, ces tensions, c'était le coup de l'émotion, la précipitation, rien de réellement irréversible. Ce n'était pas possible autrement. Il savait bien que sous ses faux airs, Vasco souffrait également de cette scission, bien qu'il n'en montre rien. Tout comme Théo, et Mehdi. Il savait aussi que Jelena la première devait déplorer ce positionnement du côté de Amali. Après tout, en trois ans de centre, il avait eu le temps de remarquer le très fort intérêt que portait l'ancienne militaire pour leur éducatrice. Partir ainsi devait être aussi douloureux pour elle que pour eux.

Abattu, le jeune homme se laissa tomber sur une chaise, la tête entre les mains, l'air pensif : divisé, il n'arrivait pas à trouver une solution, un moyen de solidifier leurs forces, et non de les diviser.

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