« tous les hommes sont créés égaux ; ils sont doués par le Créateur de certains droits inaliénables ; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur. » (préambule de la Déclaration d'indépendance des États-Unis )

7 minutes de lecture

L’apport primordial des sciences, de la vie et des neurosciences que j’ai pu effleurer au cours d’enseignements et de lectures, fut un pas, tardif mais important, dans mon adaptation au quotidien. Bien des choses étaient sous-jacentes depuis la fac de science et de théologie à Montpellier. Elles me permettent aujourd’hui de mieux comprendre comment la vie a émergé sur notre terre et comment elle s’est développée. Ces connaissances replacent l’être humain dans un continuum depuis le premier être unicellulaire qui, comme tous les êtres vivants, est programmé pour gérer ses échanges avec l’environnement, se défendre, et transmettre la vie. Nous sommes là au cœur de ce qui fait la spécificité humaine, à savoir notre capacité réflexive. Cette conscience d’être conscient m’a ouvert un champ immense de possibilités.

La colère, l’humiliation, la tristesse… ne se commandent pas. Les émotions s’imposent à nous, c’est-à-dire à la conscience que nous en avons. Elles sont une réalité tangible. L’imagerie cérébrale donne à voir comment elles activent le cerveau primaire, indépendamment de notre volonté. Mais notre capacité réflexive, avec le recul qu’elle permet, nous ouvre aussi la possibilité de choisir ce que l’on va en faire. Encore faut-il, pour pouvoir en décider, savoir et comprendre que cette mise à distance est possible et reconnaître que ce que nous ressentons est « vrai » à nos yeux, sans pour autant être « la » vérité.

Matthieu Ricard nous explique que les neurosciences, en montrant que la pensée est produite par le cerveau, et uniquement par lui, nous ramènent à plus de modestie. La pensée n’est « que » le fruit d’un réseau neuronal, vecteur d’un flux informatif électrique associant des milliards de connexions. C’est à la fois plus tangible qu’un esprit immatériel venu d’on ne sait où et, en même temps, sidérant, tant cette réalité physiologique se révèle d’une incroyable complexité.

De même, nous sommes tous le résultat d’une rencontre entre notre génome et notre environnement. Là encore, le fait rend modeste : nous n’avons pas choisi ce que nous sommes. Ni notre bagage génétique initial, ni le milieu éducatif et culturel dans lequel nous sommes nés et dans lequel nous grandissons. L’ampleur des dérèglements génétiques, quand ils existent, tout comme les éventuels traumatismes liés à l’environnement, qui vont conditionner la nature de notre développement : tout cela nous échappe.

Comme l’animal, nous sommes programmés pour réagir et pour nous défendre contre les menaces sur ce que j’appelle notre « territoire ». En effet, ce mot de « territoire » rappelle combien ces ressentis de menace nous rapprochent de l’animal et suscitent l’émergence d’émotions violentes très primaires. La menace, en engageant ce qui fait territoire, condition de la survie, touche à une défense fondamentale du vivant, à ce qu’il y a de plus archaïque dans son organisation. À partir du moment où un objet est investi par nous, qu’il fait territoire pour nous, il va susciter des défenses majeures, sur lesquelles le raisonnement a peu de poids.

Notre société, qui n’a jamais connu de telles possibilités de réalisation, d’expression et de liberté, est confrontée à l’irruption d’une violence aveugle qui désoriente. Même si on tend à oublier que l’histoire a toujours été violente et que ceux qui détruisent au nom de leurs croyances se sentent aussi légitimes que ceux qui s’indignent. Est-ce qu’on ne pourrait pas être un peu plus raisonnable et arrêter de s’entre-tuer sur des idéologies qui nous rattachent toutes à ce qu’il y a de plus primaire en nous, de plus animal, c’est-à-dire : mon territoire, c’est le bon !

Encore une fois, l’écriture me convoque à des digressions irrationnelles, voire des aspirations poétiques :

Pourquoi ce tremblement au moment de la traverser ?

La vie, l’averse, l’aversion.

Traverser la vie, de part en part, en se tenant le plus juste possible, sur le fil, et sans se retourner.

Passer à travers l’averse, les gouttes dans les yeux, le cou, les habits qui s’alourdissent, le pas qui se fait lourd, mais pressé tout de même, pour atteindre un abri.

Traverser l’aversion, ou les aversions plutôt : du bitume, du béton, des espaces clos, de la foule, de la stagnation intérieure, faite de chicanes et labyrinthes, et pavée d’incertitudes.

Les paroles mortes des territoires.

Comme s’il y avait terreur dans territoire.

La terreur tire son origine du territoire à défendre. Le territoire peut être son pays pour le soldat ; ou un espace à habiter que l’on souhaite rempli d’autres soi-même – donc sans nuisances, sans réfugiés, sans pauvres – ou bien une position sociale ; ou encore le propre corps de chacun.

Les nomades ne sont pas dévorés par la peur : ils sont prêts à partir lorsque le moment vient. Parcourant la terre ils ne cherchent pas à s’y terrer. Ils font confiance, et si la survie n’est plus possible ici, elle le sera ailleurs. Prêts à lâcher, à abandonner, ils gagnent tout : les paysages variés, l’immensité du ciel, la joie du mouvement, le bonheur des rencontres, la paix intérieure dès un peu de confort gagné : un feu, un repas chaud, un campement où dormir en sécurité.

Les morts eux n’ont plus peur du tout, leur corps ne craint plus rien. Ils sont passés de l’autre côté de la réalité : sur ce versant-là ils désapprennent les limites, les formes, le temps.

L’histoire de la terre est histoire d’amour.

Amour capricieux, amour ourlé, amour flottant, amour secret, amour enragé.

Amour qui permet de tenir un jour de plus, pour être présent pour les siens.

Amour qui permet de lutter pied à pied contre la maladie, l’épuisement, les difficultés.

Amour qui se loge où il veut : dans une attention, une pensée, un repas préparé. Voire dans la table essuyée jour après jour par la mère, car pas un des autres membres de la famille n’y pense ou n’y accorde d’importance. Elle si. D’où une dose de lassitude…

L’amour contenu tu. S’il ne trouve ni chemin ni expression, il se mue en maladie, haine, violence. Nous n’avons d’autre crainte en vérité que celle de l’amour. Celle d’en manquer, celle d’en être étouffé, celle de ne pas trouver le bon, au bon moment.

Quand bien même la misère du monde, dans ce qu’elle a de plus pâle et quelle que soit sa latitude, ait toujours cette odeur aigre de lait caillé et d’excréments, il faut lui insuffler l’amour. L’amour, c’est ajouter du confort à la pauvreté ; c’est la richesse de la misère. Waourb el’slawoui d’jamfar guebe, tu habites au plus profond de la souffrance des hommes disait le Coran.

Où passent les lignes amoureuses entre femmes et hommes : entrelacs hardis, signaux en morse très tenus, fils de fer barbelé, rubans de scotch double face ?

Entre ces deux adolescents une autoroute, où la conduite est facile, et qu’ils imaginent mener sans encombre à une vie familiale.

Pour ceux-ci à la quarantaine, ce sont des barreaux qui enferment : mal à deux, ils ne voient pas comment vivre sans l’autre, et ne parviennent pas à briser le mauvais sort qui les maintient ensemble.

Pour ceux-là, c’est la distance physique, en habitant chacun de son côté, qui permet que la relation trace une ligne continue.

Chez ce vieux couple, chez qui la mort creuse plus rapidement en l’un des deux, la ligne s’adoucit, et se prépare à devenir invisible.

Des lignes errent, anarchiquement, prêtes à blesser ceux à qui elles n’étaient pas destinées, mais qui se trouvent là où il ne faut pas. D’autres lignes étouffent, d’un coup sec ou imperceptiblement.

A l’inverse des couples irradient des traits de lumière douce. Peut-être qu’un amour heureux nourrit la terre et le ciel, carburant silencieux qui fait que la vie tourne, un jour de plus.

Défiance et confiance, aversion et appétence : ce sont les deux faces du même élan vital. Un socle que chacun peut s’approprier, à savoir que la vie se joue entre deux émotions fondamentales : la peur, aggravée par la solitude, et la confiance. Être en lien, donner du sens sont autant de façons de sortir de cette solitude et de relancer les processus de l’échange et de la rencontre, qui fondent le vivant.

Dépendance affective, terme ambigüe… Archétype de la possession ? Au sein du vivant, c’est quand même une nécessité de liens et d’interactions physiques, physiologiques et émotionnels. C’est une tension permanente entre le besoin de l’autre et le besoin d’indépendance. Aimer, c’est déjà se rendre vulnérable. Une quête d’équilibre. Aimer, je crois que c’est le parfait équilibre entre la force et la fragilité. Je crois que l’amour sans la force, c’est de la passion ; et que l’amour, sans la fragilité, c’est uniquement de l’orgueil.

Peut-on parler d’harmonie plutôt que d’équilibre ? L’équilibre entre forces antagonistes, source de guerre froide, s’oppose à l’harmonie entre bonnes volontés. L’harmonie, ça fait poétique ? En fait, c’est mathématique. C’est la combinaison de trois notes de longueur d’onde différente mais consonantes. Do, mi, sol : accord agréable à l’oreille. Mettre tout en équilibre, c’est bien ; mettre tout en harmonie, c’est mieux. Au-dessus de la balance il y a la lyre, disait Victor Hugo.

Je sais désormais que le fait de mettre des mots sur les émotions et de leur donner rétrospectivement du sens, dans un lien privilégié avec un « enseignement » qui allie à la fois une grande proximité de parole et une distance protectrice, est essentiel. Mais dans cet échange, ce n’est pas la compréhension intellectuelle qui fait effet, c’est le partage avec quelqu’un qui atténue le sentiment de solitude. Car cette personne permet de mettre des mots sur ce qui a été vécu intensément et douloureusement sans pouvoir être parlé. Quelque chose s’ouvre, se réveille chez moi, nécessairement lié à cette découverte d’une émotion partageable. La rencontre, à la fois ineffable et tellement importante, révèle mes propres potentialités… C’est cela qu’il faut dire : regardez la beauté du vivant. Prenez-en soin. Vous avez le pouvoir de changer le monde et de le créer à votre tour. Il nous faut un vis-à-vis qui nous dépasse, qui ne soit pas à notre mesure et nous fasse sentir notre existence éphémère et inutile sur la planète. On peut parler de transcendance ou, plus simplement, d’appartenance et d’ébahissement.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Mon cher Edouard ! ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0