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Mercredi 30 mars 2024, 15h30

    Assis en tailleur à même le sol, le dos appuyé contre un mur, Vasco fixait ses mains brisés, rouges et enflés et ô combien douloureuses. Ce qui l’étonnait, était que de l’extérieur, on ne pouvait se douter des dégâts que Jon avait occasionné sous sa peau et sa chair, réduisant ses os à l’état de poudre, de fragments. La lèvre entre les dents, il ravala un sanglot : sans le vouloir, il venait de faire bouger ses mains, s’infligeant alors une vague de douleur glaciale.

Il aurait dû se douter, en quittant Paris, que son accueil par les résistants ne serait pas des plus chaleureux. Cependant, et c’est ce qui l’avait porté durant toute la durée de son trajet en train, il était désormais rassuré sur le fait que Eden respirait toujours et même mieux, qu’il se portait bien, un minimum.

Alors qu’il fermait les yeux dans l’espoir vain de dormir un peu, la porte de la salle où l’avaient enfermé Jon et Iverick s’ouvrit lentement, dévoilant Eden, un paquet de petits pois surgelé entre les mains.

— Jon t’as dit de pas venir traîner dans le coin, lui lança Vasco, désinvolte.

Eden haussa un sourcil, secoua la tête avant de venir s’agenouiller en face de lui, et de lui proposer le sachet de surgelés.

— Le prend pas mal, j’apprécie le geste, mais je suis pas sûr que ça fasse quoi que ce soit.

D’un soupir, Eden abandonna l’idée, avant de s’asseoir correctement en face de leur prisonnier, les yeux figés dans une expression si neutre que s’il ne le connaissait pas, Vasco aurait pu le prendre pour un mannequin de cire.

— Qu’est-ce que tu veux Eden ?

Sa présence le dérangeait. Certes, il souhaitait de tout son être savoir si oui ou non les blessures infligés par Théo avaient eu raison de lui, mais maintenant qu’il se retrouvait face à face, et qu’il avait sous le nez la cicatrice qui s’étendait tout du long de sa gorge, il souhaitait retourner à Paris, et au plus vite. Ne plus être confronté à ce qu’il avait laissé faire.

Pourquoi tu es revenu ? signa Eden, les sourcils froncés.

— Je comprends pas ce que tu dis.

Eden ouvrit la bouchée la referma : bien sûr qu’il ne comprenait pas, comment aurait-il pu ? Rien que pour discuter avec ses amis et alliés de la résistance, la barrière des signes restait haute et difficile à franchir. Alors, avec un ennemi qui était en partie responsable de sa condition ? À quoi s’attendait-il ?

Sa langue claque contre son palais, avant qu’il ne se redresse pour aller attraper de quoi écrire. La salle où ils avaient enfermé Vasco, un ancien bureau d’éducateurs, regorgeait de papiers en tous genres, de dossiers laissés à l’abandon de jeunes qui comme eux, avaient dû faire face au virus, cinq ans plus tôt. Dans les montagnes de feuilles et de pochettes plastiques, il n’eut pas de mal à dénicher un carnet presque vierge, qu’il présenta à à Vasco avant de déboucher son feutre, et d’écrire :

— « Pourquoi tu es revenu? »

— Tu me croiras pas.

— « Pourquoi tu es revenu ? »

Cette fois-ci, il souligna le « Pourquoi » de plusieurs coups de crayon agacés, ce qui fit à moitié sourire Vasco : même privé de la parole, il gardait toujours son caractère bien trempé.

— Je voulais m’assurer que tu étais en vie. C’est tout.

— « Tu aurais pu téléphoner »

— Bien sûr, ça coule de source. Pourquoi j’y ai pas pensé ?

Le ton sarcastique du prisonnier ne fit pas rire Eden qui d’un claquement de doigt, ramena l’attention de Vasco à son carnet, et à ce qu’il y griffonnait. Il avait besoin de parler avec Vasco, de comprendre pourquoi il n’avait rien fait, rien dit, alors que son état le préoccupait visiblement beaucoup depuis son agression deux mois plus tôt.

— « Tu as laissé faire Théo »

— C’est pas une excuse, mais si ça peut te faire du bien de l’entendre, voilà : à la base, il voulait te buter d’accord ? Alors ce qu’il a fait au final c’est…. Moins pire, on va dire.

— « Ah ouais ? Et je peux savoir ce que je lui ai fais à ce connard ? »

— Directement ? Rien. Le souci je pense, c’est qu’il a vu plusieurs personnes lui « tourner le dos », des personnes qui étaient avec lui au centre, qui instinctivement, se sont rangé de ton côté quand on a eu à choisir notre camp. Genre… Jon, Erwan…

— « Je les ai pas forcé »

Sur les traits de Eden, Vasco parvenait à lire un tas de sentiments qui se chahutaient. De l’incompréhension en premier lieu, de la colère aussi et, plus subtile, de la tristesse.

Le prisonnier inspira par le nez, ferma les yeux pour ne plus avoir à affronter les yeux verts plein de questions que Eden ne semblait pas prêt à détourner. La culpabilité, la vraie, le rongeait des pieds à la tête : était-ce par peur qu’il n’avait rien dit face à Théo et son couteau ? Par lâcheté ? Par crainte de se faire voir comme un traitre par les soldats du Phoenix ? Depuis deux mois, il y pensait presque jour et nuit, se remémorait la scène, encore et encore, n’arrivait pas à statuer sur le sentiment qui cette nuit-là, l’avait empêchée de dire « non », de mettre un terme aux agissements barbares de Théo. En prenant le train pour venir retrouver les résistants, il s’était attendu à ne pas être bien accueilli, pas bien accueilli du tout même, et c’était ce qu’il s’était passé avec Jon, avec Erwan. Avec Yannick et Iverick également, mais ce qui le pétrifiait de honte, c’était la réaction de Eden, du principal concerné qui loin d’exprimer de la rancoeur à son égard, avait empêché Jon de lui faire plus de mal et, allait jusqu’à lui apporter de la glace pour ses mains blessées. Qu’est-ce qui ne tournait pas rond chez lui ?

— Tu devrais me détester, murmura t-il en rouvrait les yeux.

Le chevrotement dans sa voix le trahi, confessa sans paroles ce que son esprit tourmenté lui faisait jouer en boucle depuis l’agression, depuis son silence et sa lâcheté.

Eden haussa un sourcil, récupéra son carnet mais, d’un mouvement de tête, Vasco lui fit signe de le laisser continuer.

— Théo est taré, on a pas à lui chercher des motifs. Moi par contre, je suis pas encore totalement déglingué là-haut et pourtant… pourtant j’ai rien dis, j’ai rien fais, j’ai tourné le dos.

Un frisson le parcourut, agita ses mains brisées qui se rappellent à lui d’une décharge de douleur glaçante. Il vit Eden se tendre à son râle douloureux, mais ne bougea pas.

— Je suis qu’un putain de connard qui ai laissé un taré te bousiller la vie, et toi tu es là à être gentil avec moi, à empêcher Jon de me casser en deux, à m’apporter des putains de petits pois pour mes mains…. ! Mais qu’est-ce qui tourne pas rond chez toi ? Et chez moi ?

Il vit distinctement Eden attraper son carnet, mais continua de parler, la tête en arrière pour retenir des larmes brûlantes de s’écouler le long de ses joues.

— Depuis qu’on s’est retrouvé au foyer ensemble, je t’ai gâché la vie. Parce que je t’en voulais à mort Eden putain ; j’étais persuadé que c’était à cause de toi que les flics ont senti l’odeur d’alcool qui empestait l’appart de ma mère le soir où tu as poussé la tienne dans les escaliers. Que c’était de ta faute si j’avais été placé et… et je crois que même si au fond de moi je savais que tu n’y étais pour rien, je….

Il s’interrompit, car Eden, ferme, venait de tendre le carnet dans sa direction. Il ouvrit un peu plus les yeux en lisant ce qui y était inscrit, avant de revenir à Eden et son air tranquille.

— « Je ne t’en veux pas Vasco »

— C’est pas comme ça que ça marche ! Tu es censé m’en vouloir ! M’en vouloir beaucoup même !

— « Ça sert à rien d’ne vouloir éternellement aux gens. Crois-moi, j’en ai toujours voulu à ma mère pour ce qu’elle m’avait fait subir et au final, ça a servi à quoi ? Elle est morte sans savoir à quel point elle avait été ignoble. Je préfère mettre des mots maintenant, arrêté de me cacher derrière la rancoeur tu vois ? »

Alors qu’il s’apprêtait à répondre, la porte du bureau s’ouvrît à la volée pour laissé entrer Jon. Voûté, la tête rentrée entre les épaules, il n’adressa même pas un regard à Vasco, se contenta de rejoindre Eden, de s’agenouiller près de lui et, sans contexte ni explication, le prit dans ses bras dans une étreinte désespérée. D’abord surpris, Eden interrogea Vasco du regard avant de replier ses bras autour de son meilleur ami. Il pouvait sentir les ongles de Jon s’enfoncer dans sa peau comme des griffes, comme s’il souhaitait physiquement se raccrocher à lui.

Ils restèrent ainsi un long moment, à se demander ce qu’il se passait, à étreindre Jon pour l’un, à observer sans comprendre pour l’autre.

Lorsqu’enfin Jon se recula, le visage humide et les lèvres tremblantes, Eden comprit que quelque chose de très grave s’était passé et interrogea son meilleur ami d’un haussement de sourcils.

est Erwan ? signa t-il avec inquiétude.

Jon secoua la tête, toujours muet, avant de reprendre son souffle et d’annoncer, la voix tremblante et chargée de sanglots :

— C’est pas Erwan. C’est Amali.

.…

Mercredi 30 mars 2024, 18h47

    Il ne s’était jamais senti aussi étourdi. Pas physiquement bien sûr, mais plutôt dans un sens imagé, comme si son esprit était étourdi. Il savait où il se trouvait, savait qui se tenait près de lui et qu’est-ce que chacun faisait et pourtant, il se sentait comme un étranger au milieu d’inconnus. L’étreinte des mains de Iverick, sa voix, rien n’y faisait. Les yeux dans le vide, la bouche à moitié ouverte, il fixait le mur et, loin très loin dans sa tête, revivait chaque seconde du temps qu’ils avaient passé dans l’entrepôt. Il revoyait Théo et sa folie meurtrière dans le regard, ses mots, ses menaces, puis son visage baigné d’une nouvelle envie lorsque Amali avait couru à sa rescousse. Il ne pourrait jamais oublié le ton glaçant par son indifférence, ses mots suintant le mépris juste avant qu’il ne fasse feu.

Say hello to Jason, se remémora t-il, la gorge nouée.

En sentant l’antiseptique que déposait Iverick sur ses brûlures encore trop vives, il ne put retenir un sursaut et un gémissement plaintif.

— Excuse-moi, murmura l’ancien caporal. Mais il faut absolument tout désinfecter pur éviter que ça empire.

Erwan hocha lentement la tête, sand écorcher un mot. À la place, il considéra ses bras presque entièrement bandés des biceps jusqu’au bout des doigts, d’un œil indifférent. Ses blessures étaient conséquentes et il savait qu’au-delà de brûler, les radiations que produisait Théo étaient hautement dangereuse pour la santé et pourtant, il s’en fichait. Comme si son état au final, n’était qu’un détail.

C’est lui qui aurait dû mourir dans l’entrepôt, pas Amali.

Ses dents grincèrent à cette pensée, et Iverick releva précipitamment les yeux vers lui.

Bien sûr, les blessures physiques de Erwan l’inquiétaient, mais c’était plut^to son mutisme et son regard vide qui le tourmentaient. Depuis que Jon et lui étaient rentré une heure plus tôt, le corps froid de Amali entre les bras, ni l’un ni l’autre n’avait voulu mettre de mots sur ce qu’il s’était passé. Si Jon était par instinct parti se réfugier près de Eden, Erwan lui avait préféré s’asseoir au milieu de la salle commune du foyer, au milieu de tous les autres blessés graves de la base de Annecy venus s è retrancher en sécurité, et avait attendu. Attendu qui, ou quoi, Iverick ne le savait pas, et voir l’adolescent aussi dépossédé de tout ressenti l’effrayait au plus haut point.

Alors, pour s’occuper l’esprit et oublier qu’à nouveau, les jeunes avaient été témoins de choses qu’ils n’auraient jamais du voir, il s’occupait de soigner les brûlures, les chevilles foulés et les corps meurtris.

Autour d’eux, s’élevaient gémissements et râles de douleur à mesure que les blessés affluaient et qu’ils ne pouvaient être pris en charge, manque de moyen et de personnes en capacité de prendre soin d’eux. Il avait cru entendre entre deux conversations que Vasco avait été mis à la porte, que l’état piteux dans lequel l’avait mis Jon n’intéressait plus grand monde et qu’il se devait d’aller retrouver « les siens », qu’importe où ils se trouvaient. Il n’était pas d’accord avec cette décision bien sûr ; ils n’avaient pas eu le temps d’interroger le soldat, qui ne s’était confié qu’à Eden qui lui-même refusait de divulguer quoi que ce soit.

Toute cette situation l’oppressait au plus haut point.

Lorsqu’il eut fini de désinfecter les brûlures de Erwan, il se redressa et considéra à nouveau l’adolescent, de longues secondes, avant de quitter la salle pour aller retrouver Yannick. L’ancien éducateur s’était retranché dans la chambre qu’il occupait depuis leur arrivée au foyer, n’acceptant de recevoir que les jeunes et Iverick.

— Je peux entrer ?

Un grognement lui répondit, alors il ouvrit la porte pour pénétrer dans la chambre baignée d’obscurité, et s’arrêta face à Yannick, assit sur le rebord d’un lit, la tête entre les mains.

— Je suis à deux doigts de me foutre en l’air et d’emmener les gamins avec moi, lança Yannick, la voix blanche.

Étonné par cette entrée en matière, Iverick se hâta de le rejoindre, prit une chaise pour s’asseoir en face de lui, et capta son attention d’une pression sur l’épaule.

— Tu peux pas dire ça, ils vont avoir besoin de toi là, tenta t-il de le tempérer.

— Non, ils ont besoin d’arrêter de se prendre autant de… de merde dans la gueule sans jamais pouvoir dire ou faire quelque chose pour que ça s’arrête. Je peux plus Iverick, je peux vraiment plus les regarder mourir à petit feu à mesure que Jelena les bousille. En moins de trois mois, ils ont fait baisser Erwan par des flics, ont mutilé Eden, ont massacré notre ancien lieu de résidence et là ils…

La poigne de Iverick se raffermit lorsque dans la voix de l’éducateur, il perçut l’ombre d’un sanglot que l’homme tenta pourtant de camoufler. Lentement, les épaules de Yannick commencèrent à s’agiter de soubresauts saccadés, sa respiration à se faire plus sifflante. Quittant sa chaise pour se retrouver assis au côté de Yannick, l’ancien caporal accentua encore un peu plus sa prise, encercla les épaules de l’éducateur d’un bras rassurant.

— T’as le droit de craquer Yannick, souffla Iverick.

— Elle a jamais fait de mal à personne, elle aurait jamais pu et ils osent… ils osent faire ça ?

À mesure que les sanglots s’intensifiaient Iverick retenait plus fermement le corps agité de tristesse de celui qui, en plus de cinq ans de vie commune, n’avait jamais vraiment craqué. Figure pilier de l’équilibre qui avait guidé et maintenu les résistants à flots, Yannick s’effondrait, et personne ne pouvait lui en vouloir.

Amali, sa petite Amali qu’il considérait parfois comme sa propre fille, sa fidèle collègue au caractère trop déterminé pour son propre bien, était morte. De sa fougue et de sa capacité à soutenir tout le monde à chaque instant, ne restai qu’un corps froid entreposé dans la chambre froide de la cuisine centrale du foyer en attendant que chacun soit en capacité de l’enterrer dignement.

Il n’en restait qu’un profond sentiment de trahison, de rancoeur qui plus tôt que tard, finirait par exploser aux visages de ceux qui l’avaient engendré.

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