102 Le Violon d'Ingres - Sakuntala

10 minutes de lecture


Son téléphone sonne, Edmond répond :

— Salut Papa !

La voix grave, mal à l’aise comme d’habitude.

— Fils. Ça va ?

La voix d’Edmond enjouée.

— Oui, ça va et toi, ton téléphone ?

— Ça va. Je sais m’en servir. Dis… je t’appelle… est-ce que je te dérange ?

— Non, Papa, je t’écoute.

— Oui, dis, j’ai été chez la femme, là, tu sais, route de Malgache.

— Ouais.

— Ça serait bien que tu y passes faire un tour. Un de ces jours.

— Pourquoi ?

— Comme ça.

— Dis-moi pourquoi, qu’est qu’il y a ?

— Oh ! Eh bien, il va y avoir gros à faire. Ça serait bien qu’il y ait quelqu’un qui lui explique.

— Qu’est-ce qu’il y a à faire ? Y’a l’eau, l’électricité. Il ricane. Elle n’a besoin de rien d’autre !

— D’accord.

— Non ! Eh ! Papa ? Attends ! Dis-moi ! Qu’est-ce que ça veut dire « gros à faire » ? C’est quoi qu’il faut que je lui explique ?

— Rien. Juste que tu y passes. Comme ça, par hasard.

— D’accord. Ça urge ?

— Non. Je crois que t’as le temps, le temps que l’expert passe…

Edmond s’est avancé sur son fauteuil, il a posé ses avant-bras sur le bureau.

— L’expert ? L’expert de quoi ? 

— De rien.

— Ok Papa. Autre chose ?

— Non.

— Tu travailles encore là-bas ?

— Ben j’allais le faire… bon, allez, je te laisse, tu dois avoir du boulot.

— Mmmh.

— Salut fils !

— Salut Papa.

 

Edmond arrive trente minutes plus tard chez Mila, à la maison.

Le poteau électrique est encore accroché à ses fils, le bloc de béton accroché à lui.

Le pan de toiture de l’atelier est affaissé dans l’espace où précédemment il y avait la fenêtre. De la fenêtre, plus de trace. Ni vitrage, ni cadre. Le poteau et les fils ont été déplacés le long du chemin, comme la tête d’un tourne-disque. La voiture de Mila est devant la maison. Le mur est intact, le drain propre, la cheminée fume normalement.

On est mercredi.

 

Edmond entre dans la maison. Il traverse le séjour et ouvre la porte de l’atelier. Le froid s’agrippe à lui.

La grande étagère vide et informe comme un squelette décharné, a été redressée contre le mur sous la béance des fenêtres. Des livres grands et épais ont été empilés sommairement à hauteur de ventre. Deux grandes caisses transparentes y ont été posées également. Elles débordent de rubans, de dentelles, de tissus aux textures différentes, des toiles épaisses aux trames grossières, des étoffes au tissage fin ou brillant, des voilages, des soieries. La plupart sont blancs, mais il y a aussi des roses, des bleu cobalt, des jaunes orangés, et des imprimés fleuris, du liberty.

Au fond de la pièce, une autre étagère, pleine celle-ci de formes volumineuses recouvertes de draps et de plastique. Des modelages en argile. Deux bustes d’homme de petite taille ébauchés ne sont pas couverts. Le Torse du Printemps [2] presque terminé, Le Baiser de Rodin [3] dégrossi, des formes connues dont il ignore le nom, et puis d’autres qu’il ne connaît pas.

Face à la fenêtre contre le mur de la cuisine, un piédestal avec une sculpture de soixante-dix centimètres de haut représentant un homme à genoux pris dans les bras d’une femme et l’enlaçant.

C’est une reproduction de Sakuntala de Camille Claudel.

Sur cette paroi, scotchées, des photos de sculptures sous différents angles, La Danaïde [4], l’Ève [5]de Rodin, des sculptures connues qu’il a déjà vues dans des musées ou dans des livres.

Et juste à côté de la porte, accrochée avec une pointe propre et dans un joli cadre, une petite reproduction du Violon d’Ingres de Man Ray [6].

Le plafond refait est propre et pas trop abîmé. 

Au milieu de la pièce, la grande table avec peut-être des chaises. Une ou deux. Ensevelies sous des chiffons. Des livres étalés, mutilés, aux pages imbibées de liquide gris foncé. Des magazines froissés. Des féminins, de mode, de mariage. Partout des morceaux de pastels brisés et répandus sur la table et par terre sur les tomettes, des traits de couleurs tracés comme les rayons d’un soleil immense. Des pinceaux, quelques gros tubes de peinture de couleurs primaires sont explosés et ont fini leur course à l’intérieur des livres. Des tessons de terre cuite acérés dispersés partout. Des outils en métal, en bois, éparpillés, des chiffons tachés de peinture et puis de grands étuis à dessin marbrés verts et noirs d’où s’échappent, dans un chaos macabre, des toiles estropiées, des esquisses au fusain, des grandes copies de tableaux de Van Gogh, de Delacroix, de Monet. Bousillées.

De la poussière, des éclats de verre et de mauvais bois explosés partout.

Et au-dessus de la table, Mila, dans un jogging taché, avec des entailles nettes, certaines encore avec du verre incrusté, en train d’éponger une par une ses toiles avec des serpillères misérables et toutes déjà détrempées.

 

Edmond crie d’effroi.

— Blanche !

Mila sursaute et se retourne vers lui. Ses cheveux sont pleins d’éclats de terre rouge et une petite rivière de sang clair s’écoule de son front.  Elle a une vilaine balafre sur le visage à gauche à côté du menton, et d’autres plaies sur la lèvre supérieure et sur la pommette gauche. Une tache de sang large et abondante sur son sweat sur l’épaule droite, le visage sale raviné de coulures grises et de couleur de terre sur les joues, les yeux tout irrités, elle murmure, horrifiée :

— Edmond… 

Elle abandonne ses chiffons poisseux et cherche à le repousser de l’atelier. Sans le toucher, elle se plante à la fois brisée et massive devant lui à l’entrée de la pièce et lui intime de sortir. Edmond recule, effaré, la mallette de secours dans la main, il crie :

— Pourquoi tu ne m’as pas appelé ?

— Hein ?

Il commence à la toucher, l’embrasser, prendre son visage dans ses mains, il la serre contre lui. 

— Edmond, c’est rien. Trois coupures, ça ne va pas casser trois pattes à un canard.

— Réponds-moi ! il crie. Pourquoi tu ne m’as pas appelé ?

— Mais parce que tu es vite inquiet et que je ne voulais pas t’inquiéter !  

— Vite inquiet ? Mais tu saignes de partout. Regarde tes mains… !

Mila balaye sa main comme on chasse un moustique. Elle fait sauter les éclats de verre encore logés dans sa peau, elle tremble et ferme les yeux.

— Il faut te soigner !

Edmond tient Mila par le poignet, il cherche à poser la mallette sur la table mais Mila l’en empêche.

— Non ! Je dois ranger ! Tu peux t’en aller. C’est gentil d’être passé. Mais tu peux t’en aller.

— M’en aller ? Mais je n’irai nulle part tant que je ne me serais pas occupé de toi ! Et il faut déblayer tout ça. Regarde ! Il y a du verre de partout. Tout est bon à jeter !

— NON ! Mila crie. Non ! Je vais… ranger. Je m’occuperai de moi après et je déblaierai aussi après.

Edmond choqué, agressif :

— « Je, je, je ». Pourquoi tu dis « je » ? Je suis là, moi ! Je vais t’aider… !!

Il cherche à avancer dans la pièce, ouvrir la mallette. Mais Mila l’en empêche, elle pose ses mains sales sur son manteau en drap de laine anthracite.

— Non ! Edmond ! Je ne veux pas que tu restes ici ! Tout va bien se passer ici. Va-t’en s’il te plaît, rentre chez toi, retourne au boulot !

Edmond crie, éructe :

— Quoi ? Mais qu’est-ce que tu racontes ? T’as vu dans quel état tu es ? Tu dois sortir d’ici ! Quitter cette maison ! Tout de suite !

Mila tremble, à deux doigts de sombrer. Mais distinctement, avec sa voix et avec son visage froids, elle dit :

— Vallone, j’ai à faire ici. Je veux que tu t’en ailles. Je te le demande. On est mercredi. On se verra ce week-end. Tu m’appelleras et on se verra si tu le veux, c’est toi qui décideras. Ce week-end.

Alors Edmond, ses traits se figent, sa peau s’éclaircit soudain. Il relâche Mila. Il dit calmement :

— Mais pourquoi tu veux que je parte, pourquoi tu ne m’as pas appelé, pourquoi tu ne veux pas que je reste ?

Mila monte le ton.

— On est mercredi, tu as dit que… qu’on devait gérer nos vies chacun de notre côté dans la semaine. Qu’on se verrait le week-end. Tu l’as redit lundi matin !

— Pourquoi, Blanche ?

Mila crie :

— Tu étais bouleversé parce que j’avais froid, parce que je m’étais brûlée ! Tu as du boulot par-dessus la tête et on est mercredi. Elle crie. On est mercredi !

Edmond, soucieux, calme :

— On a passé le week-end ensemble, on vit ensemble, c’est toi que je baise, j’ai chanté pour toi...

— Vallone, non !!! « Léger et superficiel » ! C’est rien ! Je t’aurais raconté tout cela ce week-end, le prochain ou celui d’après. C’est rien. C’est juste un putain de poteau électrique !

Edmond secoue la tête, doucement, lentement, les sourcils froncés et pour lui-même, il dit :

— Je ne comprends pas.

— Y’a rien à comprendre ! Je suis personne et tu pars dans six mois ! On est mercredi. Je n’avais aucune raison de t’appeler aujourd’hui !!

Alors, soudain Edmond craint.

— Aucune raison ? Mais tu m’aimes ! C’est pour ça que tu m’aurais appelé aujourd’hui ! Parce que tu m’aimes et que tu es d’accord pour que je prenne soin de toi. C’est pour ça que tu m’aurais appelé !

Puis il se redresse. Respire profondément et dit calmement, encore un peu sans y croire :

— Mais tu ne veux pas de moi. Tu n’as jamais voulu de moi.

— Hein ? Mais non. Edmond, bien sûr que non. Tu sais ce que je ressens pour toi. Tu sais que c’est exactement le contraire !

Edmond fronce les sourcils. Il souffle profondément. Il dit plus calmement encore, avec sa voix de quand le corps saturé de forces, donne du sens à la voix.

— C’est ça. D’accord…

Il relâche ses épaules, il sourit.

— Je le savais.

Il détourne son visage, sourit d’un sourire triste, puis il secoue la tête, sa poitrine se gonfle un peu, il ricane doucement. Il ouvre ses lèvres, les referme. Il respire un peu fort et il dit :

— C’est vrai que j’avais presque fini par croire que tu étais amoureuse de moi. De moi… !

— Edmond… ! Mais qu’est-ce que tu racontes ?

Edmond crie, odieux :

— Je ne raconte pas. JE PARLE !!!

Il essuie sa bouche qui bave et dur, morbide, il dit :

— Mais tu ne sais pas, t’attacher à quelqu’un, aimer... Tu es incapable d’aimer. Tu dis ce mot, mais tu ne sais pas ce qu’il veut dire. Tu n’en as aucune idée. Tu ne veux pas de moi dans ta maison, tu ne veux pas de moi dans ta vie, tu ne veux pas de moi tout court. Tu n’as jamais voulu de moi…

— Edmond ! Arrête ! Quand je suis tombée dans les pommes à Marzal, tu as mis deux jours à t’en remettre. On n’était même pas encore ensemble ! Là tu te serais encore plus inquiété, je te connais…

Il lève un sourcil circonspect, glacial. Terrible.

— Ooh Noonn ! Tu ne me connais pas ! Et toi, tu n’es pas sensible, fragile. Non. Tout ce que tu veux c’est être seule. Tu ne sais qu’être seule. Le boulot seule, dans ta belle et grande maison, seule. Les travaux, les emmerdes. Seule. Tu as toujours dû simuler quand on baisait ensemble. Même ça tu le fais seule.

Il respire profondément.

— Mmmh ! C’est ça. Tu joues. Depuis le début tu me mènes en bateau.

Mila pleure, choquée, désemparée :

— Edmond, tu aurais culpabilisé, tu t’en serais voulu parce que c’est ton chantier. Pourquoi te faire souffrir autant pour moi ? C’est rien, regarde, quelques éclats de verre… Je ne voulais pas que tu t’inquiètes pour moi. C’est tout. C’est vraiment tout.

Mais Edmond crie :

— Arrête ! Je suis là maintenant et tout ce que tu veux, c’est me foutre dehors ! Pourquoi tu veux me foutre dehors si tu te soucies autant de moi ? HEIN… ? 

— Je t’aurais appelé lorsque j’aurais eu rangé…

Il la regarde, dur, monstrueux, les poings serrés, les jointures blanches.

— Mais ranger quoi ? Y’a quoi à ranger ? Magnan, regarde ! Y’a rien ici. Des débris !

Mila a baissé sa tête.

— Quoi ! Il sourit, perfide. Encore un secret ? Il ricane. Un de plus ? T’es qu’un mausolée, Blanche, un temple de la Mort.

Mila crie, laminée :

— Je suis dépendante de toi, je dors, je rêve, je pense à toi, tout le temps je pense à toi.

Edmond hurle, laid, abject, la bouche vrillée :

— TU MENS !

— Non ! Tout ce que je fais, toutes mes décisions sont pour toi. Je suis malade chaque fois que tu t’en vas. Je suis jalouse de tes ex. Je maudis tes parents, ton frère, les yeux de ses enfants, tes collègues, tes gars de chantier qui t’emmerdent. Tous ceux qui peuvent te faire du mal et qui m’empêchent d’être avec toi ! Mais je n’arrive plus à travailler, je n’arrive plus à dessiner, je ne peins plus, je ne fais plus d’argile, tout s’est arrêté depuis toi. Je suis à côté de moi. Je suis dépendante de toi ! Et je ne peux plus l’être, je ne veux plus être dépendante de personne ! De personne, tu m’entends, pas même de toi ! Plus aucun homme ne me mettra à genoux, jamais… !

Edmond sourit en coin, arrogant, détaché.

— Tu aurais pu avoir confiance en moi !

— Pour quoi ? Pour que cela me mène où ? Que tu me lâches et que je me retrouve au fond du trou ? Je suis comme toi. J’attends des choses, un homme, un avenir avec lui. Et je ne veux pas regretter de ne pas t’avoir appelé !

Mila crie :

— C’est ce que tu as exigé de moi ! Qu’on ait une vie sans avenir. C’est exactement ce que tu voulais Edmond ! Et moi, je t’aime comme j’ai jamais aimé personne !

Edmond abject :

— Tu ne sais pas ce que ça veut dire ! Tu me donnes que des miettes ! Tu te caches, tu te planques derrière tes secrets, ton dégueulis, tu vas mourir étouffée par ton dégueulis, toutes tes glaires que tu gardes.

Et pour lui-même, à voix très basse, absent soudain :

— Tu vas me détruire.

Mila crie :

— Tu n’as jamais dit si tu avais des sentiments pour moi ! Si tu m’aimais…

— Mais je ne t’aime pas. Évidemment que je ne t’aime pas ! Je ne t’aime pas, Mila ! Blanche. Comme tu veux. Magnnan !

Il respire profondément.

— Allez, stop, ça suffit…

Mila s’accroche à lui, elle pleure.

— Edmond je t’en supplie. On est mercredi. On n’est que mercredi…

Edmond la repousse, mauvais, d’un coup de genou. Mais Mila revient, elle rampe vers lui, s’accroche à ses cuisses et, à genoux, elle pleure, le supplie.

Edmond rit.

 

Et alors calmement, de sa belle voix claire, grave et pleine, il dit :

— Tu as raison, Magnan, t’es crade ! Tu en doutais ? Il rit, le menton haut, la gueule ouverte. T'es crade, et t’es rien qu’une pute ! Une petite pute, laide et sale !

 

Et sous les traits apaisés de Sakuntala s’abandonnant dans les bras de son amant retrouvé pour l’Éternité, Edmond quitte l’atelier, la maison et Magnan.

 

Les jours suivants, il envoie des mails, passe des coups de fil. Il classe ses affaires courantes, solde ses dossiers, les met bien au clair, et puis il prend l’avion. Direction l’ouest, les cabanes en bois et les caribous.





[1] Sakuntala est une sculpture de Camille Claudel (1905). https://ninerouve.wordpress.com/la-maison/le-monde/peintures-et-sculptures/#sakuntala

[2] Le Torse du Printemps est une sculpture d’Aristide Maillol (1912). https://ninerouve.wordpress.com/la-maison/le-monde/peintures-et-sculptures/#torse

[3] Le Baiser est une sculpture d’Auguste Rodin (1882). https://ninerouve.wordpress.com/la-maison/le-monde/peintures-et-sculptures/#baiser

[4] La Danaïde est une sculpture d’Auguste Rodin (1889). https://ninerouve.wordpress.com/la-maison/le-monde/peintures-et-sculptures/#danaide

[5] L’Eve de Rodin, https://ninerouve.wordpress.com/la-maison/le-monde/peintures-et-sculptures/#eve

[6] Le Violon d’Ingres est une célèbre photographie en noir et blanc réalisée par l’artiste américain Man Ray en 1924. Elle représente Kiki de Montparnasse, nue, dont le dos arbore les ouïes d’un violon. https://ninerouve.wordpress.com/la-maison/le-monde/peintures-et-sculptures/#violon

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 5 versions.

Vous aimez lire Nine Rouve ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0