chapitre 15

9 minutes de lecture

Point de vue Inconnu

28 novembre 2022

L'air de l'hôpital pesait lourdement, imprégné de ce mélange caractéristique de désinfectant et de tension oppressante. Hailey était installée dans un coin de la salle d'attente, les yeux fixés sur le sol froid et impersonnel qui semblait aspirer toute chaleur. Pendant ce temps, quelque part dans les ruelles pavées de Londres, les lumières vives et rassurantes du restaurant Rêverie perçaient la brume tenace. Le groupe des Érudits, dépourvu de la présence de la jolie Hailey, célébrait leur triomphe récent. Le bruit des bavardages et des toasts remplissait l’air, créant une ambiance légère et festive. Le contraste était saisissant avec le silence mortuaire de l'hôpital de Villebrouch-sur-mer.

Matthew avait proposé plusieurs fois d'annuler la soirée, mais Hailey avait insisté pour qu'ils continuent sans elle.

— Il vous faut ce moment de joie, avait-elle murmuré dans un souffle presque inaudible à travers le téléphone, ses mots chargés d'une tristesse résignée.

Tandis que les rires résonnaient parmi les membres du groupe, chacun s'efforçait de compenser l'absence d'Hailey. Ils privilégiaient la légèreté, un éphémère et bienvenue échappatoire.

Au même instant, Charlie se tenait à l'entrée de l'hôpital, arborant son fameux demi-sourire, celui qui révélait qu’elle cachait plus qu'elle ne laissait transparaître.

— Je dois récupérer quelque chose à la voiture, mentit-elle d’une voix douce mais ferme, ses compétences en dissimulation toujours aussi pointues.

À côté d’elle, Lùca haussa les épaules dans un geste d'impuissance, avant de se tourner lentement, empreint de tristesse, pour aller voir Jules, étendu sans vie, pris au piège d'un sombre monde d'inconscience.

— Attends, suis-moi.

Charlie offrit ces mots de manière impromptue, quasiment inattendue, même pour elle. Incrédule, Hailey acquiesça d'un ton neutre.

— Oui.

Résolue, elle saisit rapidement sa veste et jeta un regard furtif autour d'elle. Son regard croisa celui de Charlie, et elle lui adressa un sourire gêné. Sans attendre, elle fila vers la sortie avec une détermination palpable. Les clés serrées dans le creux de sa main, elle marchait rapidement vers sa voiture, mais un mouvement inattendu dans son champ de vision la surprit. Charlie se tenait juste derrière elle, apparue comme par magie.

Seul le bruit des graviers sous leurs pas et le chant des oiseaux au loin troublaient le silence. Elles avancèrent jusqu'à un parc à proximité, un endroit chargé de souvenirs. L'atmosphère devint tendue. Hailey murmura presque timidement :

— Cet endroit est encore plus beau que dans mes souvenirs.

Elle observa le grillage soigneusement pendant qu'elle sentait le regard de Charlie sur elle. Un sentiment d'inconfort la saisit.

— C'est amusant. Beaucoup de temps a passé et pourtant nos cadenas sont là. Beaucoup d'autres couples et amis pensaient rester ensemble, soudés, et ont suivi notre idée.

Les anciennes amies, désormais distantes, se jaugeaient en silence. Chaque regard échangé révélait des histoires inexprimées. Le Maire avait tenu sa promesse de ne pas retirer les cadenas, mais il avait interdit d’en poser de nouveaux, sous peine d'amende. Enfin, Charlie rompit le silence :

— Aimer quelqu'un pleinement et sans conditions est compliqué. Ça passe ou ça casse.

Elle accentua le mot "casse" et essaya de sonder Hailey, bien que maladroitement. La tension atteignit son paroxysme.

— Quel pessimisme, rétorqua Hailey d’un ton sec.

— Non, je suis réaliste. Regarde autour de toi.

L'amour est si mystérieux, chaque mot, chaque geste creusait davantage le fossé entre elles. Charlie désigna le paysage d'un geste de la main. Une étendue verdoyante s’étendait tout autour. En fond, un parc pour enfants, avec une double balançoire, des toboggans et quelques pousse-pousse. Le bac à sable, qui autrefois fascinait Hailey, avait été remplacé par un petit terrain de basket. À cette époque, tout semblait plus simple, et leur amitié était sans doute plus sincère. Charlie n’avait pas encore été blessée, et Hailey n’était pas encore constamment sur la défensive. Une époque bienheureuse qu'elle pensait pouvoir retrouver en revenant. Combien de fois s'était-elle imaginée ici ?

Charlie avec Lùca et Léo, leur petit garçon. Simon voulait une petite fille, donc Hailey avait déclaré qu’ils auraient des jumeaux : une fille et un garçon, pour clore le débat. Mais au fond, elle se voyait avec Léo. Et Lùca.. Distraitement, Hailey s'approcha du grillage et traça doucement le cadenas qu'elle avait fixé là, il y a quelques années. Elle se souvenait encore à quel point elle se sentait presque indestructible, entourée de ces amis qui prétendaient être unis et indissociables. Mais Charlie restait Charlie.

— Tous ces cadenas, ici et là, posés par des inconscients.

— Des couples, tu veux dire.

— Non. Des inconscients pris dans une illusion d'éternité, négligeant les complications de la vie. Regarde-nous maintenant.

— Soi-disant que tant que le cadenas reste, l'amour persiste.

Charlie se tenait devant elle et attrapa son bras. Elle éleva la voix :

— Et penses-tu qu'en brisant le nôtre, tout rentrera dans l’ordre pour toi et Lùca ?

Hailey recula d'un pas, sentant une vieille blessure se rouvrir à chaque mot vindicatif de Charlie. Elle exultait sans s'en cacher. Aujourd'hui, c'était à son tour de vider son sac, rempli de tous leurs secrets accumulés au fil des années. Hailey avait toujours du mal à réagir, son esprit embrouillé par cette soudaine confrontation.

— Pourquoi cet endroit ? Pourquoi me montrer tout cela ? demanda-t-elle, perplexe et agacée.

— Parce que l'amour, Ley’, est un océan agité et imprévisible. Et beaucoup en ont fait les frais, répondit Charlie d’une voix dure. Car la vie n'est jamais simple. Tu es méprisable.

Il manquait juste un fauteuil confortable et du popcorn pour savourer cet échange houleux. La tension monta d’un cran, la conversation devenant de plus en plus intense.

— Je ne comprends pas de quoi tu parles, mais jouons le jeu, dit Hailey, essayant de garder son calme.

— Je sais tout, coupa Charlie, ses yeux étincelant d'une colère contenue.

— Excuse-moi ?

— Mon homme et toi, prononça Charlie avec dégoût. Tu l'aimes encore, c'est pour ça que tu es revenue. Si tu es ici, c’est uniquement pour lui.

— Non ! Si je suis revenue ici, c’est pour Jules ! Et non pour que tu… commença Hailey, la fatigue se mêlant au mépris dans sa voix.

Charlie n'avait pas fini. Cette conversation, cette humiliation, n'était pas le point final. Hailey s’éloigna, mais elle sentait que le dernier acte n'était pas encore joué.

— Ley’, reviens ici ! s'écria Charlie.

— Pourquoi tu fais ça, Charlie ? Laisse tomber. Je suis assez stupide pour ne pas m'en être aperçue plus tôt : tu n'as jamais su être sincère !

Hailey s'était retournée pour la confronter, prête à contrer tout ce qu’elle allait lui dire. Encore une fois.

— Je sais ce qu’il t’a demandé.

— De quoi parles-tu ?

— Tu l'aimes. Ces mots frappèrent Hailey comme une flèche en plein cœur. Elle lui fit face, l'air interrogateur. Elle comprit enfin l’autre vérité : les blessures anciennes et les émotions refoulées sont les plus manipulables. Peu à peu, avec un sourire, des banalités, des souvenirs, des rires, elles pouvaient les déconstruire définitivement.

Le regard de Hailey s'assombrit pendant que celui de Charlie s'illuminait d'une satisfaction presque cruelle. Elle avait le sourire aux lèvres, dévoilant toute la haine qu'elle avait accumulée et gardée pour ce moment particulier. Elle prenait une joie malicieuse à blesser Hailey encore et encore. Hailey se sentait humiliée. Charlie était celle pour qui Lùca l’avait quittée. L'adorable garce qu'elle avait toujours redoutée. Peut-être qu'elles n'avaient jamais été amies. C'était juste un groupe de lettres trompeuses et inutiles. Ce que Hailey entendait se gravait en elle comme une cicatrice qui ne guérirait jamais. Cette conversation se terminait de la pire des façons.

— Alors, j'ai raison. Tu l'aimes encore, n'est-ce pas ?

Hailey resta clouée sur place par le choc. Charlie venait de lui asséner une gifle violente qui assombrit immédiatement son visage. Ses yeux tremblaient sous l'effet de la surprise et de la colère. Les paroles de sa douce amie résonnaient dans sa tête alors qu'elle s'apprêtait à riposter. Mais avant qu'elle ne puisse prononcer un seul mot, une autre gifle brutale vint s'abattre sur elle. La brûlure vive de la paume de Charlie et le bruit sec résonnèrent dans l'air, la laissant abasourdie.

Hailey avait les joues rougies par la gifle, et elle lança, furieuse : « Tu es complètement dingue ! Tu as perdu la raison ou quoi ? » Elle ressassait ce moment sans cesse dans son esprit, comme si chaque instant en était un mets exquis amer. Elle serra la main autour du cadenas, symbole autrefois de leurs rêves insouciants et de promesses d'éternité, si fort que ses doigts lui faisaient mal. En caressant du pouce les initiales gravées dessus, son regard croisa un autre cadenas, celui que Matthew avait ajouté après qu'elle lui avait raconté l'histoire. La chute, vive comme une lame, lui rappela combien elle vivait ce rêve pleinement autrefois.

Ils étaient un couple de filles, un duo auquel Charlie avait juré de ne jamais nuire par amour, mais elle avait toujours été une amie cruelle. Hailey se mit en mouvement vers la voiture, mais chaque pas semblait s'enfoncer sous le poids des souvenirs. Elle voulait se rapprocher, mais la distance semblait infinie. Chaque gravier qui crissait sous ses pieds et chaque souffle de vent murmuraient des promesses anciennes, brisées. Ce parc était hanté de souvenirs à la fois atroces et merveilleux.

Malgré cela, Charlie, avec son visage angélique, lui demanda de rester. Son masque se fissura, révélant une rage que seul Hailey avait perçue jusqu'alors.

« Comprends bien mes mots, je n'aurai pas la patience de les répéter. Tu es comme ce grain de poussière qui agace, celui que tu sens toujours, mais que tu ne parviens jamais à éliminer. Jusqu'au jour où il disparaît sans que tu saches comment. Tu arrêtes d'y penser, tu l'oublies. Je voulais simplement te rappeler que Lùca m'appartient. En dépit de tes machinations avec Sami, cela ne marchera pas. Lùca est à moi. »

Charlie se perdait dans son monologue. Sami continuait de croire qu'Hailey était destinée à Lùca tandis qu'elle essayait de se convaincre que Matthew était le meilleur choix. Mais Charlie la confrontait avec la vérité, lui rappelant qu'elle n'appartenait qu'à elle et qu'il était temps qu'elle s'en souvienne. Hailey fixa Charlie, interdite, tandis qu'une larme traîtresse perla au coin de son œil. Les mots de Charlie poignardèrent son armure d'indifférence feinte, dévoilant la profondeur de ses sentiments enfouis.

« Lùca n’est pas un objet, si tu en doutais. La possession, Charlie, ça m'a toujours dérangée. Et concernant Lùca... il a fait son choix, lui aussi. »

La voix d'Hailey trembla imperceptiblement, trahissant son trouble. Mais Charlie ne cilla pas. Elle la scrutait avec intensité avant de lâcher un rire moqueur.

« Ton indépendance a toujours été ta fierté, n'est-ce pas, Hailey ? Ce n'est pas de la possession. C'est de l'histoire, une histoire tissée de fils complexes que tu ne peux pas simplement couper parce que ça te chante. »

Charlie baissa les yeux, saisissant l'un des cadenas qu'elles avaient gravé ensemble, il y a de cela une éternité. La lueur dans son regard s'assombrit, et pour la première fois, Hailey la sentit vaciller.

« Si je suis revenue, Charlie, ce n’est pas pour Lùca, mais pour moi. Pour régler les comptes que j'ai laissés en suspens, pour affronter mes erreurs. Pas pour répéter les mêmes schémas. »

Hailey prit une profonde inspiration et se redressa, se détachant peu à peu de la gravité de son ancienne amitié toxique. Charlie l'observait, pesant ses mots, essayant de déchiffrer la sincérité de son propos. Elle ne dit rien, remettant le cadenas à sa place, comme si elle réalisait que certaines chaînes étaient plus symboliques que réelles.

La décision d'Hailey était désormais claire. Ce parc, ce lieu de souvenirs, lui avait offert la révélation dont elle avait besoin. Elle tourna le dos à Charlie et marcha vers sa voiture, pas à pas. La silhouette de l'hôpital se dessinait à l'horizon, rappelant, telle une boussole morale, le véritable but de son retour.

« À l'hôpital, Jules m'attend. Et c'est là que je dois être maintenant. »

La confrontation avec Charlie s'estompa peu à peu, laissant place à une détermination nouvelle. Hailey avait peur, certes, mais cette peur lui donnait des ailes, la poussant en avant, vers ce futur incertain. Elle allait régler ses comptes, pour elle et pour Jules. Car en définitive, c'était peut-être là le vrai courage : faire face à ses propres démons pour pouvoir finalement voler libre.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Sara B. ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0