Intermède 1
Pendant un moment Laglyan se tut, et il n’y eut plus d’autre son sous les ombres du bois que le crépitement des flammes. Silyen attendit, le stylet reposé discrètement sur la cuisse : le jeune homme semblait chercher ses idées dans l’incessante métamorphose du feu.
- C’est ce soir-là que j’ai vraiment commencé à reprendre le rôle de mon père. La leçon de Maître Sentz avait été comme un adieu à mon enfance. Quelques heures plus tard, je remplissais déjà ma première obligation, une initiation à ma nouvelle charge, en quelque sorte…
- Mais votre Serment, vous ne le prêtiez que le lendemain…
- D’après la tradition, c’est son Patrigne qui introduit le jeune Seigneur dans la société aristocratique : la veille du Serment, il organise un banquet au cours duquel il présente son protégé à ses relations.
Silyen ne répondit pas et fixa le feu à son tour. Son silence sortit Laglyan de ses pensées.
- Vous avez l’air embarrassé…
- Étonné, en fait. Ainsi, vous accordez à votre Patrigne une sorte de… priorité sur l’Empereur lui-même ?
- Si vous voulez. La relation d’un Seigneur de Famille avec son Patrigne est plus personnelle que celle qui l’unit à l’Empereur : c’est une alliance entre les deux Familles, en fait. Et mon rôle de Seigneur m’engage autant vis-à-vis de mes propres ancêtres que des dieux de Tyel : mes rapports avec mon Patrigne importent donc autant que ceux avec l’Empereur.
Silyen le dévisagea.
- Pardonnez-moi, mais votre monde me paraît si obscur ! D’Elguir, nous n’avons pas conscience de la force de ce réseau entre les Familles…
- Le peuple d’Elguir n’en a pas conscience, vous voulez dire, tout comme le peuple de Tyel. Mais les Familles nobles y sont autant liées au bord du Confluent qu’au pied de la Citadelle.
Il s’interrompit et ramassa à ses pieds une brindille avec laquelle il fouilla le tapis de feuilles mortes d’un geste machinal.
- Pour le peuple de l’Empire, seule la personne de l’Empereur importe : il est le fils des dieux, et chacun doit fidélité aux dieux. Ainsi, le moindre mendiant des ponts de l’Albyolan lui est lié du simple fait d’être né.
Il jeta la brindille dans le feu.
- Mais les nobles ne sont pas seulement nés : ils sont le fruit d’une souche souvent séculaire. Ils vivent sous le regard permanent de leurs ancêtres. Aussi connaissent-ils des obligations supplémentaires… Avant tout, celui de maintenir le rang dont ils ont hérité.
- Et ce rang dépend de vos liens avec les autres Familles.
- En partie, et essentiellement pour les petites lignées comme la mienne : toute notre place à Tyel est due à la protection de Familles plus puissantes.
Silyen avait ramené à lui ses feuillets, sur lesquels son stylet avait repris sa place. Laglyan ne le regardait pas : les yeux dans les flammes, il paraissait à nouveau y rappeler ses souvenirs.
- Je n’avais jamais vraiment compris cet aspect de ma nouvelle charge jusqu’à ce soir. Jusqu’à ce que l’invitation du Seigneur de Raknam, mon Patrigne, ne m’amène pour la première fois dans le monde des grandes Familles…
En face de lui, de l’autre côté des flammes, le stylet griffonnait en silence des notes rapides.
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