L'apprivoisement

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Moi, c’est Riton. Être à la rue, ce n’est vraiment pas ce qu’il y a de plus folichon, mais si je veux croûter, il me faut faire quelques efforts de présentation. En bref, je suis devenu mon propre VRP pour ne pas verser dans l’extrême précarité. Et c’est un boulot de dingue pour avoir l’air propre, présentable, aimable, sans s’imposer. Je vais régulièrement aux bains-douches, me rase aussi souvent que je le peux, comme pour les cheveux d’ailleurs que je fais couper le plus régulièrement possible par des coiffeurs solidaires. Je me lave les dents bien sûr, parce que les avoir toutes pourries, ben le chaland, il se méfie, c’est normal. Pour le vin et la bière, j’évite autant que possible de me donner en spectacle. Un poivrot, ça fait toujours mauvais genre même si parfois boire un coup et décompresser ça aide à passer des caps difficiles. Dans mon sac, j’ai toujours au moins deux tenues, comme ça, j’en lave une et je porte l’autre. Et quand les fringues tirent vraiment trop la gueule d’être usées à rester dehors par tous les temps, j’écume les friperies. Et ces efforts demandent mine de rien un sacré budget, et mon minimum social ne suffit pas, alors je fais la manche pour tenir, faut bien. Je n’ai finalement pas trop le temps, alors j’essaye d’être efficace en essayant d’être ce mec bien, qui n’a pas eu trop de chance, certes, mais qui sourit à la vie. Sacré rôle de composition à bien y regarder, mais qui m’assure les bonnes grâces des passants. Les trois-quarts sont des cons vissés à leur téléphone, piégés dans leur vie de salary-man, avec bobonne qui a oublié d’acheter du pain, qui n’a pas eu le temps de prendre le colis à La Poste, bref, qui se sert de son bonhomme comme coursier, et lui, il obéit. Et t’as les mecs qui cavalent, qui ne regardent plus rien ni personne, qui ne rêvent que d’une chose, ramarrer enfin leur canapé et s’écrouler. Pour bobonne, ce sont les moutards. Là aussi, pas le temps. Faut aller à la crèche ou à l’école avec des chiards récalcitrants et qui braillent comme des gorets. Aller ensuite au boulot déjà épuisée, revenir du boulot définitivement à plat et retourner à la crèche ou à l’école chercher ces mêmes chiards surexcités. Et qui gueulent toujours comme des gorets leur joie de vivre à la con ou qui chialent leur désespoir de mômes trop gâtés en notes suraiguës.


Mais je souris. Toujours un mot aimable. Une véritable entreprise d’attendrissement des cœurs. C’est la stratégie que j’ai préféré choisir plutôt que de larmoyer. Je n’ai rien contre, mais à mon sens, il n’y a pas de vision sur du long terme. Avec moi, à force d’être invariablement sympa, les gens finissent peu à peu par me remarquer, on s’apprivoise en quelque sorte. Ça passe par un bonjour, qui devient quotidien, puis parfois une petite pièce. Faut penser à fidéliser sa clientèle et ce n’est pas en chouinant toute la journée que je vais y arriver, à force, tu les saoules tes passants, et ils finissent même par t’éviter. Alors qu’en étant un voisin presque comme un autre, tu génères de la solidarité. Même avec les plus cons. J’ai eu des surprises incroyables à ce sujet. Comme avec ce mec qui a bien été content que je le dépanne un jour qu’il était en galère avec ses meubles et son déménagement, alors qu’avant c’est à peine s’il me calculait, comme si j’étais un pestiféré. Alors je les soigne aux petits oignons. C’est bête à dire, mais ça rend plus confortable mon bout de trottoir. Juste qu’il faut quand même sacrément se décarcasser, un vrai boulot ! Mais retourner à la vie ordinaire, avec un toit sur la tête, un loyer, des charges, un boulot et son patron ne m’enchante pas plus que ça. J’ai bien essayé, plusieurs fois d’ailleurs, mais j’ai fini par renoncer. Trop de chicaneries administratives, trop de promesses non tenues, trop de règles débiles à respecter juste pour faire la preuve de sa réinsérabilité dans une société qui de toute façon ne veut plus de nous. J’ai donc appris à m’adapter à cette foutue vie. Ce n’est pas facile, mais j’y trouve quand même une forme de liberté, de bonheur. Toute relative, certes, mais tu ne dois rien à personne, strictement personne.


Quand je suis arrivé dans ce quartier, disons que je traversais une mauvaise passe et qu’il m’était préférable d’aller voir ailleurs. Je dormais alors dans une gare, dans un coin un peu à part, mais relativement propre. Je ne pensais emmerder personne en étant là, d’ailleurs les petits couillons qui m’ont tabassé n’en voulaient finalement qu’à ma tune et à mes clopes. Et en prime, se défouler un peu. Vingt balles tout au plus et quelques cigarettes m’ont valu un mois d’hosto. Pas de témoins, pas de vidéos, rien, l’affaire en est restée là. Et les pandores n’ont pas fait de zèle non plus. Quand je suis sorti, je n’ai pas demandé mon reste, je me suis juste tiré ailleurs, j’ai pris sur moi et j’ai à nouveau fait la manche comme si de rien était, le sourire aux lèvres. J’ai caché de mon mieux les bandages et les points de suture parce que les gens dans ces cas-là ne font absolument pas la différence entre victime et bourreau. Tu portes des traces de violence, donc tu es violent, leur raisonnement étriqué ne va pas plus loin que ça. Même si tu t’en es pris plein la tronche sans rien demander, t’es d’office catalogué comme un type louche. C’est assez sympa à gérer comme merde en fait. J’ai vite compris que je ne pourrais jamais leur expliquer, les rassurer, alors je me suis tu, ravaler mes douleurs et mes ressentiments. J’ai posé mon carton dans un endroit passant d’un quartier calme, légèrement prout-prout. Tout le monde connaît tout le monde ici. Les petits jeunes avec leurs clébards sont un peu remuants et, un peu torchés, ils ont la gueulante facile. Mais en sachant s’y prendre, avec un minimum de finesse, on a quand même réussi à tisser des liens d’entraide.


J’ai ainsi rapidement eu les bons tuyaux pour toutes les aides imaginables (où prendre des douches, aller chez le coiffeur, les laveries et les friperies et j’en passe). Il m’a fallu remplir un nombre de dossiers incroyables pour prétendre finalement à l’essentiel, mais je tenais à avoir au moins ce socle si je voulais construire l’image du bon mendiant. Donner à voir, faire vivre cette foutue illusion, cette foutue tromperie à asseoir pour ne pas sombrer définitivement. Comme une forme de refus de ma part de sombrer plus avant, me raccrocher à ce que je pouvais, de toutes mes forces même si je ne rentrais pas dans les bonnes cases de leurs foutues fiches CERFA. Ah ça, pour courir dans toute la ville, les services sociaux savent nous faire cavaler, comme si on avait que ça à foutre, avec un seul et maigre repas par jour, fatigué de nuits toujours trop courtes, tout le temps aux aguets pour éviter les pépins. Mais je me suis accroché, j’ai dépanné aussi quelques-uns des petits jeunes, comme j’ai pu, et je me suis fait accepter. Et quand ça frittait un peu trop entre des riverains excédés par leurs beuglantes avinées, j’arrivais à calmer le jeu, à éviter que les condés soient invités dans la danse, à mettre de l’huile dans les rouages en bon diplomate. J’aidais la petite vieille du coin à monter ses courses, je dépannais parfois pour un peu de bricolage, et en retour, je gagnais parfois un sandwich, un petit pourliche, mais surtout, je faisais désormais partie intégrante de leur quartier. Le bon gars quoi. Qu’on s’entende bien, il ne s’agissait de tromper personne, il n’y avait pas de plan foireux en sous-main, je demandais seulement à avoir la paix, mais pour cela, il me fallait faire des efforts pour leur donner des gages.


Les jeunes m’avaient parlé de ce gars, qui marmonnait tout seul et qui passait son temps à écrire dans des carnets, j’ai fini par le croiser à la soupe popu, emmitouflé dans une vieille, très vieille couverture, son bol à la main, écœuré par la popotte qu’on lui avait servie. Pas un méchant gars, juste un peu farouche et taiseux au possible. Et complètement obnubilé par l’acte d’écriture. Je n’ai pas osé m’approcher de lui au début. Il émanait de lui un désir impérieux d’être tranquille, juste tranquille. Un jour de printemps, alors que le soleil s’exerçait à essayer de chauffer et que les oiseaux beuglaient l’arrivée des fleurs, je me suis radiné doucement avec une bouteille de rouge, et pas la piquette habituelle, du pain encore chaud, du sauc’ et du from’. Il avait les yeux dans le vague, d’épuisement, il m’a regardé de loin sans vraiment bien comprendre, à mirer les victuailles et m’a fait signe de m’asseoir. Je me suis posé, à ses côtés, et j’ai découpé le pain, le saucisson, le fromage, ouvert la bouteille et rempli deux godets. On aurait dit un gosse devant un sapin de Noël. Je lui ai tendu une tartine, ses yeux, furtivement, m’ont remercié, et dans un délicat empressement, il a mordu dedans. Je ne sais pas depuis combien de temps il n’avait pas eu de vrais repas mon zigue, et en regardant sa timbale et les trois ronds qu’il y avait dedans, ce n’était clairement pas la fête tous les jours. Et ça se voyait. Je me souviens lui avoir laissé mon paquet de clopes, et être parti sans rien dire, doucement. Quelques jours plus tard, j’ai renouvelé un autre repas improvisé, les mêmes yeux écarquillés, la même joie toute en dedans, les miettes qui tombaient de partout, le léger filet de bave un rien affamé.


Petit à petit, par mots brefs, on a appris à se connaître. J’essayais de l’aider, parfois sèchement rabroué parce qu’il voulait être tranquille pour écrire. Il avait cette manie rigolote de tirer la langue, les sourcils froncés, toute sa figure tendue vers sa page qu’il noircissait consciencieusement. Ça lui faisait vraiment une sacrée trogne, et ça me faisait marrer. Un jour, il m’a passé quelques feuillets à lire, là, comme ça, sans que je ne lui demande rien à ce sujet. C’était plein de ratures, de corrections, c’était un foutoir sans nom ce texte, compliqué d’y comprendre quoi que ce soit, mais je finis par trouver le lien logique dans tout ce bordel. L’écriture était un peu maladroite, mais lisible quand même. Il s’agissait d’une sorte de journal, où chaque jour qui passait déclinait une variation de l’ennui et du vide, une sorte de photographie du néant qu’on pouvait, nous, clochards, vivre au jour le jour. Il y avait quelque chose de sombre et de fascinant. Toute sa volonté de vivre était là, tendue, comme une force vitale inextinguible. Je lui ai rendu ces feuilles, respectueusement, séché par ce que je venais de lire. Je devais être l’un des très rares à avoir pu entrapercevoir son univers et je me demandais pourquoi il m’avait fait confiance. J’ai dû bredouiller un truc, mes compétences en littérature sont, disons, assez ténues, mais comme je dis, il n’y a pas besoin d’être musicien pour apprécier de la bonne musique. Je n’y connais rien en classique par exemple, ça ne m’empêche pas d’être retourné à l’église à chaque fois qu’il y a un concert. Comme si un langage universel transcendait les classes sociales pour parler avec équivalence à tout le monde. Riches ou pauvres. Et bien le peu que j’ai pu lire de mon zigue, c’est un peu la même chose, ce n’est pas parce que je n’y connais rien que je ne peux pas pour autant sentir qu’il y a un truc, et un sacré truc.


J’ai mené ma petite enquête pour savoir qui il était auprès de certains éducateurs de rue plus aimables que les autres, en faisant valoir ma volonté de mieux l’aider au quotidien. J’ai finalement pu tirer quelques bribes de renseignements, comme son nom, Albert né Méloni, en région parisienne un 7 mars en 46, juste après-guerre quoi. Pupille de la nation, l’enfer des maisons d’éducation. De quoi partir bien armé dans la vie, la case prison était presque logique. Courtes peines, jamais rien de bien méchant, surtout des vols de subsistance, mais suffisamment pour que ce soit considéré comme de la récidive et que les peines s’alourdissent. Finalement, la rue était un aboutissement parfaitement naturel, pas étonnant qu’il soit si défiant envers les autres. Une bonne vie de merde quoi. J’ai réussi à lui faire accepter que ma cabane ne soit pas trop loin de la sienne, sous prétexte de l’aider en cas de besoin, comme d’hab’ il a marmonné un truc que je me suis empressé de prendre pour un oui, sans lui laisser plus de choix. Jusqu’au jour où il m’annonce, là comme ça, tout à trac, qu’il souhaiterait avoir un avis sur ses écrits, si on pouvait en faire un recueil ou un truc de ce genre. Pendant que ma cabane s’effondre sur moi, je le regarde complètement abasourdi, sors finalement de mon entrelac de cartons, et ouais, je veux mon neveu ! Que je lui fais. Première fois qu’il parle autant mon gusse, et c’est pour m’annoncer qu’il vient, là, de prendre cette décision complètement folle, c’est juste sensass ! Je ne peux m’empêcher de faire une danse de la joie sous le regard amusé d’Albert, cheveux en pétard, bouteille de whisky en main, nimbé de la fumée bleue de sa cigarette. Il y a quelque chose d’aristocratique dans son maintien, d’extrêmement digne, bien loin du petit vieux voûté et décati auquel je me suis habitué. Il est beau comme un putain de seigneur, merde !

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