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Samedi 19 avril 2024, 09h07

    « Amali n’aimait pas vraiment travailler les week-end. La plupart du temps, ils se retrouvaient en sous-effectif à devoir gérer des groupes d’enfants trop nombreux, trop affectés d’être ceux qui n’avaient pas la chance de rentrer chez eux, retrouver leurs parents.

Les week-end étaient terribles. Dans un même temps, elle appréciait le temps passé avec ceux qui restaient, ceux que le juge n’autorisait pas à retourner auprès de leur familles, ne serait-ce que l temps d’un week-end. Dans leur tristesse, il y avait toujours moyen de trouver une étincelle pour les faire sourire.

Ce qui n’était en revanche pas le cas des dimanches soirs, lorsque les éducateurs en charge de faire les navettes entre les domiciles des parents ou des familles d’accueil du week-end revenaient au foyer, les voitures pleines à craquer d’enfants au mieux déçus de quitter leur parents, au pire ébranlés par un week-end passé sous tension.

— Théo, non !

Avec un temps de retard, la jeune femme tenta d’arracher le verre des mains de l’enfant qui loin d’être novice dans le domaine, s’apprêtait à faire un lancer digne des meilleurs joueurs de base-ball, tout droit sur Erwan, abrité comme il le pouvait derrière une table.

Le verre partit, vola sur deux mètres avant d’atterrir contre le dossier de la chaise pour voler en morceaux. Erwan glapit, se couvrit le visage des mains, tremblant.

— Non mais ça va pas Théo ? gronda t-elle. Erwan est-ce que ça va ?

— Il m’a bien cherché ce petit connard, et lui on lui dit rien par contre !

— Ton langage ! C’est pas possible, vous allez me faire craquer ce soir, réellement !

D’un pas rapide, elle rejoignit Erwan pour aviser les dégâts, se détendit lorsqu’elle constata qu’il n’avait pas vraiment été touché par le projectile. Vasco, au bout du couloir, avait observé la scène d’un œil intrigué :

— Laisse-moi deviner, lança t-il dans un sourire moqueur, ils jouaient au papa et à la maman ? Attend attend, c’était Erwan la maman non ?

— Hilarant vraiment. Tu veux aller faire un tour dans le bureau de monsieur Petit toi ? En rajoute pas une couche s’te plaît.

Après avoir rassuré Erwan, Amali se releva pour rejoindre Théo et d’un pas tranquille, le conduire jusqu’au bureau des éducateurs. Après avoir refermé la porte derrière elle, elle prit place en face de Théo, lui indiqua de prendre son temps, mais qu’elle attendait une explication sur la violence gratuite qu’il venait d’infliger à Erwan.

— Ca s’est passé comment ce week-end ? S’enquit-telle finalement.

Le petit garçon haussa les épaules, les yeux rivés sur le pot à crayon mal rangé qui trônait fièrement au centre du bureau. D’un geste hésitant, il attrapa un marqueur, commença à jouer avec, tandis que Amali lançait perche après perche, en vain.

— Erwan est super gentil avec toi. Pourquoi tu as voulu lui lancer ce verre à la figure ?

— Mais c’est lui aussi là… ! Il arrête pas de dire qu’on a grave de la chance de rentrer chez nous et tout ! C’est pas de notre faute si son père l’a abandonné !

Interdite, elle sentit l’ouverture, et s’y introduit sans attendre :

— Tu trouves pas que c’est normal qu’il ait ce genre de discours ? Tu rentres chez tes parents un week-end toutes les deux semaines. Erwan n’a plus de nouvelles de son papa, c’est normal qu’il puisse être un peu envieux.

La pointe des oreilles de Théo prirent une teinte rougeoyante, tandis qu’il baissait les yeux. Après un court moment de silence, il se contenta de se relever en jetant le marquer à travers le bureau, tout en tirant sur le col de son pull. Alors qu’il quittait le bureau, Amali eut le temps d’entrevoir les marques de doigts autour de son cou, et ne perdit pas un instant pour appeler son chef de service, le cœur tambourinant dans sa poitrine. »

    Lorsque Théo desserra enfin sa prise autour de la gorge de Erwan, il était trop tard : le résistant ne respirait plus. Telle une poupée désarticulée, l’adolescent s’écroula à ses pieds dans un choc mou. Théo resta debout de longues secondes à simplement regarder le cadavre inerte de son ancien camarade à ses pieds.

Tout ça aurait pu être évité.

S’il y avait bien un résistant a épargné, ça aurait pu être Erwan. Il n’avait jamais vraiment eu de colère ou de rancoeur envers lui : comparé à un Jon ou un Eden qu’il n’aurait aucun scrupule à abattre, avoir sentit la vie quitter Erwan le dérangeait plus.Néanmoins il restait un résistant, une abomination forgée dans les rêves pacifistes de Amali et Yannick.

Et si l’adolescent ne s’était pas acharné sur lui, il aurait pu l’épargner, éventuellement. Le problème étant que Erwan n’avait rien voulu entendre, avait tendu les bras, encore et encore pour le faire l’éviter, puis s’écraser dans des murs, passer à travers des fenêtres. Il sentait au travers de son propre corps tous les dégâts occasionnés par le résistant, et auxquels il avait dû mettre un terme définitif et sans retour.

La mort.

D’un pas, il enjamba le corps de Erwan après s’être baissé pour fermer ses yeux d’un rapide mouvement de mains. Il n’était pas un monstre tout de même.

L’affrontement battait toujours autour d’eux, déchirait l’atmosphère de cris et de fumée qui lui polluaient les yeux et les oreilles. Il ne savait pas où étaient Jelena et Nathan, les avait perdu dans la foule de soldats et de résistants qui s’entre-tuaient sans relâche depuis presque trois heures.

À quelques mètres de Erwan, il remarqua que Iverick suffoquait toujours. La vision de l’ancien caporal à moitié brûlé le dégoûta quelque peu, alors il se hâta de détourner le regard pour reprendre son chemin, à la recherche de Jon.

C’était lui sa seule et unique cible. Celui qui était venu les provoquer de front, c’était lui, et personne d’autre. De plus, il avait toujours rêvé affronter celui que les Phoenix surnommait affectueusement le Colosse, le Surhomme, le Superman de leur réalité. Qui de la force brute ou des radiations gagnerait le combat ? Rien que d’y penser, son sang battit plus fort contre ses tempes.

Comme un cadeau tombé du ciel, l’objet de tous ses fantasmes guerriers apparut bientôt devant lui, le visage fendu d’une expression débordante de la rage la plus pure. Il éructait la colère par tous les pores, et ce malgré la présence de Eden à ses côtés. D’ordinaire, le résistant parvenait à canaliser la colère de son meilleur ami : il semblait à Théo que ce jour-là, il ne serait d’aucune utilité.

Une bourrasque de fumée lui arracha une quinte de toux rauque. Durant ce court laps de temps, il imagina très bien Jon et Eden découvrir les corps inertes de Erwan et Iverick car, la seconde suivante, une main puissante se refermait autour de sa gorge pour le soulever au-dessus du sol.

Les yeux infiniment bleus de Jon se plantèrent dans les siens comme deux couteaux acérés, attendant visiblement une réponse qu’il ne lui donnerait pas.

Il ne pourrait avouer que tuer Erwan avait été son dernier recours pour éviter de finir brisé contre un mur sous la force démentielle que mettait l’adolescent pour le projeter en l’air telle une vulgaire poupée de chiffon. Jon n’avait pas besoin de savoir ça. Il le haïssait déjà de toute façon, autant le laisser croire qu’il avait arraché la vie à Erwan pour son pur plaisir.

Par-dessus l’épaule du résistant, il aperçut Eden agenouillé près de Iverick, en train de lui tapoter les joues du revers des doigts. Constatant le manque de réaction de l’ancien caporal, il passa à Erwan, pour finalement s’immobiliser devant le cadavre, les yeux écarquillés d’horreur.

— Si je me mets à ta place, siffla Jon, je peux comprendre pour Eden. Et même pour Amali. Mais Erwan… ?

Avec tout son élan, Jon le souleva un peu plus haut avant de le projeter contre le sol boueux d’une impulsion violente et intentionnellement destructrice. À force de se prendre des murs, son corps s’était quelque peu anesthésié, recevait les chocs au ralenti, ne ressentait plus la douleur comme il l’aurait dû. À vue de nez, il devait avoir plusieurs côtes cassées, sans parler de son visage au nez brisé. Mais il ne ressentait rien, non, plus rien du tout.

Sans lui laisser le temps de respirer, Jon le reprit en main dans un geste fluide, le traîna sur plusieurs mètres jusqu’au corps de Erwan auprès duquel Eden se tenait toujours, le visage figé dans l’expression du choc la plus pure.

— Vas-y, persifla Jon. Vas-y Théo, regarde-le, et dis-moi pourquoi il a fallut que sur tous les résistants présent ici, ce soit lui que tu élimines.

Son regard se posa à nouveau sur le visage presque apaisé de Erwan, figé à jamais dans ce semblant de calme alors que quelques secondes avant de mourir, il le suppliait toujours de lâcher prise, de l’épargner. Il avait gardé un bon souvenir des yeux de Eden passant de l’arrogance à la détresse totale entre ses doigts, ceux brillant de résignation de Amali. Mais Erwan ? Il préférait oublier l’éclat de vie qui lentement s’éteignait au fil de ses pleurs et de ses hoquets d’agonie. Au contraire des deux autres résistants, il n'avait éprouvé aucun plaisir a torturer Erwan.

Ses supplications auraient pu fonctionner, si Théo n’avait pas été préparé à ce genre de scénario. Avec beaucoup d’entraînement, il était parvenu à faire de son cerveau sa meilleure arme, bien plus blindée que son cœur qu’il s’était obligé à taire au fil des années passées à subir la violence du monde.

Jon le secouait sans relâche, lui hurlait de lui répondre, la voix saturée d’une rage si glaçante qu’un instant, Théo songea au fait que Jon ne prendrait peut-être même pas la peine de le faire souffrir pour tout ce qu’il avait fait, et lui briserait la nuque d’un seul coup.

Alors que Jon le relâchait, et que son corps retrouvait la fraîcheur de la boue, il pu entrevoir du mouvement du côté des combats, une supériorité d’uniformes carmin face à un nombre toujours plus faible de résistants. Il admirait leur courage ceci dit : se battre en sachant pertinemment que leur nombre et leur condition physique les conduiraient à une mort certaine, il en fallait du cran.

— Vous avez perdu, sourit-il lorsque le pied de Jon vint s’écraser dans son flanc pour le soulever au-dessus du sol.

Ses potentielles côtes cassées hurlèrent à la mort, mais il retint l’expression de sa douleur. Il allait bien, il était capable de se battre, c’est tout ce que Jon devait croire.

Le résistant poussa un râle guttural avant de le saisir une nouvelle fois au collet. Ses yeux rencontrèrent à nouveau ceux de Jon et il fut étonné d’y percevoir la brume infime d’une voile de larmes que le jeune home se forçait à retenir.

— La Résistance perdra lorsque je serai mort, cracha t-il.

— Ça peut s’arranger.

Il n’avait pas prévu de tuer Jon de la sorte. Il avait dans la tête, un scénario plus riche, ponctué de conversations profondes sur leurs choix respectifs, sur ce qui les avait conduit l’un et l’autre à se laisser submerger par la folie. Une folie différente pour chacun d’eux bien sûr, mais une folie qui rimait tout de même avec excès et violence. Il avait espéré pouvoir abattre Eden avant d’être confronté à Jon, afin de pouvoir assister à toute la puissance du colosse déployée à son paroxysme.

Ce ne serait cependant pas le cas.

Non, la mort qu’il attribua était plus simple, plus modeste: un coup de couteau de chasse en plein abdomen, droit et rapide, sans bavure. Puis, une fois la lame enfoncée, un mouvement latéral pour la retirer, déchirant organes et muscles sur son passage. La faiblesse de Jon, les armes blanches, seules armes capables de percer sa peau de titane.

Avec une pensée quelque peu émue, il songea que cette lame qu’il tenait entre ses mains, et qui venait de sceller le sort de Jon, était également celle qui avait scellée celui de Eden, deux mois plus tôt.

Sous le choc, le résistant recula d’un pas, après l’avoir relâché. Théo le regarda hésiter, avant de porter une main à son ventre, pour la retrouver couverte de cette si jolie couleur rubis, éclatante et pourtant, mauvais présage.

Les yeux de Jon s’écarquillèrent lentement. Il semblait comprendre au ralentis que cette fois-ci, il n’y aurait pas d’échappatoire possible.

Il venait de lui ouvrir le ventre : surhomme ou pas, il ne s'en relèverait pas.

Théo se contorsionna pour tenter de se redresser, en vain : s’il avait pu faire abstraction de se côtes brisées jusque là, il n’en était plus rien. Il souffrait le martyr, ne parvenait même plus à respirer correctement. Jon le balaya d’un regard halluciné, avant de retourner à la contemplation de son sweat bleu qui lentement mais sûrement, se parait d’une jolie tâche sombre.

Sa bouche s’ouvrit pour ponctuer son geste d’un dernier commentaire acerbe mais contre toutes ses attentes, et malgré la blessure qu’il venait de lui infliger, Jon leva le pied une dernière fois, et d’un coup portée par la fatalité de sa propre situation, il l’écrasa sur son crâne, mettant un terme définitif à ses idée, ses mots, et ses gestes.

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