Amours Séléniens

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Dans l’écho des injures, Ophélie se berçait.

Les voix de ses parents s’entremêlaient au-delà de la cloison : déceptions, invectives, vies brisées.

Parfois des bruits de verre, des bris mystères. Et les mots syncopaient toujours après le diner silencieux.

Ophélie s’évanouissait au fil du soir dans sa chambre marbrée de couleurs. Elle n’était plus qu’une fillette d’ombre devant une assiette, elle qui partait au pays des rêves à vingt-et-une heures.

(Qu’importe la nature de ses songes puisque, transparente, elle n’avait d’existence que devant un bol de céréales, au matin crème.)

« Ophélie, c’est l’heure d’aller à l’école. »

Aucun baiser ne déposait son froufrou sur la joue de la fillette au cartable rose quand elle s’échappait de la maison des cris. Pour rejoindre d’autres cris. Ceux des filles joyeuses qui se perdaient dans les jeux de l’enfance. Qui, éperdues, riaient d’allégresse, de légèreté. Qui se moquaient d’un tintement cynique des rubans sans élégance, noyés dans les chevelures grasses. Qui fabriquaient des princesses, des parias au vent de leurs refrains. Qui ne la voyaient pas : Ophélie dans la lune, juchée sur un banc, le regard rivé sur les nuages qui ne passaient plus, ou sur ses souliers ternes.

Transparence, et opacité.

(Longueur des jours, langueurs des heures)

La tête dans les étoiles ?

Ses étoiles : des cailloux souvenirs qu’elle ramassait au fil de ses rêveries à ciel ouvert et qui, dans ses mains graciles, tombaient en cendre, ruisselaient en blessures térébrantes : une pluie de ténèbres, au dedans.

Elle voguait, divaguait sur l’onde moirée de sa mémoire fragmentée.

Une maison du bonheur, affichant sur ses murs polis des visages radieux, prisonniers des cadres-photos déposés au gré des envies, désormais couchés comme des arbres battus par la tempête : l’arrière-goût doucereux d’un passé sucré.

La maison du malheur et ses protagonistes agités par l’horreur. La tempête s’engouffrait dans chaque pièce où ils passaient, féroce et glacée.

Ophélie revivait ce film sans déroulé : des boucles, des éclats, des arrêts sur image.

Des voix qui tonnaient, des objets qui bruissaient. Des histoires incompréhensibles. Des insultes qui claquaient comme des portes, ricochaient contre les murs à n’en plus finir ; balistique terrible, meurtres à tous les étages.

Le corps de maman, noyée dans ses larmes.

Le corps de papa, sur le canapé, la nuit.

Et elle…

Elle… la petite étrangère tant aimée - le point de la discorde ? Elle, petite fille silence qui imposait la rupture du langage en sa présence. Enfant point de rupture. Enfant de la rupture.

Des bleus à l’âme. Des bleus sur maman.

La tête de papa, le regard vide, siphonné par ses désirs brisés.

La vie qui s’arrêtait sans jamais s’arrêter, se suspendait dans son élan, comme un disque rayé.

S’arrêtait sur des portraits sans histoire :

Leurs regards vides ne se rencontraient plus, dévorés par la honte des jours.

Leurs sourires s’effaçaient sur l’ardoise de leur peau.

Leurs visages cimetières s’incrustaient dans le salon, blêmes, fatigués.

Leurs silhouettes fantômes transitaient derrière les murs, ne se frôlaient plus.

Leur nuit se dessinait au grand jour, noircissait le soleil de charbon.

Des jours sans fin.

Qui se répétaient.

Leur tristesse au bord des yeux, suspendue comme une araignée à la soie de son fil.

Et si… se disait Ophélie.

Et si Papa s’en allait ?

Et si Maman partait ?


Mais… la lune.

Un rendez-vous avec la lune, tous les soirs.

La lune en croissant, en quart, puis pleine.

La lune comme une certitude, un joyau dans la mécanique des jours.

Un visage.

Un visage qui se dessinait dans le canevas des jours décousus : une réalité.

Un visage ami, dont l’éclat sélénien, diaphane, appelait le regard, la profondeur de l’affection : la rondeur joufflue d’un bébé, la bonhommie d’un doudou, l’élégance d’une amoureuse, la malice d’une amie, la tendresse infinie d’une maman.

Ophélie l’aimait comme l’enfant aime une mère qui le chérit et lui raconte, au soir, les plus belles histoires. Celles que l’on désire croire, celles qui bercent, celles qui créent un monde intérieur.

Celles-là même que la lune insinuait de ses yeux mutins, ouverts sur le monde : la promesse d’un nuit claire, d’un monde possible. De la beauté ! De la quiétude ! La certitude d’un avenir doux comme la caresse du vent !

Et les semaines de passer. Les mois de passer. Le visage de se révéler sans opacité, ses promesses de s’inventer au travers de désirs muets, transparents.

Parfois des nuages chassaient l’amour translucide qui perlait dans leurs yeux complices : la nuit… la nuit n’est pas un refuge sans son phare ! Ophélie ouvrait les fenêtres, ressentait le souffle de la lune sur ses joues : un tendre baiser avant d’aller se coucher.

Je te rejoindrai, promettait-elle à l’astre avant de sortir du cadre. Je te rejoindrai. Et la lune de sourire à l’infini. Les cris de la maison fantôme s’étaient tus au fil de cet amour silencieux. Face cachée, invisible.

Oui, je te rejoindrai, murmurait Ophélie à son amie, avant de fermer la fenêtre.

(Pas par la route des songes non, mais par les chemins que tracent les hommes : ses longues routes qui se perdent dans l’horizon.) Quand ton visage sera entier, je monterai dans une fusée !

Et la lune d’étendre l’univers de sa beauté : un souffle chaud, des nuages, de la poudre diamantine dans le ciel : le sable des anges.


*


Un ours en peluche, une robe de princesse, les sous de la petite souris se noient dans un sac à dos au gouffre exquis.

Maman Lune j’arrive ! balbutie, Ophélie, fascinée par l’éclat sélénien qui éclaire la surface morne de son lit déserté.

Elle se faufile en catimini dans les escaliers aveugles, s’égare dans les rues sombres de la ville, s’éloigne, ballerine incertaine, de la lumière cruelle des réverbères où tourbillonnent les insectes comme des humains fous.

Des sons, des invectives. Les insectes s’insultent autour de ces joyaux factices qu’ils percutent de leurs ailes folles.

Et là, non loin de ce chaos miniature, de ces refrains de drames, une voiture s’arrête dans un crissement. Un homme au visage rond, qui ressemble comme deux gouttes d’eau à Madame la lune, émerge du lac noir de cette fenêtre effrayante qui s’abaisse lentement, comme un rideau de pluie, devant le visage d’Ophélie.

« Tu n’es pas trop petite pour te promener si tard ? »

Ophélie, timide, ne répond rien.

« Tu ne veux pas que je te ramène chez toi ? »

Ophélie, troublée par la ressemblance avec sa mère de cœur finit par avouer, les yeux pleins d’étoiles, son souhait le plus cher :

« Je veux aller sur la lune !

- Et bien monte, ma petite. Monte… Je vais t’emmener ! »

Et la lune de rire, et de rire encore, imprimant sa félonie sur la carrosserie noire du véhicule.

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