52 Brocéliande - Etiquette

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TROISIEME PARTIE : BROCELIANDE 

Jeudi 9 Novembre.

Edmond se gare sur le parking du golf. Il ouvre le coffre, sort le sac, le chariot. Se chausse. Il vérifie qu’il a tout dans les cinquante poches, petites, grandes, latérales, centrales, sur le dessus, sur le dessous. Les tees, quelques balles, l’épuisette, le parapluie, une bouteille d’eau, des barres de céréales, des abricots secs, la petite serviette propre, un peu d’argent.

Il met le gant dans sa poche de pantalon et place le sac sur le chariot. Il fait humide, le temps est menaçant, le vent très froid. Il fourre son imperméable dans une poche, ferme le coffre et s’avance vers le club house.

— Edmond !

— Monsieur Niel.

Ils se serrent la main.

M. Niel :

— Mon client ne sera pas là, nous ne serons que deux à golfer. J’espère que le temps va se maintenir, sinon ça va être coton ! Mademoiselle Magnan n’est pas avec vous ?

— Non, elle nous rejoindra au départ.

 

Mila se gare sur le parking du golf. Il y a des grosses voitures bien clinquantes et des plus petites. Elle se rappelle la 4L du pro du golf du Pian.

Elle descend. Sac à dos, imper, son bonnet, son carnet, et à l’arrière de la voiture, elle enfile ses chaussures de golf noires avec la languette rabattue très british sur le dessus.

Elle respire profondément. La voiture d’Edmond n’est pas là. Elle a un peu de temps. Elle avance vers le club house et repère le départ du parcours.

Tout un tas de souvenirs lui reviennent. Sans clubs, sans chariot, sans le gant pour la main droite, elle se sent touriste. La sensation est celle de la tristesse.

Les mains dans les poches, elle avance dans la direction indiquée par le panneau : « practice ». Elle repère les box en bois et les balles qui fusent sans cible dans le champ qui leur fait face. Elle s’arrête. Comment les voir sans être vue ? Pas simple. Elle n’est même pas sûre qu’ils soient là. Elle rebrousse chemin, direction le trou numéro un.

Elle aperçoit un groupe de quatre personnes. Deux hommes deux femmes qui se préparent au départ. Ils discutent, joviaux. Ils peuvent encore le faire, parce qu’une fois sur le parcours, c’est motus et bouche cousue. Le golf n’est pas un sport pour les démonstratifs.

Elle soupire, sourit.

Emmitouflée dans ses sensations, dans ses regrets, elle ne voit pas Henri Niel et Edmond arriver.

— Mademoiselle Magnan, enchanté, je suis Henri Niel !

Un homme bedonnant aux yeux très foncés, aux cheveux poivre et sel, et de la même taille qu’elle à peu près, lui tend la main.

— Monsieur Niel, bonjour, Blanche Magnan.

— Bienvenue sur le parcours.

Le souffle court, Mila croise les yeux clairs et scrutateurs d’Edmond. Il sourit de son sourire enjôleur. Mila rougit, baisse les yeux.

— Mila.

— Edmond.

Ils se serrent la main, professionnels. Edmond conservant sa main dans la sienne, essayant tout du moins, celle de Mila s’échappant.

— Mademoiselle Magnan, alors vous n’avez pas voulu vous mesurer à nous. Vous n’avez pas osé ?

— Oui, effectivement. J’ai craint de trop vous impressionner et que vous ne perdiez tous vos moyens !

Monsieur Niel rit.

— Oh ! Il me faut peu de choses pour perdre tous mes moyens au golf ! L’important est que nous passions un bon moment et que nous ne prenions pas trop la pluie.

— Votre client n’est pas présent ?

— Non, en effet, son avion est cloué au sol en Amérique. Tempête de neige ! J’espère que vous êtes bien couverts. Parce que si on échappe à la pluie, on n’échappera pas au froid ! Allez Edmond, c’est parti. À vous de commencer !

Edmond sort son driver du sac, le club le plus long avec la plus grosse caisse de résonnance.

Il plante le tee, pose une balle dessus. Il se met en place et fait un coup d’essai qui fouette l’air dans un « fouauh » très convaincant.

Mila, derrière lui, le regarde, un sourire aux coins des yeux. Et selon le strict respect de l’étiquette, ni elle, ni monsieur Niel, ne bougent pendant qu’Edmond tape sa balle.

La balle parfaitement tapée, vole, droite. Superbe.

Monsieur Niel :

— Très bien tapée.

— Merci.

Edmond ramasse son tee, la jambe en arrière en balancier. Il range son club dans le sac et se pose près de Mila pendant que monsieur Niel se prépare à jouer sa balle. Et sans bouger, à côté d’elle, il sourit comme un coq.

 

Trou N° 5.

Le vent s’est levé, il fait très très froid.

Les coups de monsieur Niel sont courts mais fiables. Pas de balle dans les arbres, dans les herbes hautes, dans le sable, dans l’eau.

Pour Edmond en revanche, les choses se compliquent trou après trou, coup après coup. Il souffle, bougonne. Mila l’observe. Il porte un t-shirt synthétique manches longues col cheminée zippée, une veste sans manche en téflon et un pantalon bien long qui couvre bien ses chaussures. La tenue du parfait golfeur. Tout en noir, comme elle.

Il est bon technicien, plus à l’aise sur les longs coups tout en vitesse et puissance, que sur les coups plus techniques qui malheureusement pour lui, se multiplient au fur et à mesure des trous franchis.

Le golf est aussi un sport de vitesse. Sitôt après avoir tapé, chaque joueur doit avancer et se poser juste derrière la ligne imaginaire de la prochaine balle rencontrée sur le parcours. Chaque groupe doit tenir le rythme sous peine de freiner le groupe qui arrive derrière.

Le groupe de devant n’avance pas très vite ; monsieur Niel et Mila en profitent pour échanger sur le travail, sur Edmond, pendant que celui-ci rage et cherche ses balles. Ce parcours est une vraie détente pour monsieur Niel. Il est très heureux de partager cela avec deux « jeunes gens ». Et tous les trois ont de la chance, ils n’ont personne derrière eux.

 

Trou N° 7.

La pluie s’est mise à tomber, drue. Henri fixe son parapluie sur son chariot, Edmond s’approche de lui et déplie le sien. Mila est à dix mètres d’eux en train de griffonner sur son carnet. Henri regarde Edmond, s’attendant à ce qu’il l’appelle pour s’abriter sous l’un de leurs parapluies, mais Edmond regarde Mila et ne dit rien.

— Elle va rester sous la pluie ?

— C’est une femme qui aime bien la pluie et son carnet est amphibie !

Edmond se pince les lèvres, lève une épaule, les sourcils, d’un air de dire : c’est comme ça, c’est fou, hein ?

— Il faut que je lui en trouve un comme les plongeurs, qui va sous l’eau… !

— Blanche, amenez-vous, vous allez vous tremper !

Mila approche d’eux, les joues en feu, rayonnante. Elle se met sous le parapluie d’Henri.

— Edmond me dit que vous aimez la pluie !

Mila baisse la tête et sourit.

— Oui, c’est vrai.

Et tandis que la pluie ralentit, que Henri se place pour taper sa balle, que Mila reste sous son parapluie, Edmond ne la regarde pas, impassible, fier.

 

Trou N°10.

Monsieur Niel s’arrête et pendant qu’il consulte ses messages, Edmond rejoint Mila. Il range le putter utilisé pour finir le trou précédent, ouvre une poche magique et sort le bandeau noir de Mila.

— Tenez !

Mila, surprise, souffle, hausse les sourcils, elle dit à peine :

— Merci.

— Alors comment je suis, un petit ou un grand 15 ?

— Humm. Je pense que vous ne tenez pas bien la pression !

Elle éclate de rire. Edmond, la bouche pincée, un sourire au coin des lèvres, la laisse se moquer de lui.

— Vous avez de grands bras de levier, ça vous aide, mais dans le sable ça ne vous sert pas trop. Je crois que je vais vous aider à passer le râteau pour que vous gardiez vos forces.

Monsieur Niel :

— Allez c’est bon. On reprend ?

Ils repartent. La situation empire pour Edmond qui oublie complètement l’étiquette et commence à manifester clairement son mécontentement, en balançant ses clubs, en donnant des coups de pied dans des ballons imaginaires et en levant les yeux au ciel en jurant.

Monsieur Niel :

— C’est un garçon très posé d’ordinaire ! Qui ne parle pas beaucoup…

Mila éclate de rire.

— Vous connaissez le golf, Edmond m’a dit ?

— Oui, j’en ai fait beaucoup.

— Pourquoi ne pas avoir voulu jouer avec nous ?

— Cela fait longtemps. Un parcours peut vite devenir une vraie galère. Je préfère faire cela toute seule. Mais je dois dire que vous voir jouer, me démange.

— Edmond, « les vrais golfeurs vont au bureau pour se détendre ». Ah et celle-ci, j’adore : « J’améliore mon jeu, j'atteins plus rarement les spectateurs ». Elle est bonne ? Moi, elle me fait rire à tous les coups.

 

Trou N°14.

Monsieur Niel se prépare à taper, immobile il dit :

— « Dans le golf, le problème, c'est la balle » ! Ça, c’est Churchill.

Il tape une balle droite et assez longue.

— Vous voyez Edmond, c’est facile le golf. « C’est 20 % de technique et mécanismes, les autres 80 % sont philosophie, humour, tragédie, romance, mélodrame, amitié, camaraderie, contrariété et conversation »…

Edmond se place après son coup d’essai et tape sa balle. Elle part loin, haute, fusant dans un bruit grisant « fizzz ». Il s’exclame :

— Ah… !! Quand même… !!

Mila s’approche de monsieur Niel.

— Je peux vous prendre un club ? chuchote-t-elle.

Henri lui tend un club et lui dit avec un clin d’œil :

— Faites-vous plaisir !

Mila articule : merci.

Monsieur Niel tape et sa balle vole un peu, roule beaucoup. Ils avancent tous les trois.

Et pendant qu’Edmond se positionne près de sa balle et s’apprête à la jouer, Mila loin dans son dos, fait un swing sans balle.

Henri et Edmond, appuyés sur leurs clubs, sifflent et applaudissent.

— Mademoiselle Magnan, combien étiez-vous avant d’arrêter de jouer… ?

Mila regarde Edmond.

— J’étais 4 [1].

Edmond porte la main dans ses cheveux, vexé. Il se met à crier en plein parcours de golf, frustré, furieux.

— C’est pas vrai… ! Ça fait deux fois que vous me faites le coup… Y’en a beaucoup des infos que vous cachez comme ça !

Mila :

— « Le défi du golf, c'est d'accepter d'être imparfait ». Ça c’est de Jack Nicklaus.

À Edmond, elle dit :

— Je n’ai pas touché un club depuis quatre ans, calmez-vous ! Je n’y suis pour rien si ce n’est pas votre journée !

Henri lui tend la main, riant.

— Je vous félicite Blanche. Très joli swing.

Henri à Edmond :

— Edmond, Blanche va nous mettre la misère !

Edmond tape finalement pas trop mal son coup ; ils poursuivent et arrivent au trou numéro 17.

 

Trou N°17.

Henri tape, une belle balle.

Edmond se place, fait son coup d’essai, relâche ses épaules, tape sa balle.

Et non… La balle est restée là, sans bouger.

— Air Shot !

Mila éclate de rire, pliée en deux, Henri rit de bon cœur et Edmond les regarde calmement tous les deux, les mains sur les hanches.

— Je vais me mettre aux fléchettes. Aux mots croisés ou aux fléchettes.

Mila s’approche de lui. Elle se met à sa droite, le regarde dans les yeux, fort, avec tendresse, et lui dit de poser ses mains imbriquées l’une dans l’autre sur le manche du club. Edmond se laisse faire. Elle déplace ses doigts, un par un, et la paume de sa main sur le manche. Elle prend son poignet, le tourne un peu, place bien son pouce. Elle lui donne un petit coup avec la main derrière chaque genou et appuie sur ses cuisses pour les lui faire plier davantage, elle pose sa main dans sa nuque pour la lui faire baisser. Elle dit :

— Essayez comme ça.

Mais Edmond se redresse tout à fait et la défie d’un air suffisant. Mila sourit largement et recommence ses petites pressions sur ses cuisses, derrière ses genoux, sur ses doigts, son poignet et sur sa nuque.

Reprenant ses mots à lui, elle dit :

— Prenez le risque, essayez !

Edmond reste en place et tape. Une balle Fa-Bu-Leuse.

Henri sourit, Mila baisse la tête, et tous les deux avancent. Edmond ramasse son tee, range son club dans le sac et court rejoindre Mila en tirant son chariot dans un chambardement de « clinngg clinngg clinngg ».

— Et vous avez attendu le 17 pour me dire que vous étiez 4 et pour vous décider à me sortir du trou... Vous êtes gonflée quand même… !!

— C’est que j’aime bien vous voir dans la panade…

— Hum ! Le 18, vous le faites avec nous !

 

Trou N°18.

Henri tape sa balle, droite, pas très longue mais en plein sur le parcours.

Edmond se place et regarde Mila, hésitant à appliquer ses consignes. Il les applique pourtant, plie les genoux, baisse la tête et tape sa balle qui s’envole avec un bruit fameux, droite, basse, et très longue, et elle court, elle court. Il s’approche de Mila, tout près et lui chuchote :

— Vous n’avez pas intérêt à me refaire un coup pareil… !

Et du tac au tac, Mila répond :

— Geen dank [2].

Il lui présente un tee avec une balle au creux de sa main ouverte et Mila les saisit, fuyant ses yeux.

— Qu’est-ce que vous voulez comme club ?

— Euh, un petit, vos clubs sont un peu longs pour moi.

Henri de loin :

— Blanche, tenez, servez-vous.

Henri lui présente son sac et Mila choisit le driver. Elle pose le tee, la balle, se place de part et d’autre, elle relâche les épaules et sans le moindre coup d’essai, lance un swing qui balance une balle magnifique.

Le pied gauche tout vrillé, le pied droit en arrière sur la pointe, le club en l’air bien à la verticale. La balle tombe, roule et s’arrête presque aussi loin qu’Edmond. Un peu moins loin néanmoins. Et de nouveau Henri applaudit, admiratif.

Henri :

— Eh ben, dites-donc…

Edmond, les bras croisés, une fesse contre son chariot, un sourire aux lèvres, secoue la tête.

Ils finissent le trou, récupèrent les trois balles et se serrent la main en se félicitant mutuellement pour le parcours réalisé.

Henri :

— Nous ne sommes pas en avance, les enfants. Si on veut avoir le temps de discuter cet après-midi et que vous alliez sur le terrain avant les intempéries prévues ce soir, faut pas qu’on traîne. Je vous propose de passer à table tout de suite. On prendra la douche après.


[1] Au golf, plus l’index est un nombre petit, meilleur est le niveau.

[2] Signifie « de rien » en néerlandais.

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