La tempête
J’avais fini de tout recopier, langue tirée. Des journées entières à gratter mes carnets. Je ne sais pas combien de stylo j’y ai passé, mais au final, il y avait quinze carnets noirs aux pages d’ivoire de rempli. Sans savoir si ça valait même le coup. Mes autres carnets, les tout griffonnés, ça doit être un peu plus d’une trentaine, facile, ce qui ne fait pas loin d’une petite cinquantaine en tout. Je me demande comment j’ai réussi à garder tout ça, sans rien perdre et finalement plutôt en bon état. Ça m’épate un peu. Et puis en redécouvrant mes textes, il y a eu des passages que j’ai trouvés pas trop mal torchés. J’ai un peu réagencé certains passages, remis un peu d’ordre, mais finalement pas trop. Il ne restait plus qu’à les remettre au propre en fait, je l’ai toujours dit de toute façon, juste qu’il fallait que je me botte le cul. Pas facile à la rue. C’est qu’on a d’autres contingences, nous, les clochards. Et l’ennui a tendance à bien tout recouvrir d’une sorte de gaze et à nous rendre amorphe. Je voudrais vraiment les voir les gens qui nous disent qu’on a qu’à se bouger, traverser la rue et j’en passe. Qu’ils y viennent, là, avec nous, s’ils trouvent ça si facile. Ces grandes gueules. Et voilà que je m’énerve à nouveau, il paraît que ce n'est pas bon pour ma tension. Parce que oui, depuis que Riton multiplie les démarches à droite et à gauche pour moi, au bout de six mois, j’ai pu voir un médecin et faire un petit bilan de santé. Il croyait quoi le carabin, qu’à rester à la rue pendant toutes ces années, j’allais péter le feu ? Ben non. Carence de ceci, fatigue, malnutrition, comme si ça ne se voyait pas sur ma tronche. Il avait besoin de ses feuilles de papier avec tous les chiffres qui évaluent bien à quel point j’étais décati, paraissant plus vieux que mon âge réel. Que d’évidences !
En tout cas les copains ont été supers. Solidaires et tout. Oui, copains, moi qui ai tendance à envoyer paître tout le monde, il m’a bien fallu reconnaître qu’ils se pliaient en quatre pour ma pomme et que rien ne les y obligeait. Et j’ai aussi fini par les trouver plutôt sympathiques, même les punks à chien. Remuants, beaucoup, trop parfois, mais vivants. C’est un beau cadeau que de les avoir rencontrés, sinon j’avais toutes les chances de finir comme un gros con, l’horreur totale. Disons que tant que je faisais mon travail de moine copiste bénédictin, ils me foutaient une paix royale, mais dès que j’avais fini de becter le soir, ça charriait sévère. Ils y sont allés mollo au début, ne sachant pas trop sur quel terrain miné ils foutaient les pieds, j’avoue que j’ai eu aussi du mal au début à encaisser les conneries de ces petits cons, mais il n’y avait rien de méchant au fond, une manière à eux d’être tendre, un peu rugueusement, certes, mais l’intention était bien là, alors j’ai fini par fermer ma gueule, à laisser faire et petit à petit à me décoincer et à sourire à leurs vannes débiles. Pas sûr qu’il faille que jeunesse se passe en fait, il est beau leur élan vital finalement. Pourquoi il faudrait qu’elle passe, leur jeunesse ? C’est à moi d’être donc un peu moins con, je crois. Riton gérait son petit monde agité avec bienveillance. Il ne donnait pas d’ordre, il suggérait, les autres en discutaient, et rapidement, une solution émergeait. Et ça roulait tout seul. Riton faisait le plus gros des démarches administratives, centralisait en quelque sorte. Parfois l’un d’entre nous devait tout de même se déplacer en personne, mais pendant ce temps-là, les autres faisaient la manche comme s’il s’était s’agit d’un vrai job, sérieusement. Et moi, j’écrivais. Je ne faisais que ça, et tirer la langue. Tout était fait pour que je ne puisse me consacrer qu’à ça. Dégagé de pas mal des contingences des clochards.
Un jour, en fin d’après-midi, j’ai vu Riton arrivé totalement galvanisé, il avait une touche, il avait peut-être trouvé quelqu’un à rencontrer. Des amis d’amis de la petite bande de jeunes, qui vivaient dans des squats, des friches artistiques. Bref, je n’ai pas tout suivi, mais il est allé voir à une adresse, genre une petite maison d’édition et avait réussi à décrocher un rendez-vous. J’ai mis le turbo pour finir de recopier mon dernier carnet à temps, fourré tout ça dans une vieille sacoche de plombier vieille et usée, et il est allé la porter là-bas. Avant, on s’est tous assuré qu’il fasse bonne impression, on lui a trouvé des vêtements moins fanés, il a pris une bonne douche, et on lui donnait les dernières consignes comme à un boxeur avant qu’il ne monte sur le ring, il devait être saoulé de paroles, de recommandations, mais l’enjeu nous électrisait. Et l’attente. Pas qu’on n’y soit pas habitué à moisir comme des cons toute la journée, mais là, on espérait. Et là, l’attente, trop pleine d’espoir, et bien on ne savait pas gérer. Les pouilleux sont partis faire la manche histoire de faire au moins quelque chose, Ninon est restée avec moi pour me tenir compagnie, avec les chiens. Midi, toujours pas de Riton, on a partagé un frichti tous ensemble et nos bobines montraient qu’on n’y croyait plus, pas grave, on avait tenté, c’était déjà ça, nous tardait de revoir Riton et de le réconforter après tous ses efforts. On savait perdre, ça nous arrivait si souvent qu’on était déjà en train de tourner la page, à quoi bon ruminer dessus, à part se flinguer définitivement le moral. On lui avait réservé de quoi licher, histoire de le requinquer un peu à son retour. Personne à l’horizon, notre moral était un peu en berne et c’étaient les clopes qui en faisaient les frais.
Et voilà t’y pas qu’on entend gueuler au coin de la rue notre Riton, tout rouge, un sourire banane sur sa petite trogne de lutin, la gapette envoyée en l’air de joie. Les jeunes sont allés à sa rencontre exaltés et criant. Retrouvailles au milieu de la rue, bloquant des voitures, qui klaxonnent et qui vitupèrent, ce qui nous amuse plus que tout. Je me lève, doucement, me déplie en grinçant, mes jambes sont vraiment faibles, mais j’affiche moi aussi un sourire. Je ne sais même pas de quand date mon dernier, de sourire, mais je m’en fous, il a réussi ce con. Et de nous raconter, là, à brûle-pourpoint, au milieu de la circulation son entrevue. Un mec plus énervé que les autres nous fait comprendre qu’on les bloque peut-être un peu, là, désolé, va reprendre ta vie de vilain mouton et déguerpis. Hilares, nous sommes hilares. Nous passons tout le reste de l’après-midi à le bombarder de questions, et il nous raconte plusieurs fois tous les détails, comme si nous avions besoin d’avoir nous aussi vécu ce moment. Donc le prochain rendez-vous, c’est dans un mois, la classe. La soirée est joyeuse, et dure tard dans la nuit. Je m’endors tranquillement pendant que la petite bande rigole, les chiens autour de moi. Les jours suivants se déroulent dans le même sentiment de bonheur collectif. Petit à petit, les rêves des uns et des autres sont évoqués, et je sens que dans le sillage de mon exemple, ils vont tous essayer de les rendre possibles. Adrien va essayer, par exemple, de reprendre contact avec sa famille avec laquelle il était en rupture jusque-là, il aimerait bien faire socio. Marco va candidater pour devenir musicien dans le métro, et peut-être aussi intégrer une école de musique, il verra. Antoine, lui, c’est une formation en école de cirque qui le ferait rêver. Éric, il ne sait pas encore très bien, trouver un petit boulot et faire du stand-up à côté, pour continuer à délirer avec ses blagues débiles. Ninon, son truc, ce serait de devenir éducatrice canine et d’avoir plein de bestioles autour d’elle, comme une sorte d’arche de Noé. Et Riton, éduc spé, mais pour humain, lui, disons que son altruisme avait été remarqué par les professionnels. De bien beaux projets.
Alors, dans cet esprit ragaillardi, après avoir défini enfin un but dans leur vie, chacun se mit dans de bonnes dispositions pour aboutir à leur souhait. Multipliant les rendez-vous, les entretiens, les dossiers, et de fait, je les voyais moins. Et n'ayant plus à rien à écrire, je passais une grande partie de mon temps désormais à lire, toujours la langue tirée visiblement puisqu’ils me charriaient toujours sur cette question. J’allais régulièrement prendre mes douches ou me faire couper les cheveux, je devenais de plus en plus fréquentable. Il faut dire aussi que les chiens m’aidaient bien. C’est fou comme les gens peuvent s’attendrir sur une bête plutôt que sur le bonhomme. Je n’allais pas refaire les gens, et puis les pièces tombaient plus facilement avec mon aréopage canin. Mine de rien, nos conditions petit à petit s’amélioraient, on mangeait plus souvent. Il fallait toujours aller au camion de la soupe popu, mais c’était quand même mieux. J’arrivais à dormir et prenais mes traitements depuis que j’étais suivi par un docteur. Pour les dents, je devais normalement bientôt avoir un rendez-vous, une dernière chicanerie administrative à régler, qui faisait perdre du temps à tout le monde. Mon nouveau manteau, presque neuf, avait beaucoup d’allure, je ne rentrerais jamais au Hilton avec, mais je faisais moins cloche qu’avant, en dehors d’être sur un carton. Six mois environ s’étaient déroulé depuis que j’avais extirpé Riton de sa cahute, et on avait de nouveau de l’espoir. Et on s’y accrochait. Le plus dur, c’était de dormir encore dehors, mais pour avoir la possibilité d’avoir un logement, c’était la croix et la bannière. Et aller dans un foyer ou dans des logements d’insertion, c’était devoir tout le temps faire la monstration que nous étions de bons petits citoyens bien disciplinés. Limite bien docile. Ça, ça allait être compliqué. Montrer patte blanche encore et encore.
La veille du rendez-vous, nous nous étions mis d’accord, j’irai avec Riton à la librairie Delpore. Les jeunes feraient bien le voyage avec nous, mais nous attendraient à l’écart avec les chiens, pour ne pas arriver en bataillon, c’était un coup à leur fiche la trouille et ce n’était pas franchement le but recherché. On avait bien avisé que nos trognes et nos tenues soient présentables, nous devions prendre une douche le lendemain matin et ensuite rallier la librairie, quitte à arriver en avance. Pas de ventre creux, aussi avions-nous fait les courses pour anticiper, mais en sortant de la supérette on a vu des nuages noirs dans le ciel, ce qui n’annonçait rien de bon. Et plus assez pour se payer une nuit d’hôtel histoire de se mettre à l’abri, la tuile. De toute façon avec les chiens s’étaient mort, personne ne nous aurait acceptés. C’est en rentrant la tête dans nos vêtements, pour se prémunir des rafales de vent que nous ralliâmes notre campement. Les arbres étaient littéralement tordus sous les risées et les branches s’agitaient faisant voler les feuilles en tourbillons. Les bêtes comme les hommes, personne n’était rassuré, malgré tout on a mangé ensemble, silencieusement. La nuit fut terrible, une tente fut éventrée, une autre emportée, heureusement que pour nous tenir chaud nous nous étions regroupés, répartis dans deux tentes. Sept personnes et quatre chiens, ça commence à faire serré quand même. Je crois que personne n’a vraiment dormi de toute façon, il fallait rassurer les chiens, faire attention à nos affaires et basiquement nous sécuriser aussi. Une bonne nuit de merde que je conseille du fond du cœur à tous les donneurs de leçon histoire de les édifier sur les conditions de vie à la rue, qu’ils voient par eux-mêmes ce que ça veut dire de prendre sur soi.
Au petit matin, blême d’une nuit sans sommeil, notre campement ne ressemblait plus à rien, les chiens furetaient inquiets parmi les affaires éparpillées. On rassembla ce qui pouvait encore servir, on déblaya vite fait les alentours et, devant honorer notre rendez-vous, on s’est mis en route vers les bains-douches. Et ce fut une parenthèse bienvenue. Mais en sortant, le vent avait encore forci, et les nuages qui s’amoncelaient, menaçant de craquer à tout moment, donnait l’impression que le jour ne s’était pas levé et ne se lèverait plus jamais. Tout volait, les ordures, les pépins, les éléments déchainés étaient impitoyables. Dans cette tourmente, je faisais de mon mieux pour avancer avec mes pattes débiles, parfois soutenu par Éric, pour ne pas retarder notre petit groupe. Dans le métro, une autre courte parenthèse. En montant les marches du métro, l’orage craqua d’un coup. L’eau se déversa comme une cataracte tropicale, nous trempant instantanément. Les gens couraient pour se mettre à l’abri de ce fleuve céleste et colérique, et nous, nous avancions malgré tout, pour arriver à l’heure, pour ne pas laisser filer cette unique chance qui s’offrait. Pas question, non, il fallait y arriver ! On avait fait trop d’efforts pour qu’un foutu déluge nous arrête. Et nous continuâmes coûte que coûte. Fouettés par les grains et les trombes d’eau qui formaient des rivières furieuses que les bouches d’égout n’étaient plus capables d’avaler. En tournant à un coin de rue, Riton nous hurla, pour se faire entendre par-dessus les bourrasques, qu’on était bientôt rendu, encore une chaussée inondée à traverser, encore une enfilade de voitures à suivre, et une porte à pousser et nous y serions enfin à l’abri. Je faisais attention à ne pas noyer mes chaussures en traversant, j’essayais de sauter par-dessus le torrent, me loupais et restais là, comme un con de l’eau jusqu’aux chevilles, un crissement de pneu en aquaplaning, choc.
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