Ils roulent dans le labyrinthe de sens interdits du centre-ville et entrent dans une rue bordée de maisons en pierre toutes mitoyennes les unes des autres. Edmond gare la voiture. Deux fenêtres symétriques encadrent une porte d’entrée vitrée, la maison est éclairée.

Il descend, Mila se contorsionne pour ne pas frotter la portière contre le crépi du muret. Elle s’engouffre par la portière arrière et attrape la bouteille de Jack. Edmond déjà, verrouille la Range. Il n’a pas desserré les dents depuis qu’ils sont partis.

 

Lynda et Fabrice finissent de mettre leurs enfants en pyjama.

— « Drrrrinnnn »

Fabrice ouvre sur Edmond qui cache pour un moment encore, une femme assez grande.

Fabrice :

— Entrez ! Salut Léo ! Mademoiselle !

— Salut Fafa.

Ils se serrent la main.

Mila :

— Bonsoir !

Fabrice découvre alors cette jeune femme. Pas si jeune, les cheveux courts, clairs.

Lynda sort de sa cuisine. Elle découvre Mila très surprise. Edmond n’a pas dû la prévenir de la couleur de sa peau. Son sourire est sincère, elle est juste étonnée.

Elle embrasse Edmond d’une accolade familière et s’approche de Mila, lui tend la main, se ravise.

Lynda :

— Je t’embrasse, ça ne t’ennuie pas ?

— Non, bien sûr, bonsoir !

Edmond en retrait, d’une voix gênée :

— Lynda, je te présente Mila. Mila, Lynda.

La voix de Mila est chaleureuse, naturelle :

— Enchantée !

— Enchantée également.

Mila lui tend alors la bouteille de Jack.

— Tiens. S’il te plaît.

Lynda fait un clin d’œil à Edmond.

— Oh ! Merci Beaucoup !

Elle confie la bouteille à Fabrice et retourne dans la cuisine.

Trois enfants déboulent du couloir et courent se serrer contre Edmond.

— Salut Marie, salut Louise. Oh ! Tooony !

Ils disent timidement bonsoir à Mila de plus en plus surprise.

Fabrice s’adresse aux enfants :

— Allez, déguerpissez !

Fabrice :

— Asseyez-vous, qu’est-ce que je vous sers ?

Edmond pénètre dans la pièce, se déshabille et pose son manteau directement sur une chaise de la table de salle à manger. Mila l’imite. Il file ensuite rejoindre Lynda dans la cuisine, laissant Mila, là, pantelante dans le séjour.

Fabrice :

— Je peux te proposer un whisky, un martini blanc...

— Un martini blanc ! S’il te plaît.

— Et pour Léo, ce sera un whisky.

Fabrice sort une bouteille et deux verres qu’il pose sur la table basse entre le canapé et la TV. Il crie :

— Ma gazelle, tu bois quoi ?

— Un pineau !

Fabrice file à son tour dans la cuisine. Il échange un sourire discret avec Lynda, et chacun ouvre un placard.

Mila reste seule dans le séjour. La maison est en désordre. Des jouets d’enfants traînent un peu partout, des prospectus de publicité, des cahiers d’école, des coloriages entamés, des ciseaux, des gommes. Mila se sent bien dans cette maison, elle est  comme celle d’Edmond.

 

Tous les trois sortent finalement de la cuisine. Lynda s’assoit sur un fauteuil, Edmond au centre du canapé, Mila à côté de lui. Fabrice tire un pouf de sous la table et s’assoit en face d’eux, il sert chacun des quatre verres et il observe Mila.

Elle s’est assise à côté d’Edmond, mais pas spécialement très près, les mains sur les cuisses, les cuisses serrées, le bout des fesses sur le bord du canapé, le visage souriant mais pas spécialement enjoué.

Edmond, lui, est carrément tendu. Il trône à son habitude mais n’a aucune attention pour elle, peut-être même de la réticence. Elle est belle pourtant, un visage très ouvert, de beaux yeux en amande, elle porte un jeans, des bottines plates et un pull crème décolleté. Comment dirait Lynda ? Angora ? C’est la première nana qu’Edmond ramène qui ne va pas l’obliger à trouver une autre place qu’en face de sa culotte sous sa jupe trop courte.

Anthony arrive en courant, il bouscule les jambes de Mila et saisit une poignée de chips.

Lynda gronde :

— Tony !

— Quoi… !

Fabrice :

— Allez file !

Le petit bonhomme disparaît dans le couloir avec son précieux butin. Mila rigole.

Fabrice :

— Je suis désolé, ils sont un peu turbulents. J’espère qu’il ne t’a pas mis des chips partout.

— Non, non, du tout.

Fabrice :

— Ça y est, la semaine est finie ?

Edmond répond froidement, Mila sourit mais ne dit rien.

— Oui !

Fabrice :

— T’as toujours beaucoup de boulot ?

— Oui ! J’ai du boulot.

Mila regarde la pièce, essaie de se donner une contenance.

Lynda dans le fauteuil en bout de table, a porté le verre à ses lèvres et ne dit rien non plus.

Fabrice :

— Moi, ça se calme. Et Lynda, elle fait toujours plein de bébés.

Mila se tourne étonnée vers Lynda qui la regarde alors.

— Je suis infirmière puéricultrice à l’hôpital.

Mila ouvre grand les yeux, elle échappe un « Ah » de surprise.

Edmond toujours version médecin légiste :

— Mila dessine des jardins.

Mila ne retient pas une moue de désapprobation. Edmond n’en tient pas compte.

— Elle espère avoir le nouveau chantier des Niel, avec moi.

Mila a baissé la tête dans un sourire forcé.

Quelqu’un tape à la porte d’entrée.

— « Toc toc »

Fabrice regarde Lynda et se lève pour ouvrir.

Fabrice :

— Chris ? Salut mon frère, qu’est-ce qui t’amène ?

Un homme grand, 1.8 m environ, blond et corpulent lui aussi, entre.

— Salut Fafa, faut que je t’emprunte ton échelle trois brins.

— Bien sûr ! T’as deux minutes pour boire un coup avec nous ?

— Ouais mais vite fait alors !

L’homme entre dans le séjour, tout le monde s’est levé. Edmond est raide, pire encore que précédemment.

Christophe :

— Ah ! Léo ! Mais bien sûr, j’aurais dû m’en douter… la grosse Range dehors, elle est à toi forcément !

Il avance dans le séjour et embrasse Edmond virilement.

Christophe :

— Salut petit frère, comment tu vas ?

— Salut Christophe.

La voix d’Edmond n’a rien de jovial. Fabrice fronce les sourcils et croise le regard suspicieux de Lynda.

Christophe embrasse Lynda et se tourne vers Mila.

— Bonsoir…

Edmond ne fait aucune présentation, alors Mila lui tend la main et Christophe la lui serre, le regard pensif.

— Blanche Magnan, bonsoir.

— Je vous connais, je vous ai déjà vue quelque part !

Edmond en retrait a crispé ses mâchoires, verrouillé ses épaules.

— C’est possible. Je travaille pour l’entreprise Dubois.

— C’est ça ! Vous êtes l’emmerdeuse de chez Dubois !

Mila éclate de rire, de son rire cristallin, fermant ses yeux, la bouche grande ouverte sur ses incisives écartées. Edmond se passe les doigts sur les sourcils. Fabrice et Lynda les regardent tous les trois.

— C’est moi !

Christophe rit à son tour.

— Et donc tu es la nana d’Edmond ?

Mais la réponse ne l’intéresse pas.

— T’imagines pas, je te tutoie hein, ça ne te dérange pas, ce que j’ai entendu à ton sujet !

Mila, libérée désormais, hoche la tête plusieurs fois.

— Si ! Je crois que j’imagine !

Christophe se tourne vers Edmond.

— Et donc vous vous êtes rencontrés sur un chantier !

Edmond a posé un doigt sur sa bouche.

Mila le regarde, Edmond ne dira rien là non plus. Peu importe. Ce soir, plus qu’aucun autre soir, elle n’a rien à perdre.

Mila :

— Sur celui du Palais des Congrès.

— Ah c’est ça ! Il paraît que tu notes toutes les conneries que les gars disent et font, et que tu rapportes tout au chef de chantier.

— Non !! C’est n’importe quoi. Quand j’ai un truc à leur dire, je leur dis. C’est tout.

Christophe regarde Edmond en souriant. Et l’œil taquin, il se tourne vers Mila.

— Et Léo, tu lui as fait sa fête aussi ?

Mila se tourne un peu vers Edmond, elle rit mais ne dit rien.

Ils échangent un regard. Celui d’Edmond s’est adouci un peu.

Edmond :

— Elle m’a traité de coq de basse-cour. De mâle dominant aussi. Elle m’a dit que j’étais trop arrogant pour voir ce que j’avais sous le nez.

Christophe éclate d’un rire chantant, bruyant. Lynda et Fabrice ouvrent grands leurs yeux.

Mila regarde Edmond :

— Et toi tu m’as dit…

Elle le refait empruntant sa voix et son attitude hautaine, persiflant.

— « Magnan, vous êtes insupportable. C’est un lieu pro ici. »

Elle pointe un doigt vers elle-même.

— « S’il y a un truc qui ne vous convient pas, c’est moi que vous venez voir. 

Elle pointe ensuite un doigt vers lui. »

— « Je veux que vous foutiez la paix à mes équipes. Est-ce que vous m’avez bien compris ? »

Edmond pince ses lèvres pour retenir un sourire. Les quatre autres éclatent de rire.

Christophe, calme, à Edmond :

— C’est toi ! Y’a pas à tortiller !

Il s’adresse ensuite à Lynda et Fabrice :

— Bon, je vous laisse !

Il se tourne vers Mila, l’embrasse sur les deux joues.

— Très heureux de t’avoir rencontrée. Continue de t’occuper de Vallone comme ça, ça va lui faire du bien ! Et à bientôt sur un chantier !

— À bientôt !

Christophe serre la main d’Edmond et lui tape virilement dans le dos. Il suit Fabrice qui quitte la maison, Lynda file dans la cuisine.

Quand elle reparaît, un tablier autour des hanches, les mains d’Edmond quittent furtivement le visage de Mila.

— Vous mangez avec nous ?

— Non, Lynda, merci, juste l’apéro.

 

Lynda ramène deux ramequins de pistaches sur la table basse et Fabrice revient. Ils se rassoient tous les quatre.

Fabrice :

— Alors vous travaillez ensemble ?

Edmond a baissé la tête.

Fabrice :

— Pardon, je ne voulais pas me mêler de ce qui ne me regarde pas.

Edmond regarde Mila qui s’est tournée vers lui. Il dit :

— On a travaillé ensemble sur le Palais des Congrès et on va peut-être travailler ensemble sur le chantier des Niel.

Fabrice s’adresse à Mila :

— Comment il est, Edmond, sur les chantiers ?

Mila d’humeur joueuse toujours, répond :

— Parfait ! En tous points !

Lynda rigole.

— Mary Poppins !

Fabrice se penche et parle à voix basse, pour faire comme un huis clos entre eux deux.

— Tu crains des représailles ?

— Non. Plutôt qu’il ne comprenne pas ce que je pourrais dire !

Mila se retourne vers Edmond qui se mord à nouveau l’intérieur de la joue, Fabrice et Lynda éclatent de rire.

— Non. Il est très bien. Impartial, toujours tourné vers l’intérêt du chantier, et toujours disponible, quelles que soient les difficultés. Les gars l’apprécient beaucoup, ils le respectent. Ils ont confiance en lui.

Fabrice a haussé les sourcils, s’est renfrogné.

— Mila, il ne faut pas que tu dises des choses comme ça…

Il secoue la tête.

— Il va le croire, après !

Mais Mila confirme d’un hochement de tête, elle ajoute :

— En plus, il est très patient.

Fabrice, dans une grimace :

— Léo, patient ?

Il siffle. Lynda a croisé une jambe sur l’autre et s’est enfoncée dans le fauteuil en souriant d’un air énigmatique.

Fabrice regarde Edmond :

— Ben dis donc ! Tout ça pour toi ? Tu vas savoir gérer ?

Il fronce alors les sourcils, s’avance vers Mila.

— Tu parles bien de Vallone ? Edmond Vallone ?

Mila sourit. Edmond finit son verre et étend son bras sur le dossier du canapé au-dessus des épaules de Mila. Il essaie d’avoir un regard impassible mais les sous-entendus de Lynda et Fabrice sont trop lourds, même pour lui. Il lève la main en l’air.

— Je n’ai rien dit !

Fabrice :

— On ne va plus pouvoir t’appeler Léo, alors ?

Mila les observe tous les trois.

— On l’appelle Léo parce qu’Edmond ça fait trop sérieux.

Lynda s’avance sur le fauteuil.

— Moi je l’appelais Momon, mais il m’a dit que ce n’était plus possible.

Fabrice :

— Alors comme il est lion, c’est son signe astrologique, et qu’il fait de grosses grosses colères, on l’appelle Léo. Il t’a déjà fait une grosse colère ?

Mila regarde Edmond, fait une moue, en haussant une épaule.

— Non. Il s’énerve un peu. Des fois.

Fabrice et Lynda regardent Edmond et se regardent l’un l’autre. Fabrice fronce les sourcils.

— Il ne s’est jamais mis dans une très grosse colère ?

— Non. Mais on ne se connaît pas depuis longtemps non plus.

— Ah, oui !

— Je ne me mets plus en colère. C’est fini ça.

Fabrice :

— Oh ? C’est vrai ?

Lynda :

— C’est vrai que tu as l’air plus posé.

Fabrice :

— Moi, je vais continuer à t’appeler Léo.

Mila se tourne vers Edmond, elle ouvre la bouche, Edmond l’interrompt.

— Toi, tu m’appelles Edmond !

Elle ferme la bouche en pinçant ses lèvres, bombant ses pommettes, plissant les yeux, elle dit :

— D’accord, Momon.

Edmond l’enlace brutalement et frotte sa main contre son crâne. Mila s’est toute recroquevillée sur le canapé, les cheveux tout emmêlés,

Fabrice ouvre la bouteille de whisky et s’apprête à servir Edmond.

Mila s’adresse à Edmond :

— Qui est-ce qui conduit ?

Edmond tique un peu, comme une évidence, il dit :

— Ben, c’est moi !

— Humm !

— Quoi ?

— Alors c’est moi qui bois !

— Tu rigoles, c’est pas avec deux whiskys que je vais rouler à gauche !

Fabrice a reposé la bouteille sur la table, il les regarde tous les deux.

Lynda :

— Elle a raison !

Mila :

— Ou alors c’est moi qui conduis.

— N’y pense même pas !

— Allez !

— Rien du tout.

— D’accord, alors on rentre à pied !

— T’es malade ! Fafa sert moi un coup. C’est hors de question que je rentre à pied et c’est hors de question que je passe le volant de ma bagnole à une nana !

Lynda à Fabrice :

— Il n’a pas tellement changé en fait !

Mila :

— Vas-y Fafa, sert lui à boire, je vais m’occuper de lui taxer ses clés.

Edmond lève le menton.

— Tu n’y arriveras pas !

Mila sourit d’un air entendu.

— Qu’est-ce qu’on parie ?

 

Dans la voiture Mila trifouille le bouton de la radio, Edmond ronchonne.

— Arrête de toucher à ça et regarde devant toi.

Elle trouve un titre qui lui convient et cherche à monter le son.

Edmond :

— Ne touche pas !

Elle repose ses mains sur le volant, Edmond monte le son de Sugar de Robin Schulz. Mila commence à danser et chanter sur son siège en conduisant.

— T’es complètement allumée !

Il tourne la tête vers la vitre et mord ses lèvres.

 

Mila gare la Range, repousse le siège, attrape son sac et sort.

— Alors ?

Edmond pouffe.

— Alors quoi ?

— Je t’ai ramené sans abîmer ta voiture.

— J’aurais très bien pu nous ramener tout seul.

— C’est sûr ! Elle est pas mal, faudra que tu me la prêtes !

Edmond ricane.

Mila :

— Heureusement que tu n’as rien parié. Tiens, tes clés !

— Ouais, rends-moi mes clés quand même !