71 Brocéliande - Bonheurie

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De la musique leur parvient du bar et de la piste de danse.

Soirée accordéon.

Edmond baisse la tête.

Il a réclamé un programme au serveur ce soir. Mais le groupe de vieux l’a devancé.

Personne n’est sur la piste.

Et puis des hommes du groupe parlementent avec le serveur. La musique change alors du tout au tout et des accords des années 70 prennent le relais. Edmond sourit et sa cuisse commence à taper sur la chaise.

Et puis, l’alcool aidant, Mila ne se pose plus de questions, elle l’invite à danser.

Elle joue avec lui, s’approche, s’échappe, se frotte, s’éloigne.

Dès qu’il le peut, Edmond reprend les rênes de l’animal. Il la fait tourner autour de lui, sûr et centré comme un astre, Mila près de lui, attirée comme un papillon vers la lumière.

Ils dansent comme on respire : inspirer, expirer…

 

Accoudés au comptoir tous les deux à boire un verre, Edmond exige qu’elle ne bouge plus. Il s’éloigne, discute avec le serveur puis monte sur l’estrade et décroche le micro. Il se met à chanter. Du Johnny, et une seule chanson, Gabrielle [1].

Alors qu’il redescend, ses jeunes groupies du groupe l’interceptent et le font remonter manu militari sur la scène. Edmond compose alors son tour de chants made in années 70.

 

Mila, au comptoir, ne voit pas comment elle va pouvoir survivre à tout ça.

Elle réfléchit qu’on est vendredi. Que lundi il faudra retourner au boulot, dans son appart’ en face de l’arrêt du tram. Comment la descente va-t-elle se faire ? La dégringolade. À quelle vitesse ?

Pourtant il est bien là, Edmond, sur l’ordinateur de l’estrade, comme aujourd’hui sur l’ordinateur où il a travaillé. C’est quoi cette vie où tout est mélangé, la vie avec lui, le travail, le plaisir. Tout dans la même unité de temps.

Putain, la chute va être terrible. Le retour aux choses de la vie raide raide raide.

Ouais, parce que ce n’est pas la vie. Non, c’est pas la vie, ça.

La vie c’est plus un gris sale, un ton rompu, plutôt qu’un rose Bengale, un bleu Roy, un jaune orangé chaud.

Mais lui, Edmond n’a pas cela en tête. Ni en tête, ni nulle part.

Peut-être… peut-être que sa vie à lui, est en couleur des années 70 justement, du jaune, de l’orange, du rose, du bleu, du vert. Des couleurs vraies, posées les unes à côté des autres, existantes, vibrantes chacune. Comment cela serait-il possible ? Comment peut-on vivre en couleur ? Ici c’est facile, ici à l’hôtel. Mais de retour, demain, ça sera quoi ?

Et puis un homme demande Mila sur la Terre. Un homme puis un second. Ils l’invitent à danser. Ils la touchent et Edmond bafouille. Les jambes écartées, les deux mains sur le micro, la voix mal calée sur la musique, il interpelle ses cavaliers, les prévient.

Lorsque Mila, libérée, retourne au comptoir, Edmond au micro s’adresse à elle directement.

— Maintenant, si tu veux bien t’asseoir et ne plus bouger… !

La salle rit. Mais pas Edmond, qui entonne un slow, Kozmic Blues de Janis Joplin [2].

 

Puis l’ordinateur prend la suite et Edmond rejoint Mila.

Elle le félicite, lui dit qu’il a une voix magnifique, qu’elle ne devrait pas le lui dire parce que cela va encore lui monter à la tête.

Edmond lui dit qu’il est plutôt du genre jaloux, qu’il préfère que sa nana reste près du bar, qu’elle l’écoute et qu’elle l’attende. Comme faisaient les autres. Et quand Mila éclate de rire sur cette dernière phrase, Edmond, lui, ne rit toujours pas.

Et cette fois, c’est lui qui l’entraîne sur la piste.

Il est directif. Leurs pas ne sont pas bien accordés. Mila ne sait pas se laisser mener, elle ne sait pas anticiper ses gestes et ce qu’il attend d’elle. Edmond n’exprime rien, mais il continue à la faire tourner sous son bras ou autour de lui, à prendre sa main gauche ou la droite. Mila rigole, parfois désarçonnée, elle l’enlace et le prive de son effet. Elle lui extirpe des sourires.

Elle se concentre ensuite pour reprendre la partition où il la dirige et où elle est d’accord. Elle offre à Edmond ce qu’il réclame : son adhésion sans condition. Et petit à petit, leurs mouvements s’harmonisent. Mila décode ses gestes et elle y répond comme il le souhaite.

Alors Edmond se rassure, ses bras s’allongent, il la lance plus loin et la garde contre lui moins longtemps. Il sourit et lui parle de nouveau.

Et lorsque les slows reviennent, il ouvre sa main vers elle, contre sa cuisse, sans sourire et sans bouger. Il attend qu’elle s’approche, et quand elle est contre lui, il l’enferme dans ses bras, verrouille sa tête sur la sienne et Mila éteint ses yeux.  

 

Des corps à corps avec Edmond. Des corps à corps doux et calmes. Des balades, avec sa chemise pleine de son odeur, de sa transpiration, de son parfum. De ses sucs tout mêlés. De cette chaleur aussi, de l’énergie stellaire de son torse. Même ses cuisses rayonnent. L’autorisation de toucher ses cheveux et sa peau. De poser son corps contre le sien. Et d’imaginer que, pour lui aussi, c’est un enchantement.

 

Mila a soif.

Elle a la soif de la peur. La soif qui cherche du réconfort dans la chaleur de l’ivresse.

Il est tard, il fait nuit. Elle est fatiguée.

Angoissée parce que, comme prévu, demain tout cela sera terminé.

De retour à Nyons, tout sera différent.

Elle ne parvient pas à envisager autre chose. Elle ne voit même pas Edmond dans sa vie à Nyons. Il n’y a pas de place pour eux dans sa vie à Nyons. C’est chausser un 43 dans un 38. Ça loge pas.

Cela tourne en boucle dans sa tête, avec les mêmes mots, le même terminus.

Et puis il y a l’alcool.

L’alcool, la fatigue, le bonheur.

Ouais. D’ailleurs le bonheur c’est mesquin.

C’est des coups à vous laisser en plan et à poil en plein boulevard un samedi après-midi. Ça laisse tomber très facilement, le bonheur. Ce n’est pas ce qu’il y a de plus fiable comme ami, le bonheur.

Ça vous ramasse comme une fleur, comme une plume toute légère, et ça vous lâche. « Fizzz ». Tellement que lorsque vous arrivez au sol, vous y arrivez avec tellement d’élan que vous rebondissez.

« Blang blang blang ».

Quand le bonheur se casse, qu’il va voir ailleurs, vous ne vous écrabouillez pas par terre. Non, vous vous écrabouillez en rebondissant. Et en fait, vous vous écrabouillez plusieurs fois. Ça fait cher le voyage en Bonheurie.

Et là, vue l’altitude à laquelle elle est déjà, elle sait d’expérience qu’il y aura au moins un rebond. Soit deux crashs !

Si c’est sur le même côté, il y aura des cailloux bien profond dans les plaies.

Et si c’est sur les deux côtés, ce sera compliqué de dormir, de se laver, de s’habiller, de marcher, de s’asseoir. Oui, ça va être un sacré merdier.

Parce que, même quand on est malheureux, il faut continuer à vivre. Hum. C’est idiot comme concept et ce n’est vraiment pas pratique. Mais faut continuer à se lever, à se nourrir. Et comme quand on est malheureux, on ne peut pas être malheureux 24/24, y’a des trucs de la vie courante qu’il faut continuer à faire. Les courses, le plein d’essence, aller bosser, parler avec des gens aussi. Même si on n’en a pas envie et qu’on n’en a rien à foutre de leur gueule. Des fois, y’a vraiment pas le choix. Pour acheter du pain par exemple. Et tout ça, quand on est malheureux, ben ça coûte !

Et alors quoi ? Bourrique !

Fallait pas faire des footings dans le parc, fallait pas venir jeudi, fallait pas rester à l’hôtel.

Et voilà, et c’est tout !

C’est vraiment ça que tu aurais dû faire ? Rester dans ta cave ?

Tu veux lui rendre tous les mètres d’altitude à Edmond ?

Ouais tu vas te ramasser, par terre, comme t’as toujours fait. C’est comme ça.

Vois les choses du bon côté, tu penses toujours que tu ne vas pas y arriver et finalement, regarde, tu es encore là : vivante. T’arrives même à jouir, tu vois bien !

Tu te sous-estimes !

Tu vas te ramasser et tu vas t’en remettre ! Comme à chaque fois.

Tu as encore ce soir, cette nuit, peut-être un peu demain matin. À toi de voir. Tu peux d’ores et déjà penser aux brûlures, aux plaies, aux larmes et à l’isolement.

Ou tu peux continuer à faire comme tu fais depuis hier : l’autruche.

Ouais, t’as peut-être intérêt à vivre aujourd’hui et attendre demain pour mourir.

 

Mila écrase deux larmes et finit son verre. Edmond l’a rejointe, une main posée dans le bas de son dos. Il voudrait qu’ils montent.




[1] Gabrielle, de Johnny Hallyday. https://www.youtube.com/watch?v=eZWigBKC1i8

[2] Janis Joplin est surnommée la « Mama Cosmique » ou « Pearl », elle a personnifié le Flower Power des années 1960, et le son de San Francisco. Chanteuse également arrangeur, peintre, danseuse et musicienne. Associée à Jimi Hendrix, Jim Morrison et Brian Jones, tous morts à vingt-sept ans, après une courte vie mais une fulgurante carrière, évoquant l'existence d'un Club des 27. https://www.youtube.com/watch?v=doohZfdU8uM

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