32 Parc Maillol - S’il te plaît, merci et tous des cons

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Mardi 17 Octobre.

Comme chaque soir, Mila se gare sur le parc automobile de l’Ubac. Elle entre dans la rame, hésite et s’assoit à sa place habituelle derrière le chauffeur, elle sort son livre. Il fait particulièrement froid ce soir, elle a mis des gants et un bonnet en laine écru. Le tramway démarre, Edmond franchit les portes in extremis.

Mila :

— Ouh ! C’était moins une !

— Vous faites sécession ?

— Non ! Je ne savais pas si vous viendriez !

Mila range son livre et vient s’assoir près de lui, elle dit :

— Que vous est-il arrivé ce soir ?

— Rien de particulier. C’est juste que l’horaire est trop tôt désormais.

Les chantiers prennent en fait beaucoup de son temps. Il est sur place le matin, mais l’après-midi il gère les approvisionnements, les absences des gars, les blessés, les pannes machine. Cet intermède de fin d’après-midi avec Mila est une récréation, mais c’est difficile désormais de le tenir.

Avec véhémence, Mila dit :

— Il ne faut pas vous sentir obligé de prendre ce créneau. Ce n’est pas nécessaire du tout. D’autant que plus tard, vous aurez moins de monde et vous pourrez aller jusqu’au club.

— Eh bien, effectivement. Je vais devoir le prendre plus tard.

— Euh. De mon côté, Pepito veut que je parte de bonne heure pour avoir une « vie sociale », elle grimace. Mais je travaille en rentrant chez moi ! Alors si ça ne vous dérange pas je peux moi aussi prendre le tram plus tard. On peut dire une heure plus tard. Ça vous irait ? En fait vous n’êtes obligé de rien. Euh. J’aime bien euh… discuter avec vous. Mais si vous ne pouvez pas, que vous avez d’autres projets, des choses à faire. Pas de soucis, je survivrai.

 

Edmond se cale contre la vitre pour faire face à Mila, qui est très agitée, toute rouge et posée sur une seule fesse.

— Eh ! Blanche Magnan, seriez-vous en train de demander à prendre le tram avec moi ? Ouaouh ! Si j’en juge par votre… embarras, ça ne vous arrive pas tous les jours.

Il rigole.

— Je suis donc très flatté !

Mila a mis ses doigts sur ses yeux, elle sourit.

Edmond :

— Pas facile de dire « s’il te plaît » ? Hein ? C’est plus facile de dire « tous des cons ». Même « merci », c’est plus facile !

— C’est pour cela que vous ferez un bon urbaniste, vous êtes un bon analyste ! Ce qui est effectivement très fort au vu de votre remarquable capacité d’auto-centrage !

— N’essayez pas de détourner la conversation, Magnan, c’est de vous dont on discute !

Edmond sourit en coin. Il dit :

— J’adore vous voir en difficulté. C’est très intéressant !

— Arrêtez vos salades, faut que je descende, il me faut du pain !

 

Ils sortent, Edmond pose sa main dans le dos de Mila et ils traversent ensemble. Mila entre dans la boulangerie et en ressort avec une baguette.

 

Alors qu’elle descend les marches, Edmond dit :

— C’est d’accord. Une heure plus tard que d’habitude, en début de ligne.

Mila baisse la tête, sourit, ravie.

— Vous voulez un bout de baguette ?

Edmond détache un quignon qu’il porte aussitôt à sa bouche.

— Est-ce que vous avez un peu de temps, là, maintenant ? demande-t-elle.

— … oui…

Mila s’éloigne et entre dans une autre boutique : pâtisserie orientale. Edmond la suit à l’intérieur. Elle est servie par une femme d’âge moyen, de type Moyen-Orient, Liban peut-être. Une femme beaucoup plus âgée sort alors de derrière un rideau. Elle porte un voile noir sur tout son corps sauf sur son visage. Ses yeux sont ocre, ourlés de khôl noir épais, ses mains sont toutes dessinées d’arabesques et de signes au henné ambre. Elle fixe intensément Edmond et s’adresse à lui dans une langue inconnue. La dame à côté d’elle se met à préparer un autre petit paquet.

— Ma mère trouve que le garçon est trop mince.

Elle tend le petit paquet à Edmond.

Edmond ouvre grand les yeux, la vieille dame parle encore et la plus jeune traduit :

— Vous avez de très beaux yeux. Des yeux sensibles et bons.

Mila s’est mise sur le côté, spectatrice de cette jolie scène où Edmond est visiblement mal à l’aise.

Dehors.

— C’est un coup bas de mademoiselle Magnan ?

— Ah non non non, Je n’y suis pour rien ! Mmh, vous étiez très troublé ! Ce qui est étonnant : j’aurais juré que recevoir des compliments était pour vous une seconde nature.

— Eh bien non, pas des comme ça. Par des euh... personnes âgées. Vous me trouvez trop mince ?

Mila éclate de rire.

— Non, vous êtes très bien. Elle voulait que vous goûtiez ses pâtisseries.

— Très bien comment ?

— Oh ! Arrêtez, je n’y suis pour rien si vous vous faites draguer par des mamies ! Est-ce qu’on peut passer par le parc ?

— Ça fait déjà trois questions ce soir. Vous avez mis une croix sur le calendrier ?

— Vous êtes insupportable !

Edmond attrape la main de Mila et la fait traverser derrière lui.

— Venez, on va voir les canards !

 

Ils entrent par la grande grille vert foncé et longent l’enceinte par l’est, contournant le lac.

Edmond s’assoit sur un banc.

— C’est l’heure du goûter ! se moque-t-il.

Chacun ouvre son paquet de gâteaux gras et sucrés.

Edmond :

— Hum ! C’est bon ! Qu’est-ce-que vous avez fait avant d’atterrir chez Pepito ?

Mila le regarde, ricane, baisse la tête et dit :

— Quand j’ai arrêté de travailler comme ingé’, elle incline la tête vers lui, j’étais avec un garçon. On faisait des marchés.

Edmond est surpris mais rassuré. Problèmes, s’il y a eu, ne sont pas très anciens. Quelques mois et elle avait une vie de femme normale.

— C’est de là que ça vous vient le goût du froid, tout ça ?

— C’est possible.

— Et après ?

— Après ? Ben, un maraîcher avec qui j’avais sympathisé…

— Oh ?

Mila le frappe à l’épaule.

— J’ai fait le maraîcher pendant… eh bien, jusqu’à ce que j’arrive chez Pepito.

— Parce que vous cherchiez des beaux choux à dessiner.

Mila baisse la tête et regarde devant elle.

— Qu’est-ce que vous dessinez d’autre que des choux ?

— Des pelouses !

— Des pelouses ! Il ricane. Moi, je dessine des gratte-ciels et des maisons. Des voitures aussi, un peu.

Il plante ses yeux dans les siens et d’une voix suave, lui dit :

— Vous, je suis sûr que vous dessinez autre chose, des choses beaucoup moins communes.

Mais Mila a baissé sa tête et fermé ses lèvres. 

— Vous ne me direz rien, c’est ça ? demande-t-il.

Ils mangent.

Edmond :

— N’empêche. Je ne suis pas maigre, je ne crois pas !

— Non, c’est sûr ! Pour vos yeux par contre…

Son regard papillonne, sa respiration se fait chaotique, elle baisse la tête. Et comme on avoue avoir pris le dernier chocolat d’une boîte, elle dit :

— Vous avez de très beaux yeux…

Edmond se tait. Le bras allongé sur le dossier du banc vers Mila, il attend.

Et puis brutalement, d’un air se voulant très détaché, il dit :

— Au moins, on est fixés tous les deux, vous êtes folle de moi !

— Non ! Non ! elle rit. C’est quand même pas possible ce que vous êtes narcissique !

Elle se tourne vers lui, le regarde et décrit un cercle avec les gants autour de son visage.

— Vos… cheveux courts vous vont bien. Mais ça vous fait un regard dur, elle fronce les sourcils. Je préférais quand vous aviez les cheveux…

Elle incline la tête, levant un peu l’épaule, elle ouvre les doigts de sa main.

— … plus longs.

Edmond la regarde, non plus joueur du tout.

— C’est la plasticienne qui parle ou bien la femme ?

Mila déglutit.

 

Edmond sait qu’il est impulsif, qu’il a le contact facile. Mais là c’est plus fort que lui. Mila lui a parlé de son corps, de son visage. Elle l’a donc regardé.

Jusque-ici, il pouvait penser qu’elle appréciait sa compagnie, son approche des chantiers, ses compétences. Mais elle n’a jamais abordé ce qu’il lui avait dit lors de la soirée d’inauguration, à savoir qu’elle était belle, qu’il avait envie d’elle. Ni le fait qu’il l’ait prise dans ses bras. Il se souvient clairement de l’avoir prise dans ses bras.

C’était quoi, il y a trois semaines déjà.

En général, quand un truc doit se passer entre un mec et une nana c’est dans la semaine. Là rien. Des nèfles. Il n’a donc rien à perdre.

— Ils vont repousser, vous me trouverez beau encore après.

Mila sourit, ferme les yeux à demi et secoue la tête.

Edmond s’approche et pose une main dans son cou. Mila le regarde effarée et se met à frissonner. Il glisse les doigts dans ses cheveux, le pouce sur le lobe de son oreille.

— Et moi je suis content que vous ayez gardé vos boucles d’oreille.

Mila est éberluée, suspendue à ce contact, à cette sensation dans son cou.

Ils restent comme ça jusqu’à ce que Mila ne puisse plus soutenir son regard, c'est-à-dire très vite.

Edmond se lève alors et attrape sa main.

— Allez venez, sinon je vais manger tous ces gâteaux.

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