Chapitre 1. (3/4)
Cécile pédalait rageusement tandis que son vélo filait le long du sentier bordant le canal, dépassant les joggeurs et les passants. Les derniers rayons que projetait le soleil conféraient à l’endroit un certain charme. Le cours tranquille du fleuve, sur lequel hibernaient quelques péniches dans l’attente des beaux jours, contrastait avec le flot pressé des gens et des voitures. Mais Cécile était bien trop morose pour pouvoir apprécier le calme et la beauté qui émanait de la promenade. Elle songea qu’à cette heure-ci, elle serait sans doute attablée avec Anna dans le café situé à deux pas du lycée, en train de savourer leur thé au citron et planifiant avec gourmandise leurs vacances de Noël à venir. Mais le froid qui faisait voltiger les feuilles de l’époque n’avait rien à voir avec le vent léger qui virevoltait à présent autour d’elle, ce qui la ramena brusquement à la réalité : en ce moment même, Anna était loin, et des centaines de kilomètres les séparaient. Tout ça, c’était de la faute de ses parents et jamais elle ne les avait autant haïs lorsqu’ils lui avaient annoncé le possible déménagement au retour de son camp de vacances, camp qui n’était en somme rien de plus qu’un prétexte pour laisser le champ libre à leurs préparatifs. Ils lui avaient réellement tendu un piège avant de la mettre devant le fait accompli, et elle, comme une gourde, était tombée dans le panneau, sans rien deviner. Et voilà que début novembre, Cécile avait dû tenter de s’intégrer au sein d’une classe où les groupes étaient déjà formés, et de combler le retard accumulé par contumace.
Perdue dans ses pensées et ses regrets, Cécile ne parvint à éviter que d’extrême justesse la collision de son vélo avec un piéton. Furieux, celui-ci commença à l’injurier tandis qu’elle s’excusait maladroitement.
Confuse, elle allait redémarrer quand un jeune garçon l’interpella. Elle se retourna, surprise de se retrouver face à Maël, un gars assez sympathique qu’elle avait rencontré lors de ce fameux camp et qui semblait aussi ébahi qu’elle, la Strasbourgeoise de pure souche.
Et la coïncidence voulait de plus qu’il apparaisse pile à l’instant où elle se remémorait les faits de cet été.
— Mais... qu’est-ce que tu fais là ? bredouilla-t-il, stupéfait, je croyais que tu vivais à Strasbourg.
— C’était... exact, répondit-elle avec gêne. En réfrénant à grande peine son envie de détaler au plus vite. Jusqu’à ce que... Jusqu'à ce que mes... parents décident de déménager ici.
Était-elle donc incapable de parler à quelqu’un sans rougir et s’en sentir coupable ?!
S’il sentit l’amertume dans sa voix, il n’en fit pas la remarque et se contenta de la dévisager, perplexe.
— Tu n’étais pas au courant que tu déménageais ? lui demanda-t-il finalement, sceptique.
Elle eut un geste résigné.
— Mon père...
Et voilà, elle butait au début même de son explication alambiquée. Elle n'allait jamais y arriver.
— Il... Il est originaire du coin, il rêvait de s'y installer. Et ils ont sauté sur... euh, ils ont profité d'une occasion.
Mais il s'en fout de ta vie !
— Ils n’ont pas voulu me prévenir avant d’être tout à fait sûrs de sa mutation et m’ont envoyée au camp juste au cas où, pensant que ce serait un « excellent moyen de m’adapter à la région ». Je n’ai appris tout ça qu’à mon retour. C’était rapide, débita-t-elle à toute vitesse, rouge écrevisse.
Elle s'étouffait sciemment afin d'étouffer cette petite voix perfide qui résonnait en elle.
Au fur et à mesure, les images se déroulaient dans son esprit. Elle revivait parfaitement la scène comme dans un film au ralenti : ses parents l’accueillant à la sortie du train, tout sourires mielleux, les bavardages incessants et futiles de sa mère durant le trajet ; les silences de son père entrecoupés de sourires gênés, lui qui était si complice avec elle...
Tout cela avait contribué à créer le malaise, la sensation que quelque chose clochait. Et puis, mine de rien, façon éléphant sur ses gros sabots, sa mère lui demandant si elle avait apprécié la ville, tandis que dans le rétroviseur avant, elle voyait son père se rembrunir et se raidir, comme préparé à subir les assauts d’une tempête. Qui avait fini par arriver et avait duré plus de deux semaines. Encore aujourd’hui, Cécile n’avait rien pardonné, car quels parents osaient faire cela à leurs enfants ? Bien sûr, ils lui avaient laissé le temps de la réflexion, mais elle savait combien son père tenait à son rêve et elle avait été obligée de céder, pour ne pas passer pour une petite fille égoïste et ingrate. Ce n’était pas elle qui décidait. Mais ses rêves à elle, qui s’en souciait en définitive ?
— C’est vrai qu’on avait tous trouvé bizarre que tu viennes d’aussi loin, murmura Maël, compatissant.
Il laissa quelques secondes s’égrener, puis lui demanda d’un sourire hésitant :
— Et sinon, la ville te plaît, justement ?
Cécile ne répondit pas. En vérité, si elle n’avait pas été forcée de quitter son chez-soi, elle aurait sûrement goûté l’élégance de cette grande ville, mais comme ce n’était pas le cas, elle comptait rester indifférente face au dynamisme qu’abritaient ces lieux. Ce n’est pas comme si c’était son truc, en plus.
— Je vois... Pour changer de sujet, j’ai une copine qui organise une grosse soirée chez elle dans trois semaines. Si ça te branche, je peux lui demander de t’inviter, et cela te permettra peut-être d’apprécier l’ambiance d’ici à sa juste valeur. Qu’est-ce que t’en dis ?
Pour tout dire, Cécile n’avait aucune envie d’y aller, mais cela semblait faire plaisir à Maël, alors elle accepta, à contrecœur. Car après tout, que pouvait-bien lui offrir cette ville que l’autre ne lui avait déjà donnée ?
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