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— Alors, chérie, tu viens ?
— Oui, oui, j’arrive.
Qu’est-ce que je m’emmerde… Mais qu’est-ce que je m’emmerde ! Bon sang, pourquoi je l’ai suivi ? Quelle idée stupide, ce voyage. Comment il a fait pour me persuader ?
La météo n’était pas pour améliorer l’humeur de Maryann. Les rayons d’un soleil morne peinaient à traverser des nuages d’un gris maladif, accentuant la froideur précoce de ce mois d’octobre. Elle n’en démordait pas. C’était à Miami, qu’elle voulait aller. Sûrement pas ici. Mais monsieur a sa passion. Son obsession, plutôt.
Tu parles d’un weekend en amoureux !
Elle cessa de jouer et d’écraser du pied les feuilles que toute vie avait quittées, leur laissant une couleur d’une lumière étonnante dans cette grisaille, et elle se décida à le suivre.
Seule vue plaisante sur l’instant : celle de son homme, avec sa démarche chaloupée dans des boots qui n’allaient qu’à lui, qui étaient faites pour lui.
Il se décida à l’attendre. En mode ˝good guy˝, il passa un bras autour de ses épaules, la chambra gentiment après un bécot pressé sur ses lèvres.
— Alors, dis-moi, ma Maryann, c’est quoi, cette petite mine boudeuse ? On n’est pas bien, ici ?
— Ronnie… Je suis un peu fatiguée… Tu veux pas rentrer au motel ? On en a déjà assez vu aujourd’hui, non ?
Franchement, qu’est-ce qui était le mieux ? Le magasin d’électroménager pour professionnels de cuisine ? L’asile psychiatrique ? Le cimetière sans fin ? Le panneau publicitaire en forme de micro, devant lequel il s’était pâmé, pire qu’une groupie devant son chanteur préféré ? Sans parler de cette statue immense représentant un vulgaire bûcheron ! Ça sert à quoi ?
— Un modèle unique, qu’il lui avait répondu. Tu ne trouveras cela nulle part ailleurs.
Pour sûr. Qui voudrait d’un truc aussi miteux et pitoyable dans sa ville ?
À part ça, ici, c’était une ville comme une autre, tout aussi tristement ordinaire, parfaitement typique sous ses latitudes et sur ce continent, ou un autre, peu importe. Une ville digne de n’importe quel pays industrialisé. Aucun intérêt touristique.
— Allez ! Accorde-moi encore une petite heure. On termine par un tour le long de la rivière Kenduskeag, et après, promis, on rentre.
Il s’enflamma un moment, la prit contre lui, entre ses bras. Quand il faisait cela, elle craquait. Son fougueux cowboy, il savait comment la faire fondre.
— Je sais ce que tu attends, ma Maryann, ajouta-t-il après un baiser langoureux, seul moment où il arrêtait de sourire. Ne t’inquiète pas, je n’ai pas oublié le but de notre petite virée à deux. Je ne reviens jamais sur ma parole. Moi aussi, je n’attends que ça, de pouvoir jouer à te mettre un petit polichinelle.
— Rahhhh ! Je déteste quand tu présentes ça comme ça. Je trouve pas ça romantique pour un sou… Ok, mais… Tu préfères pas qu’on aille manger un bout ? lui demanda-t-elle en minaudant. Je parie que tu as faim.
L’air de rien, elle ne voulait pas céder. Le truc était de lui faire croire que c’était toujours lui qui allait prendre la décision. C’était sa mère qui lui avait appris ça. Après tout, elle le connaissait encore depuis peu. Mieux valait jouer la prudence. Même si ses manières de gentlemen l’avait sérieusement surprise. Lorsque ses yeux étaient tombés sur lui, lors de cette party entre amis, sur son poitrail impressionnant, subtilement visible à travers sa chemise, les muscles de ses cuisses saillants sous son éternel jean, son sourire lumineux aux dents si parfaites, il présentait plus du type à vous prendre direct à l’arrière d’une voiture que du gendre idéal. Au lieu de cela, ces dernières semaines avaient démarré par moult galanteries, courbettes, baise-mains, avant qu’il se décide enfin à démarrer des préliminaires. Elle n’en avait jamais eu d’aussi longs. Elle n’eut même droit qu’à cela. Mais elle en sortait dans de tels états ! Elle en aurait damné Dieu et sa mère.
Pour le final, il attendait qu’ils soient dans un endroit spécial.
— Tout aussi spécial que toi, ma Maryann… Oh ! Comme j’aime aimer ma Maryann.
C’était ce qu’il lui avait dit. Mais il n’y avait que lui pour trouver cet endroit spécial.
Il recula, ébahi.
— Tu serais pas en train d’essayer de me manipuler, petite coquine ? Je parie que c’est toi qui as encore faim. Après un hamburger pareil ?
En réalité, elle n’avait mangé que quelques bouchées. L’ambiance dans ce truck stop bourré de mecs barbus à la mine patibulaire, au milieu des odeurs d’essence et avec vue sur le parking, avait achevé de couper son appétit. Sans parler de cette tourte cramoisie qu’elle l’avait vue s’enfiler sous ses yeux.
— Tu risques pas de maigrir, après tout ça ! lui avait-elle balancé, ne pouvant soutenir du regard l’étrange couleur des fruits écrasées pénétrant dans sa bouche.
— Pourquoi tu dis ça ? J’ai l’air d’en avoir besoin ?
Aucune colère en lui, ses yeux souriant autant que ses lèvres.
— Absolument pas. Tu as un corps de rêve.
Ce qui était vrai. Elle pouvait en attester. Enfin… Ses mains, lorsqu’elles avaient suffisamment rusé pour parvenir à passer sous ses vêtements.
Elle avait profité d’un moment d’inattention de sa part pour se débarrasser du reste de ce repas sordide en le fourrant dans son sac. Il n’avait eu d’yeux que pour les serveurs et serveuses, cherchant leurs noms affichés sur leur poitrine, les répétant dès qu’il arrivait à les déchiffrer.
— Stu… Bev… Dolores… Larry… Oh ! Et Charlie, bien sûr !
Après tout, la balade au bord de l’eau lui donnerait peut-être l’occasion de virer cette horreur de son sac, qu’elle n’avait plus osée ouvrir depuis. Cela devait empester, là-dedans.
— Juste une petite envie de chinois, lui répondit-elle. Mais je patienterai, il est encore tôt !
— Tout ce que tu veux, mais pas un resto chinois. Je déteste ça. Et leur biscuit qui vous donne soi-disant votre avenir… Brrrr !
En traversant une rue du centre-ville, son regard tomba sur un pauvre bougre. Un vieux, grand corps dégingandé, pantalon côtelé et lunettes cassées ne cachant pas un regard fou, clamant sans cesse : « Les monstres arrivent ! Les monstres arrivent ! ».
Le son braillard s’éloigna. Ses pensées purent se concentrer sur les autres attractions, si on pouvait appeler cela comme ça, susceptibles d’attirer les touristes et autres nigauds au porte-monnaie toujours trop large (même si ce n’était pas vrai, mais chut ! Ils aiment à le croire). Ronnie était même bloqué en extase devant une vitrine remplie de livres.
— J’hésite… Je le prends ou pas ? se demandait-il en se grattant la tête, sans se départir de son sourire. Une édition spéciale du dernier Paul Sheldon, quand même…
La surprise fut d’autant plus grande lorsque le vieux ressurgit au coin de la rue, pile devant son nez, tel le diablotin s’éjectant de sa boite. Comme s’il l’avait attendue, elle.
— Les monstres arrivent ! Les monstres sont là ! Ils sont en ville !
Saisie d’effroi, elle n’avait pas bougé d’un cil, lui laissant amplement le temps de lui hurler ces phrases, sans la quitter des yeux. Et il restait là, à la fixer, ses pupilles exorbitées éclatantes d’une peur hallucinée.
Elle crut entendre comme un rugissement sourd, animal, avant de sentir sa présence rassurante. Au même moment, le fou regarda par-dessus son épaule, derrière elle, hurla de terreur et s’enfuit sans demander son reste.
Son bras protecteur sur ses épaules. Bien appuyé. Et son regard dur en direction de la pauvre âme tourmentée
— Tout va bien, ma chérie ? Il t’a dit quelque chose ?
— Mmm… Non, rien d’important. Juste un pauvre bougre.
Il se détendit, s’adoucit, retrouva son sourire, se tourna enfin vers elle.
— Je préfère ça. Viens, on continue.
Une envolée de corbeau jaillit des maisons et bâtiments alentours, formant une nuée croassante. Des plus sinistres, trouva-t-elle, se réfugiant un rien contre lui, alors qu’ils avaient repris leur marche, lui gardant nonchalamment son bras autour de son cou.
Elle n’avait plus cherché à savoir où ils se dirigeaient. Elle n’avait plus qu’une envie, rester près de lui, avec lui. Il était sa sécurité, sa bouée de sauvetage.
Certaines me trouveraient peut-être faible, mais j’aime ça, être protégée.
Ils cheminaient le long d’une rue bordée de maisons, entrecoupée parfois de petits immeubles modernes se rassemblant en îlots, se blottissant les uns contre les autres pour mieux dominer. Sur le trottoir d’en face, l’un d’eux sortait du lot. Plus haut que les autres, bien plus haut, il reflétait le ciel par ses innombrables fenêtres. Un véritable mur de verre, ou plutôt un miroir géant.
Elle tourna la tête à l’opposé, histoire d’admirer ce ciel, mais elle n’y retrouva pas le mélange de couleurs chaudes, étrangement irréelles, à laquelle elle s’attendait. Il n’y avait que ce même ciel gris plombé, bien charpenté au-dessus de leur tête depuis que le soleil s’était levé. Intriguée, elle revint sur l’immeuble.
Il était pourtant bien là, il me semble. Nous ne marchons pas aussi vite !
Pourtant, elle ne voyait plus qu’une friche. Une friche somme toute magnifique pour une ville, un véritable champ de fleur, envahi de roses d’un rouge éclatant, cramoisi.
— Ouaou !… Tu as vu ?
Elle se tourna vers son homme.
— Là, toutes ces roses ! Regarde !
Son visage refit volte-face, alors qu’elle pointait son doigt vers la friche.
— Quelles roses ?… Je ne vois rien.
— Mais…
L’immeuble était bien là, le même, et en même temps non. Avec toutes ses vitres, mais opaques, aveugles, des plus glauques. Au pied du bâtiment, un rat apparut, trottina le long du béton noirâtre, s’arrêta un instant pour pointer son nez dans leur direction, la truffe frétillante. Il couina un coup, sans bouger. Jusqu’à ce qu’une araignée surgisse de nulle part.
Sacré morceau pour être visible depuis le trottoir opposé.
Le rat se rua dessus et la dévora.
— Beuhhh… Et ça te fait rire ?
— Pas très ragoûtantes, pour des roses, en effet, se moqua-t-il. J’ai compris, je t’en offrirais.
Je n’ai pourtant pas rêvé…
Décidément, cette promenade ne se déroulait pas sous les meilleurs auspices. Maryann passa un bras derrière le dos de son homme, s’accrocha à sa veste de jean, tout en gardant son autre main sur le bras musclé enveloppant son cou. Et elle le laissa l’entraîner, sans plus penser à rien, sans plus rien regarder, profitant juste de la seule chose agréable : être avec lui. C’était ça, ou céder à l’envie irrépressible de tourner les talons et de rentrer à l’hôtel, simplement pour ne plus frissonner d’angoisse. Car voilà toute l’impression que lui laissait ces moments à errer dans les rues de cette ville.
Un moment, ils longèrent des grilles noires en fer forgé. Rien d’extraordinaire. Elle n’y porta de l’attention uniquement parce que Ronnie avait sérieusement ralenti l’allure.
Les grilles laissèrent place à un portail des plus étranges. Une porte à double battant, chacun formés d’un cercle ouvert dans sa partie haute et d’une autre structure rappelant une araignée au-dessus de sa toile pour la partie basse, le corps de la bête portant le chiffre 4 pour l’un et le 7 pour l’autre. Le tout était encadré de l’équivalent de deux tourelles où trônait une chauve-souris menaçante. Derrière le portail, une maison de brique rouge, avec son éternel porche à l’entrée, et une grande balustrade au premier étage. Là aussi, des tourelles latérales, l’une en pointe et l’autre légèrement plus élevée, au toit aplati.
Il resta les yeux rivés sur la maison.
— Elle te plaît, on dirait, tenta-t-elle, soudain mal à l’aise devant son silence. C’est vrai que sans ces grilles, elle est pas mal…
Il rit doucement.
— Tu te trompes, ma chérie, c’est un musée, maintenant. Son musée…
Et il la lâcha pour aller sonner. Elle n’eut pas le temps de le retenir.
— Hy ! ‘Scuse me, dit-il lorsqu’un crachotement céda la place à une voix féminine invitant à se présenter. Je souhaiterais visiter, avec ma douce amie que voilà. Est-ce possible.
— Mmm, et vous n’avez pas pris rendez-vous, je suppose. Je vais voir ce que je peux faire… Votre nom, s’il vous plaît ?
— Je suis Ronnie Fletcher, et elle, c’est ma compagne, Maryann.
— Vous m’avez dit… Ronnie Fletcher !
La voix avait répété le nom en insistant bien sur sa prononciation.
— Oui ! C’est cela !
De nouveau les crachotements. Ronnie semblait jubiler.
— Elle avait l’air bizarre, soudainement, réagit Maryann. Mais j’aime bien comme tu nous as présentés. Comme à l’hôtel. Tout le monde pense que je suis Madame Fletcher !
— Ravi que cela te plaise ! Tu es prête à t’y habituer ?
Elle ne put répondre. Ils furent interrompus par la voix de l’interphone.
— Désolé, monsieur… Euh… Cela ne va pas être possible. Pas avant des mois, je le crains. Je vous conseille de réserver à l’avance, en passant par notre site…
— Pas de problème, la coupa-t-il, je tentais juste au cas où. Veuillez m’excuser pour le dérangement. Bye !
Il n’y avait déjà plus personne de l’autre côté. Il en riait aux larmes.
— Qu’est-ce qui te fait rire, comme ça ?
— Rien, rien, ma Maryann. Peu importe… De toute façon, il n’est pas ici, je le sais. Comme s’il avait compris que ces grilles ne pouvaient m’arrêter, ajouta-t-il en murmurant.
— Tu disais ?
— Non, rien. Allez, on y va.
Mayann, en son for intérieur, soupira de soulagement. Elle stressait déjà à l’idée de rester des heures à écouter une visite guidée des plus ennuyeuses. Entre marcher dans les rues pleines de rats et de fous, ou deux heures debout à bayer aux corneilles, le choix était vite fait. Au moins, dans le premier cas, elle ne terminerait pas avec les jambes explosées et les pieds enflés. Juste des sueurs froides…
Ils avancèrent encore, elle s’étant raccrochée à son homme. Les rues défilèrent, les unes ressemblant plus que jamais aux autres.
Enfin, il se décida à dévier sur la droite et à emprunter un passage tortueux, presque invisible, menant sur les berges de la rivière Kenduskeag. Les sons urbains s’apaisèrent, laissant place à celui de l’eau et de la nature s’endormant lentement. Les humains y étaient aussi rares que les traces qu’ils pouvaient laisser en ce lieu.
Maryann frissonna, soudainement frigorifiée. Sûrement l’air plus humide à cet endroit, ce qui ne rendait pas la balade plus agréable, malgré le décor sensément idéal pour ce type d’activité. Elle se colla littéralement contre Ronnie, cherchant sa chaleur.
À l’opposé, lui était aux anges.
— Ah !… Merveilleux ! Je me sens comme un raté ! s’exaltait-il.
— Là, pour le coup, moi aussi, murmura-t-elle.
Bien entendu, elle ne donnait pas à ces mots le même sens que lui. Absolument pas. Ne comprenait d’ailleurs pas du tout ce qu’il voulait dire par là. Sûrement une de ses nombreuses références en lien avec sa passion.
Elle ignorait pourquoi, mais l’envie furieuse de faire demi-tour, là, tout de suite, et de repartir atteignait son comble, comme un mauvais pressentiment. L’atmosphère régnante ne lui inspirait rien de bon. Pourtant, que des arbres, de l’herbe, des feuilles mortes, la rivière coulant un peu plus bas, et personne à l’horizon.
Ah, non. Erreur.
Une femme, sur un banc.
Elle l’aperçut sur leur gauche, juste à peine à deux mètres d’eux, entre eux et la rivière. Impossible de la voir jusqu’ici, car le banc se trouvait incrusté dans le tronc de deux spécimens de la rangée d’arbres longeant le cours d’eau, le long de la promenade aménagée.
Cette femme l’intrigua. D’apparence banale, assise face à la rivière, emmitouflée comme elle dans une doudoune, elle tenait à la main un bouquet de ballons, ceux que l’on achète à son gamin alors qu’on sait qu’ils vont irrémédiablement finir par s’envoler pour d’autres cieux dans le meilleur des cas, ou exploser sous votre nez dans le pire.
Une odeur de pourri la prit à la gorge.
Pourtant, elle a l’air propre sur elle…
Pourquoi on s’est arrêté, au fait ?
Une musique envahit l’air, lancinante, cinglante, chaotique, déformée, celle d’un cirque fou.
Maryann regarda de droite et de gauche, peu rassurée, hélas sans trouver l’origine de ce tintamarre angoissant. Elle pressa sa main sur le bras de Ronnie, comme pour s’assurer qu’il entourait toujours son cou.
Un ricanement sordide monta crescendo, dominant la musique, créant une cacophonie infâme.
L’envie de fuir se fit soudainement des plus réelles.
— Ronnie, tu…
Elle allait lever son regard vers lui lorsqu’elle fut attirée par un mouvement.
La tête de l’inconnue entama une rotation. Lentement. Très lentement.
Son cou se tordit jusqu’à ce que son visage se retrouve face à eux deux.
Pourtant, elle leur tournait toujours le dos !
Une seconde, Maryann vit le visage d’une femme. Un visage parfaitement commun.
La seconde plus tard, ses lèvres s’écartèrent, toujours au même rythme, dévoilant extrêmement progressivement sa dentition. Deux belles rangées de dents, nombreuses, trop nombreuses, mais surtout des plus pointus ! Et aussi jaunâtres que le blanc de ses yeux moqueurs.
La peau de la femme pâlit, contrastant avec ses lèvres tournant rouge cramoisi.
Les yeux rivés sur cette face invraisemblable, le souffle coupé, les sens anesthésiés par ces sons entêtants et par l’odeur s’étant accentuée en concomitance avec l’ouverture buccale, Maryann ne put que contempler ce tableau sortit tout droit de l’imagination d’un artiste dément.
Une voix grinçante, étrangement résonnante, inhumaine, sortit de cette bouche.
— Que tu es jolie ! Tu veux un ballon ?
Une goutte de sueur glacée coula le long du dos de Maryann, alors qu’un ricanement sinistre suivit ces mots.
— Non, je…
Elle se maudit en s’entendant lui répondre. Pourquoi, bon sang ! Tout ceci n’est pas réel !
Ça s’était levé. Ça avait tourné son corps jusqu’à rejoindre la direction correspondant à sa tête. Ça avait enjambé le banc, vers eux.
— Viens en bas, avec moi, tu ne le regretteras pas ! Tu verras ! Ils flottent tous, en bas…
Le bras de Ronnie la serra brusquement, beaucoup plus fortement, la piégeant dans un étau manquant curieusement de douceur.
Elle ne lui en tint pas rigueur, son inconscient estimant qu’il réagissait à des sentiments identiques au sien.
La peur.
Cette fois-ci, elle-même régit plus vite, sans se laisser déconcentrer plus longuement, un réflexe de survie ayant probablement réveillé son système nerveux. Elle trouva la force de bouger son cou, entamant le mouvement nécessaire pour soulever son visage dans le bon angle, lui permettant de retrouver celui de Ronnie, seule aide à sa disposition.
— Ronnie ! J’ai p…
Elle n’alla pas plus loin.
Qu’étaient devenus les beaux cheveux noirs ondulés de Ronnie, qui coulaient majestueusement jusqu’à ses épaules ? Où était passé son beau visage anguleux, si viril ?
À la place, un magma flou, grognant, colérique, le temps d’un souffle, puis une face grimaçante, hilarante, monstrueuse, envahie de boursouflures rougeâtres et de pustules sanguinolentes, entourant des yeux sombres, enflammés, fixés sur l’autre monstre, alors qu’un grondement sourd, puissant s’extirpait de la cage thoracique de Ronnie.
Mais ce n’était plus Ronnie.
Non ?
Un hurlement.
Déconnectée, elle réalisa que ce cri provenait de sa propre gorge.
— Salut Pennywise ! interpela celui qu’elle avait cru aimer d’une voix rocailleuse. Alors, toujours vivant, à ce que je vois. Tu ne te décideras donc jamais à laisser tomber ta face de clown !
— Et non ! Que veux-tu ? lui répondit la face de clown… Celle-là, tu me la donnes ?
— Pas question !
Des griffes pénétrèrent sa chair. Le sang remplaça la sueur, contraste sur sa peau livide. L’étau se resserra, plaqua ses bras le long de son corps, la souleva, l’emporta face à la créature qui avait prétendu s’appeler Ronnie.
— Celle-là est à moi. Je te présente ma femme, Maryann. Hein, ma Maryann ! Comme j’aime aimer ma Maryann ! s’exclama la bête en la bringuebalant, pauvre poupée désarticulée, impuissante. Le roi cramoisi m’avait promis que je pourrais emprunter ta garçonnière. Je dois honorer ma femme, tu comprends. Je sens que c’est la bonne, cette fois-ci, a-t-il ajouté en plaquant une patte griffue sur son ventre, puis en le tapotant. Je ne m’attendais pas à te trouver.
Ton menaçant pour ces derniers mots.
— Oh, rassure-toi, R.F., je ne faisais que demander. On peut toujours essayer, non ?
Encore ce ricanement.
Plus aucun son provenant de sa propre gorge, devenue un nœud de souffrance, alors que Maryann voyait son esprit sombrer dans l’abîme.
— Soyez les bienvenus ! Tous mes vœux de bonheur, mon ténébreux ami ! Et que cette fois-ci, cette union t’apporte le fruit de tes rêves !
Ça leva les bras vers le ciel, les écarta de joie.
Les ballons éclatèrent, libérant des confettis de sang pourpre pour célébrer la noce.
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