Scène 6 : Natacha
— Vous n’aviez pas le droit ! C’est FI-NI !!! Tu m’entends, tu peux aller leur dire, c’est fini, basta ! J’y renonce et je me fous de tous vos chantages, j’arrête ! Plus jamais ! NIET !
Adossé contre le mur, il la laissait s’égosiller depuis une bonne vingtaine de minutes, la regardant sans un mot arpenter la ruelle de long en large et en travers, de plus en plus remontée. Telle une cocotte-minute, et la comparaison était d’autant plus qu’exacte qu’elle se sentait bouillir au-dehors comme au-dedans. Se défouler sur Christian ne calmait en rien son courroux qui, au contraire, augmentait de seconde en seconde alors qu’elle assimilait les conséquences de sa participation à un sacrifice humain. Elle aurait voulu que Christian joue la carte de l’apaisement ou de la défense pour pouvoir lui cracher tout son dégoût à la figure, l’invectiver davantage afin d’en rejeter toute la faute sur lui. Mais il n’en faisait rien, se contentant de jouer négligemment avec le passant de sa fichue ceinture au bout duquel pendait certainement ce fichu poignard ciselé dont il ne se séparait jamais. Ses propos, de plus en plus aberrants, ne paraissaient pas l’atteindre. Le visage égal et impassible, il la laissait déverser sa fureur. Et malgré tout, elle aurait juré déceler de la morosité.
— Je croyais les avoir perdus, mais non ! Cela aurait été trop facile ! Ils s’étaient simplement engouffrés dans cette stupide boucle ! Je ne veux pas vous aider à les conduire à l’abattoir et je peux te jurer que si jamais…
— C’est faux.
Natacha arrêta net son envolée lyrique. Elle ne s’était pas trompée. Il avait abandonné son masque, et son ton fougueux, presque furieux et rempli d’animosité trahissaient une colère longtemps contenue.
— On ne cherche pas à les conduire à l’abattoir. Ne parle pas de ce que tu ne comprends pas, martela-t-il.
— Donc, je ne devrais rien dire puisque je ne comprends rien du tout ! rétorqua-t-elle sans se laisser démonter. Ah non en fait, désolée ! Je crois que j’ai capté maintenant, merci beaucoup, la filature d’aujourd’hui a été très explicative d’un point de vue pratique ! Non mais sans blague, vous m’ordonnez de les suivre, comme ça, de temps à autre, on ne sait jamais, pour les voir devenir comme vous au final ! C’est ça votre but, pas vrai ? Et tu crois que je vais y participer ? Vous recherchez de nouvelles recrues ! Et moi je suis la rabatteuse !
L’instant suivant, elle était plaquée contre ce même mur, sonnée.
— Rends-toi service et ferme-la pour une fois Natacha ! Tu n’as rien pigé. Tu as idée des risques que je prends à cause de toi ?
Nat savait qu’elle devait apprendre à se taire. Elle savait que Christian risquait gros en effet, sur ce coup. Sa liberté était en jeu… Son poignard aussi.
— Alors dis-moi juste une chose : dis-moi que j’ai tort. Dis-moi que vous les protégerez. Comme me l’a fait croire Fanny.
Il grimaça à l’évocation de Fanny et relâcha son étreinte, la laissant glisser hors de sa portée.
— On cherche vraiment à les protéger, pour éviter qu’ils ne deviennent comme nous. Et on a besoin de toi pour cela. Si tu restes à leurs côtés quand on te le demande, ils ne pourront pas leur faire du mal.
— Mais pourquoi moi ? Pourquoi m’avoir piégée dès le début pour faire ça ?
Il la regarda enfin. Avec mélancolie et tristesse cette fois. Avec la même étincelle dans les yeux que celle de Fanny, quelques mois plus tôt.
— Fais juste ce qu’ils te demandent, c’est tout. Je t’en prie.
Il se détourna. Natacha n’en avait pourtant pas fini, elle avait trop de questions, encore.
— Fanny et toi, vous avez le plus à perdre sur cette affaire, pas vrai ? Êtes-vous les seuls qui ne les considèrent pas comme de simples pions ?
Il hésita puis retourna se camper devant elle.
— Fanny et moi, nous n’avons pas encore perdu nos habitudes, expliqua-t-il, pesant ses mots avec difficulté. Nous pensons différemment, c’est tout.
— Tu veux dire que, vous, vous avez encore des sentiments !
Sa voix s’adoucit, en supplique.
— Ne deviens pas comme eux. Je t’en supplie.
— On a tous un peu de nous qui meurt chaque jour, Nat. Il n’y a aucune exception. Même pour nous.
Elle devait orienter la discussion sur un autre sujet. Très rapidement. Cette conversation frisait le désespoir. Le sien en l’occurrence. Mais elle ne voulait pas en terminer sur cette note tragique, elle voulait le retenir, encore.
— Alors… Alors…
Elle cherchait en vain une autre épingle à tirer du jeu. Une autre manière aiguisée de dévoiler la vérité, même morcelée.
— Alors demande au moins à Antoine d’arrêter de m’appeler « cousine ». Je hais ce surnom et il le sait parfaitement.
Les yeux de Christian se voilèrent et il secoua la tête, mal à l’aise. Il était plus qu’évident qu’il aurait préféré toute autre situation qu’avoir à jouer le porte-parole auprès d’Antoine.
— T’occupe pas de ça. Antoine est un parfait crétin, on ne peut rien y faire s’il a envie de jouer avec le feu, marmonna-t-il.
Natacha en aurait hurlé. Le départ de Christian n’arrangea pas cette oppression dans sa poitrine, cette envie de tout dégommer. Elle se força à respirer, calmement puis rouvrit les yeux.
— Très bien. Si je ne suis rien de plus qu’un leurre, autant les faire mordre à l’hameçon.
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