2. La complainte d'un chicon trop amer

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C’est l’histoire d’une endive qui s’échappe de l’exploitation agricole où elle a poussé pour découvrir le vaste monde. L’histoire se décline en conte de fée, en roman noir, en rapport d’un policier-stagiaire et en pièce de théâtre tragicomique. Avec quelques allusions typiquement belges (chicon, notamment!), l’action ayant lieu dans une petite ville hennuyère au sud-ouest de la Belgique.

2ÈME DÉCLINAISON : SAYNÈTE DE THÉÂTRE TRAGICOMIQUE

— Premier acte: la rébellion —

Noir abyssal. La voix de Witlove émerge dans l’obscurité.

Witlove:

— J’en ai assez!… Ça fait déjà deux, trois… ou quatre semaines, que je croupis dans le noir! Je suis né carotte, certes, mais je ne mourrais pas salade! Il n’en est pas question! Ce n’est pas d’une salade que je rêve. C’est d’une balade. Une longue balade. Découvrir le vaste monde. Rencontrer des gens. Des personnes remuantes. Pas comme mes voisins apathiques! Voir la lumière, le soleil. Marcher, courir, danser, voler!…
Mais mes pieds sont ensevelis sous trente-trois centimètres de terre. Impossible de les bouger. Je n’y vois rien dans ce noir. Et en plus, ça pue le fumier!

Un chicon bouffi:

— C’est toi le fumier! Tu vas la fermer, oui?! Tu nous emmerdes à te plaindre toute la journée.

Une endive amère:

— Fais comme nous, attend ton heure. Pourquoi vouloir bouger? Être immobile, c’est très plaisant.

Witlove:

— Que tu es sotte! En restant immobiles, nous courons tous à notre perte! Vous ne voyez donc rien?

Le chicon bouffi et l’endive amère, à l’unisson:

— Ben non, il fait tout noir

L’endive amère:

— Et on peut pas courir, nos pieds sont figés dans la terre (rires gras)

Witlove, s’adressant à lui-même:

— Je vois, ces profondes ténèbres les aveuglent. Je ne peux décidément compter que sur moi-même.

Le chicon bourru:

— Qu’est-ce qu’il a dit? C’est que je suis dur de la feuille, moi! (rires gras)

— Deuxième acte: la fuite —

La lumière se fait, à mesure du son d’une bâche qu’on déchire. On découvre les personnages: trois chicons, plantés dans le sillon terreux d’un champ. Ainsi qu’une mauvaise herbe. Ronflements de tracteur au loin.

Le chicon bourru:

— Malheur, qu’as-tu fait?

Witlove, un lambeau de bâche en main:

— Je nous ai offert la liberté.

L’endive amère:

— Argh! La lumière m’éblouit!

Le chicon bourru:

— J’ai froid à mes feuilles!

Witlove:

— Restez donc ici. Dans votre tombeau. Moi je m’en vais. Direction ma liberté!

Une mauvaise herbe:

— Trop bien! On démarre quand?

Les trois chicons, à l’unisson:

— Mais t’es qui toi? T’es pas comme nous!

La mauvaise herbe:

— Mon nom est Providence. Je vais et je viens, là où le vent me mène. On dit aussi de moi que je suis un parasite, une mauvaise herbe.

Le chicon bourru:

— Providence, tu parles! Quelle chance! Encore une satanée étrangère qui vient manger dans nos écuelles.

L’endive amère:

— On connaît l’histoire par cœur: ça se met sur la mutuelle, ça se fait offrir un trois pièces aux frais de la princesse… Et la facture, c’est pour le contribuable!

Witlove:

— Ça suffit vous deux! Providence. Peu importe d’où tu viens, ce qui compte, c‘est où tu vas. Moi je t’emmène.

Providence:

— Mille mercis mon doux chicon. Hier je filais du mauvais coton. Aujourd’hui me voici doté d’un fidèle compagnon. Allez viens, on s’arrache!

Witlove le chicon et Providence la mauvaise herbe dépêtrent leurs pieds du sol et prennent la fuite.

— Troisième acte: le duel —

Witlove et Providence s’éloignent du champ. Le bruit du tracteur se fait de plus en plus proche. Il est enrobé d’un nuage verdâtre et malfaisant.

Witlove, inquiet:

— Ne traîne pas Providence, j’entend une menace qui s’approche

Providence:

— Quel est ce nuage qui entoure cette maudite machine? L’ombre de la mort!

Witlove évite de justesse les projections du nuage:

— Aïe! Attention! C’est du venin!

Providence, aspergée:

— Trop tard. Je suis touchée. Le nuage infiltre ma peau. Ça brûle!… Je me meurs.

Witlove, la gorge nouée:

— Tiens bon! Ne m’abandonne pas. Nous ne sommes qu’au troisième acte de notre histoire…

Providence, dans un dernier souffle:

— Adieu compagnon

Witlove, lui caressant la joue:

— De Providence tu ne tenais que le nom. Ce fut une chance de t’avoir dans mes sillons. Adieu.

Witlove est surpris par Dirk, le fermier, qui pulvérise le champ du haut de son tracteur.

Witlove:

— Glyphosate! Assassin!

Dirk:

— Comment?!

Witlove:

— Monsantiste! Meurtrier!

Dirk:

— Non mais ça va pas? Je fais juste mon boulot moi!

Witlove:

— Ainsi tu vis en tuant la terre? Regarde, tu as empoisonné mon amie!

Dirk:

— Oh, ça? Ce n’est qu’une mauvaise herbe, un parasite qui profite des fertilisants dont j’arrose les…

Witlove, excédé, saisit une motte de terre et vise le front de Dirk:

— Crève, c’est ton tour!

Dirk, touché, mourant:

— Godverdomme, il m’a tué! David s’est retourné contre Goliath! Le monde végétal m’a répudié! Celui des hommes m’a honni. Ô monde hypocrite, tu craches sur l’industrie sous couvert de fertilisants et de permaculture. Crois-tu qu’on puisse nourrir l’Europe avec trois lopins de terre labelisés bio? D’où crois-tu qu’ils proviennent, les légumes peroxydés qui s’étalent dans ton supermarché?… Mais il est trop tard… pour tout ça. J’ai tué la terre et la terre m’a tué.

Witlove:

— Adieu, Dirk. Bourreau des plantes, victime de la crise alimentaire.

Musique de Brel.

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