2 Palais - Darwin et Marguerite
Edmond roule vite dans la 308 de location.
La zone commerciale lui est complètement étrangère, il a bien reconnu la rocade mais pas cette sortie, et pas cette zone. Des bâtiments allongés, bien rangés, des enseignes design d’entreprises ou de marchands qu’on trouve partout dans le monde. Les ronds-points sont tout frais, les parkings plus encore, toutes ces constructions sortent à peine de terre.
Il aperçoit l’hôtel Aurora. Le chantier doit être en face, de l’autre côté de la route.
C’est ça. Le bâtiment est très grand, tout en construction métallique et très vitré. Il se dresse au milieu d’un no man’s land de terre défoncée.
Le rendez-vous a lieu dans le hall.
Il est en retard.
La réunion est bien entamée, dans l’espace aussi immense que la mégalomanie du maire qui l’a ordonné.
Une table est improvisée sur des tréteaux devant le mur du vestiaire où sont scotchés la frise d’un planning, des plans, ainsi que l’inscription en rouge :
23 SEPT : INAUGURATION
Une quinzaine de personnes en tenue de chantier tachées de gris, de blanc et de terre, sont rassemblées autour.
Debout, les mains écartées et appuyé sur la table, le chef préside à la manœuvre.
Une voix de femme s’élève alors :
— Il est hors de question que je plante là-dedans… !
La voix enchaîne, vibrante de colère :
— Mais je ne vais quand même pas planter dans des jardinières où y’a pas de terre !
Le chef de chantier :
— Écoutez Magnan, ils tiendront bien jusqu’à l’inauguration. C’est tout ce que je vous demande, qu’ils tiennent jusqu’à l’inauguration. Après s’ils crèvent, j’en ai rien à foutre.
— Putain, mais c’est quand même pas possible d’être aussi con !
Magnan se tourne vers l’un des hommes au menton levé, très détendu et souriant. Elle dit :
— Pourquoi ? Mais pourquoi, vous êtes allés vider vos bétonnières dans les jardinières ? Pourquoi ? Vous avez quoi dans la tête ? C’est quand même pas possible ! Ça viendrait à l’idée de personne ! Ben si, à des bonhommes du bâtiment ! Les hommes du bâtiment c’est une espèce supérieure à l’espèce moyenne. C’est même une espèce qui s’améliore de décennie en décennie. Darwin dans le bâtiment : des cons qui engendrent des abrutis champions du monde. C’est le mystère de l’Évolution !
Il n’y a là que des hommes. Des hommes et elle, la nana du garage, avec son sweat sale, son pantalon kaki, ses poches pleines et ses bottes de chantier.
Le chef de chantier :
— Magnan ça suffit ! Je suis d’accord avec vous, c’est pas bien malin mais maintenant c’est fait et c’est comme ça. Alors on fait quoi ? On se pèle un oignon ? Qu’est-ce que vous proposez ? Faut qu’on décide !
Les bras croisés, la tête dans les épaules, elle râle. Elle dit :
— La prochaine fois qu’il y a un truc à bâtir, mettez-vous sur un parking ! Ce n’est pas un terrain qu’il vous faut, c’est un parking de supermarché !
Elle souffle. Son corps est crispé. Mâchoires serrées, sourcils froncés, elle réfléchit.
Elle lance alors d’une voix forte et autoritaire :
— Les jardinières ont été faites bien avant. Si on met des coups au marteau et burin intelligents pile sur la jointure avec les bouses, il y a des chances qu’elles se détachent toutes seules.
Les hommes s’esclaffent.
Un homme plus âgé intervient mollement :
— On peut essayer.
Le chef de chantier :
— Bruno, c’est hors de question. On est à la bourre, si on commence à faire de la dentelle et du Grand œuvre [1], on n’y arrivera jamais !
Bruno :
— Monsieur Piacenza, de toute façon je suis coincé. Le gars du porte-engin a oublié de ramener la mini pelle. On peut essayer... On verra bien... C’est débile qu’elle fasse tout ce travail alors qu’on sait pertinemment que tout va crever. Autant les remplir complètement avec du béton et dessiner des marguerites dessus !
Monsieur Piacenza, les deux mains sur la table, baisse la tête en signe de reddition. Il dit :
— J’en ai plein le dos de vos conneries. On ne va jamais y arriver à le livrer ce putain de chantier.
Il bougonne, capitulant. Mamzelle Magnan s’échappe, Damoiseau Bruno sur ses talons.
Edmond la regarde sortir, la fille du garage. Heureuse, décidée, le menton haut, les cheveux en bataille. Elle porte le pantalon trop bas sur les hanches, la toile la serre aux fesses, son pull est trop grand, les emmanchures lui tombent au niveau des bras. Elle est grande. Elle fait quoi 1,75 m, 1,80.
Ouais ! Un truc comme ça.
Ses jambes sont longues et elle est musclée. Elle fait deux enjambées quand Bruno en fait trois à ses côtés.
Edmond sourit : une biche se prenant pour un taureau.
Monsieur Piacenza :
— Ah Edmond. Approche ! Je vous présente Edmond Vallone, il va prendre la suite pendant mon absence et jusqu’à la fin, pour coordonner tout ce merdier. Edmond était conduc’ [2] chez Robert, il est architecte désormais. Il connaît le métier, ne le prenez pas pour un bleu !
Edmond salue tout le monde sobrement.
Monsieur Piacenza :
— Alors on en était où ? Hormis les espaces verts, c’est où que ça merde encore ?
Monsieur Piacenza présente chacun des gars à Edmond, chacune des entreprises. Il lui donne l’avancement, les enjeux, les points durs. En gros, à l’intérieur les électriciens ont terminé, les peintres aussi. Il reste la cuisine au complet, et la décoration avec la pose des éclairages en particulier. Dehors tout reste à faire pour une finition impeccable exigée pour l’inauguration dans moins d’un mois. Espaces verts, parkings et finitions extérieures : trottoirs, bétons désactivés, parements d’allées.
Tout un tas de corps de métiers vont se croiser dans cette ruche. Charge à lui de faire que chacun soit le plus efficace possible. Mais monsieur Piacenza l’a bien prévenu : « à l’impossible nul n’est tenu » !
Il passe sa journée à examiner les plans, le bâtiment, et à chercher la meilleure contribution apporter. L’extérieur compte quatre personnes, l’intérieur neuf, il choisit de focaliser sa journée sur l’intérieur et passe en informer les gars dehors.
Deux des maçons sont devant l’entrée principale du Palais des Congrès en train de faire les coffrages des marches, Magnan et Bruno en train de dépiauter les bouses de béton dans les jardinières.
Bruno, assis les jambes pendantes dans le creux de la jardinière, tape sur son burin pendant que Magnan, en t-shirt désormais, remplit une brouette de débris.
Magnan :
— C’est bon ! Merci Bruno. Y’a pas besoin de plus.
Bruno sort du trou en soufflant.
— Merci beaucoup !
— De rien, ma belle !
Edmond :
— Comment ça va ?
Bruno :
— Vous êtes ?
— Monsieur Vallone ! Nouveau conduc’, je prends la suite de monsieur Piacenza.
— Ah ! Bonjour ! On a fini.
Ils se serrent la main.
— Magnan, tout est en ligne pour vous maintenant ?
— Oui, je vais pouvoir finir.
Elle le regarde à peine. Ses cheveux châtain clair, en boucles souples sont juste assez longs pour caresser son front. Juste assez longs pour y perdre une main.
Arrête tes conneries Léo, c’est une vachette à cornes cette fille.
Dans la jardinière, Magnan ramasse les derniers éclats.
Ses vêtements sont sales, ces fringues de mec ne lui vont pas du tout. Son t-shirt fait de gros plis au-dessus des seins, sans compter qu’elle est sans arrêt en train de remonter son pantalon pour recouvrir le bas de son dos.
Cette mise en scène rend Edmond curieux.
— Où jetez-vous les gravats ? demande-t-il.
— Dans la benne à gravats ! répond-elle moqueuse.
Edmond fait mine de tourner les talons.
Magnan, plus posée :
— Elle est derrière le bâtiment.
Edmond s’est retourné, joueur, il l’écoute.
Magnan :
— Il y a un tas au sol à côté, quand il sera plus important, je mettrai tout dans la benne avec la mini pelle.
— Ça vous oblige à aller vider chaque brouette là-bas. Fastidieux, non ? Vous pourriez faire un tas ici.
Elle se redresse tout à fait et lui fait face.
Elle a les yeux marron chaud. Châtaigne ! tranche-t-il. Son regard est dédaigneux, limite méprisant. Non. Vraiment méprisant ! Elle a un visage rond de petite fille plein de taches de rousseur, autour des yeux surtout et sur les pommettes, et un espace tout à fait sexy entre les deux dents du haut.
— La terre végétale que vous voyez là, dit-elle en désignant à dix mètres d’eux une étendue terreuse égalisée. Il y a cinq centimètres de terre et trente centimètres de gravats bien tassés dessous. Ils avaient des débris, la benne était pleine, ils n’ont pas cherché à comprendre. Ils n’en ont rien à foutre de ce que font les autres. Ils ont tout vidé et mis tout le monde devant le fait accompli. Moi en l’occurrence ! Ils sont incapables de suivre ce qui est inscrit sur un plan. Espace végétal pour eux, c’est pelouse. Si on avait mis de la pelouse, personne n’aurait rien vu. Mais ce n’est pas de la pelouse. Ouais, c’est nouveau ! C’est un espace paysager avec des arbustes, des plantes qui grossissent, qui fanent, qui fleurissent, qui sentent bon, des trucs qui changent, qui bougent, qui vivent quoi ! Et ça a besoin de terre. Ce n’est pas un terrain de foot, c’est un espace végétal ! Et les engins sont passés dessus depuis. Tout est compacté, lissé. Nickel !
— Vous avez fini ? demande Edmond, impatient.
— Ouais, je sais qu’y’a rien à faire. Y’en a qu’ont toujours pas trouvé le chemin du lave-vaisselle, faut pas leur demander d’imaginer autre chose qu’un stade de foot comme espace vert !
— Magnan, je ne suis pas intéressé par votre cirque ! Si le boulot ne vous plaît pas, si vous supportez pas les hommes du bâtiment, je ne vois pas bien ce que vous faites là. Et très franchement quand j’vous regarde, j’m’interroge ! Ici, c’est le boulot et chacun se doit d’être professionnel, ce n’est pas une cour de récré. Si travailler en équipe est au-dessus de vos forces, alors trouvez-vous autre chose. Maintenant arrêtez de vous plaindre et de foutre le bordel sur mon chantier. Est-ce que vous m’avez bien compris ?
[1] Le Grand œuvre en alchimie est la réalisation de la pierre philosophale, susceptible de transmuter les métaux, de guérir à coup sûr et d'apporter l'immortalité. Pour un artiste ou un penseur, il est l'œuvre de toute une vie, souvent la plus renommée. Il est aussi un terme de psychologie car pour Carl Gustav Jung, dissident de Freud, Le Grand œuvre préfigure le chemin de développement de l'âme humaine.
[2] La mission du Conducteur de Travaux est de planifier, organiser et contrôler l’avancement d’un ou de plusieurs chantiers.
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