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— On y va ? proposa Arthur.
Bastien fit un geste d’assentiment, malgré son anxiété croissante. Il avait peur de se retrouver face à Florian qui avait été témoin de son dérapage de novembre. Cependant Arthur avait raison, c’était la moindre des choses de s’enquérir de sa santé. Ils se rendirent au secrétariat qui jouxtait l’infirmerie. Florian les avait devancés, puisqu’il signait à l’accueil le registre des passages à l’infirmerie. Arthur lui trouva quand même une mine de déterré et songea qu’il aurait dû y rester encore un peu. Bastien, lui, appréhendait l’instant où leurs yeux se croiseraient. Florian salua la secrétaire et aperçut Bastien. Il se dirigea vers lui, sans paraître remarquer Arthur.
— Je voulais te remercier pour tout à l’heure, déclara-t-il d’un sourire gêné.
— Je ne l’ai pas fait tout seul, répondit Bastien, encore plus gêné que lui. Arthur m’a aidé. Ça va mieux ?
Florian acquiesça de manière peu convaincante, lança un rapide regard furtif en direction d’Arthur qui se tenait à l’écart, les mains dans les poches, et se décida finalement à lui tendre la main.
— C’est vraiment sympa de ta part. Tu es en terminale S ? interrogea-t-il, visiblement sceptique.
— Non, en seconde.
Le ton de la voix d’Arthur montrait clairement qu’il n’était pas dupe. Florian ne releva pas mais jeta un coup d’œil surpris vers Bastien.
— Quel est le problème !? demanda sèchement Bastien à qui rien n’avait échappé.
Ne s’attendant pas à une telle dureté de ton de la part de Bastien, Florian sursauta et remonta nerveusement la fermeture de son blouson.
— Rien, c’est juste que…
Il hésita.
— Vous avez remarqué tout à l’heure la radio détraquée ? Eh bien, je crois que …
Le visage de Florian tourna couleur craie.
— Il remet ça ! Faut le faire sortir.
Ils l’entraînèrent dehors et l’installèrent sur un banc, en dépit de ses protestations.
— Tu devrais retourner à l’infirmerie, suggéra Bastien, inquiet.
Il n’avait aucune envie de le voir à nouveau tomber dans les pommes.
— Non, ça va mieux, merci.
Arthur en doutait fortement, à en juger sa pâleur cadavérique et ses mains tremblantes. Mais il ne fallait jamais contrarier un malade.
— Tu voulais nous dire quoi ? reprit-il d’un ton engageant.
— C’est complètement dingue. Cela a commencé la semaine dernière. Juste avant les épreuves, expliqua Florian. J’ai… Je crois que j’ai fait sauter les plombs chez moi.
Arthur ne put s’empêcher de penser qu’il n’y avait pas là de quoi faire un drame. Son frère aussi, quand il était petit, avait bousillé l’installation électrique en introduisant une fourchette dans le grille-pain.
— Et avant-hier, j’ai... j’ai voulu recharger mon portable, et au moment de le mettre à charger, je...
Florian se tut, comme au bord de l’apoplexie, ce qui était pour le moins insolite aux yeux de Bastien qui ne l’aurait jamais imaginé dans cet état. Mais jusqu’à présent, il ne voyait pas où était le problème et où Florian voulait en venir. À dire vrai, tous ces simagrées commençaient à l’énerver.
— Et alors ? Quel rapport avec la radio ? tempêta-t-il avec impatience.
Arthur lui lança un regard de reproche, tandis que Florian était pris d’un frisson.
— Respire un bon coup, et lance-toi, l’encouragea doucement Arthur.
— Non, c’est bon, murmura un Florian méconnaissable. Je suis juste fatigué. Laissez tomber. Merci.
Et il s’éloigna sans un mot de plus.
— C’est pas vrai, tout ce cirque pour ça !
Arthur se tourna vers Bastien d’un air réprobateur.
— Mais tu n’as pas compris ? C’est toi qui l’as empêché de parler !
— Moi ? s’estomaqua Bastien, furieux. Alors maintenant c’est ma faute?
— Oui, c’est de ta faute ! Il voulait nous dire quelque chose et tu l’as coupé ! Tu ne vois pas qu’il était complètement angoissé !
Bastien trouva cela si ridicule que pour un peu, il aurait éclaté de rire. Florian, angoissé ?
— On voit bien que tu ne le connais pas. Il joue la comédie ! Il ne veut pas perdre la face parce qu’il est tombé dans les pommes, alors il nous fait avaler n’importe quoi pour changer de sujet !
— C’est toi qui raconte n’importe quoi. Il faut te calmer maintenant, Bastien. La situation est déjà assez tendue comme cela, ce n’est pas la peine que tu en rajoutes.
— Et ça aussi, c’est de ma faute ? reprit Bastien sur un ton agressif.
— Je n’ai pas dit cela, tempéra Arthur en choisissant soigneusement ses mots. C’est juste que tu es toujours irritable, à deux doigts d’exploser, et si tu ne contrôles pas, cela va vite devenir un problème.
— Comme s’il n’y en avait pas suffisamment, grommela Bastien.
* * *
Cécile aimait cette ambiance qui régnait en despote sur la place, même si elle ne l’aurait avoué pour tout l’or du monde. Il s’agissait de rester fidèle à ses engagements et de prendre en grippe le moindre attrait de la ville.
Le petit groupe de lycéens qu’ils formaient passait inaperçu dans la cohue étudiante qui caractérisait les jeudis soir sous les lampadaires aux lumières blafardes compensées par les néons des bars. Elle se rendit compte qu’elle appréciait cette idée d’appartenir à une bande, cela lui donnait l’impression d’être intégrée et surtout moins timide.
— Bon, vous prenez quoi ? Une girafe pour tous, ça vous dit ? proposa Éric, un petit brun trapu, aux mâchoires légèrement carrées et au nez épaté.
— Non, moi je prends un Coca, intervint Camille. Choisis ce que tu veux, ajouta-t-elle à l’intention de Cécile, ne le laisse pas décider à ta place.
— Alors un Coca pour moi aussi, décida Cécile.
— Ho, Arthur ! Viens avec nous ! interpella joyeusement Éric.
« Oh non, pas lui ! », pria Cécile qui venait de reconnaître dans cet Arthur celui qui l’avait disséquée à la soirée de Camille. Trop tard, il se dirigeait vers eux, accompagné d’un autre énergumène qui semblait bien plus âgé que tous ceux installés autour de la petite table ronde. De beaux yeux, qui ont le mérite de sortir de l’ordinaire, jugea-t-elle avec son habituelle minutie.
— On va commander, vous buvez un verre avec nous ? interrogea Éric lorsqu’Arthur arriva à sa hauteur.
— Ouais, pourquoi pas ? répondit Arthur avec désinvolture. Voici Bastien, continua-t-il en se chargeant automatiquement des présentations, que chacun agrémentait d’un salut ou d’une parole amicale. Éric, Camille, Tanguy, Lucie, Astrid, Marie, Paul et, heu là je sèche...
— Maël, un pote de Camille, se présenta le voisin de Cécile, prenant le relais.
— Cécile, termina-t-elle dans un filet de voix. Elle sentit plus qu’elle ne vit le regard vaguement intrigué d’Arthur se poser sur elle, mais il fut bien plus fugace que la dernière fois, ce qui la laissa soulagée. Manifestement, ce qui avait pu attirer son intérêt la dernière fois n’existait plus. À moins qu’il ne l’ait pas reconnue et c’était plus probable, elle qui était du genre insignifiant.
— On vient de la table des terminales, dit Arthur en désignant une table plus lointaine. Bastien me présentait ses amis, lui aussi.
— Tu es en terminale ? demanda Paul de ce ton respectueux qu’un élève de seconde, petit lycéen, prenait pour s’adresser à ses aînés. Quelle filière ?
— E.S.
— C’est vrai qu’il y a beaucoup d’économie en E.S ?
— Pas mal, oui, répondit Bastien avec un sourire. Mais il n’y a pas que l’économie et les maths. Il faut aussi bosser l’Histoire.
— Beuh, je crois que je vais faire S l’année prochaine ! s’écria Maël en rigolant.
— T’as pas le niveau, rétorqua Camille, t’as plus qu’à faire un bac pro !
— Qu’est-ce que tu reproches au bac pro ? cria Tanguy.
Cécile sourit. Les chamailleries recommençaient de nouveau. Elle aurait aimé avoir cette facilité de communication. Elle aurait voulu abolir la frontière invisible qui la séparait des autres.
— Bon allez, on la passe cette commande ? Je récapitule : une girafe, deux Cocas, et vous deux, vous prenez quoi ? demanda Éric à Arthur et Bastien.
Cécile poussa un hurlement. Devant la table se dressait la plus horrible des créatures fantasmagoriques qu’elle ait jamais vues, ou plutôt qu’elle ait jamais imaginées : cette chose n’appartenait à aucune espèce répertoriée à sa connaissance, que ce soit dans les films ou la réalité. Plutôt, elle était un mélange des deux.
Les yeux globuleux et monstrueux, posés à la hâte aux extrémités d’une tête violacée, rectangulaire et difforme n’avaient rien à envier aux jambes de deux mètres de long. À des bras décharnés de squelette pendaient des lambeaux de ce qui ressemblait à de la chair. Stupéfiée, Cécile contempla cette apparition qui en faisait de même. La bête lui sourit, dévoilant une rangée de crocs lupins en putréfaction et une langue reptilienne tachée de sang. Sans rompre cette confrontation silencieuse, elle lacéra de ses serres griffues la table voisine de celle de Cécile qui se brisa en deux.
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