Chapitre 8 : 1. Mécanimse

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Claire gardait de son enfance quelques scènes morcelées à l’arrachée, un peu comme un puzzle défectueux ou inachevé. Elle se remémorait cependant sans problème les souvenirs de ses nuits troublées, quand les cauchemars venaient l’assaillir, ne la quittant qu’au matin empêtrée dans ses draps et la tête-bêche au pied du lit. Le phénomène perdura jusqu’à ses cinq ans et ce même après l’apparition d’une petite veilleuse mobile branchée en continu. Ce ne fut que lorsque son frère lui offrit la petite boîte à musique qui ornait aujourd’hui sa cheminée en marbre que les cauchemars disparurent pour de bon. Claire se souvient encore de ce jour où il était venu l’embrasser et lui avait fourré ce délicieux présent entre ses petites mains avant l’extinction des lumières. Sur un dallage patiné, un couple de danseurs évoluait avec grâce dans leur ravissant décor de papier-mâché chamarré, sur les accents délicats de la musique mélancolique et désuète. Pourtant subjuguée par l’ensemble, la petite fille qu’elle était alors n’avait pu réfréner un élan de tristesse devant la solitude des personnages.

— Ils ne font que se croiser sans jamais se toucher. Il veut la serrer dans ses bras mais il n’y arrivera jamais. C’est trop triste… Ils ne seront jamais heureux ?

— Ce n’est pas grave pour eux. Ce ne sont que des pantins, je ne pense pas que cela les intéresse, le bonheur. Regarde en-dessous, il y a un petit mécanisme qu’il faut remonter pour déclencher la musique et les faire danser. Ils ne font que répéter les mêmes pas et suivre le parcours qui a été choisi pour eux.

— Je pense que si, ils veulent être heureux. Et c’est triste parce qu’ils ne peuvent pas faire ce qu’ils veulent ni se libérer du mécanimse, déclara-t-elle d’une voix pleine de déférence pour le méchant de cette nouvelle histoire. Tu crois que moi, je pourrai les sauver ?

— Bien sûr, c’est pour cela que je te l’offre, cette boîte ! Je ne connais personne d’aussi doué que toi pour briser les malédictions, ma puce.

Cette nuit-là et au cours de beaucoup d’autres qui suivirent, aucun cauchemar n’avait cherché à s’infiltrer au cœur de ses plans élaborés avec finesse dans ses rêves afin de trouver une fin heureuse à ces deux personnages. Cette échappatoire qu’offrait la boîte à musique, Claire l’avait accueillie avec la reconnaissance des enfants, et s’en était également servie après les évènements qui ébranlèrent sa famille, en souvenir d’une période moins agitée. Mais cela faisait bien longtemps que la magie n’opérait plus, malgré tous ses efforts pour y croire.

À présent, le même cauchemar d’enfance revenait hanter ses nuits encore et encore sans relâche et martelait son crâne des jours durant avec la force d’un rouleau compresseur. L’année touchait à sa fin, l’examen du brevet avait lieu dans moins d’un mois mais Claire était déjà au bout du rouleau. Elle ne parvenait plus à donner le change, sa fameuse carte de l’excentricité : la voilà redevenue l’éternelle petite fille craintive d’antan, le petit lutin de papa, l’oiseau rare de Maman, la sweetie de tous ; celle qui tremblait de peur à la nuit tombée et qui ne pouvait rien affronter seule sans un peu-beaucoup d’aide. Limite si elle devait se retenir pour ne pas courir se précipiter dans la chambre de Bastien à la moindre de ses angoisses (c’est-à-dire tout le temps en fait). Il ne lui restait plus qu’à se rejouer la même mélodie en boucle, tout en essayant de repousser la tragédie qui se cachait en toile de fond dans les coulisses.

Bastien était parfois long à la détente mais il pouvait parfois se montrer étonnamment empathique. Il apparut un soir à la porte de sa chambre alors qu’elle se morfondait une fois encore, le jeu du Lynx dans les mains.

— Je me suis dit que tu avais peut-être besoin de m’écraser une nouvelle fois.

Elle concentra toute son attention sur sa couette qu’elle agrippa avec violence pour empêcher sa lèvre inférieure de trembler. Ses joues étaient brûlantes et sa gorge l’étouffait de nouveau tandis qu’elle s’efforçait de retenir ses larmes. Bastien vint s’asseoir à côté d’elle et s’empara de la boîte à musique qui reposait sur ses genoux pour la reposer sur sa cheminée, de loin le plus bel ornement de cette chambre, « une chambre de princesse », avait décrété son père en l’attribuant à la benjamine de la famille.

— Tu devrais ralentir sur cette musique, tu vas finir par me filer le bourdon à moi aussi. Et encore heureux que tu ne la fasses fonctionner que le soir, cela aurait rendu Maman folle autrement.

— Je ne suis même pas sûre qu’elle s’en apercevrait, renifla-t-elle.

— Détrompe-toi, elle est plus lucide qu’elle ne le fait croire à mon avis.

Cette remarque amère était loin d’être drôle et pourtant Claire ne put s’empêcher de rire tellement l’idée lui paraissait loufoque.

— Je te parie que non seulement je vais te battre mais en plus je vais pulvériser mon record !

— Je tiens le pari !

Elle dominait largement la course après dix minutes de jeu même si elle se doutait que cette fois-ci il la laissait juste gagner. Pour lui rappeler que leur enfance n’était pas seulement peuplée de cauchemars, de remords et de regrets.

— Tu sais, n’hésite pas à venir dans ma chambre quand tu te sens mal.

Claire immobilisa sa main au-dessus du plateau, gâchant toute la visibilité du triangle. Elle choisit de camoufler son malaise derrière une pirouette.

— Pff, arrête de dire des bêtises pareilles, tu veux. Pourquoi aurais-je besoin d’aller dans ta chambre ?

— Tu es trop fière pour l’avouer, pas de problème. Je dis juste ça en passant, c’est tout.

Il allongea le bras pour placer sa dernière image sur le plateau, triomphant.

— Et le renard. Cette fois, l’œil de lynx, c’est moi !

Claire n’était pas loin de se remettre à pleurer, cela crevait les yeux. Le contour des images devait s’émousser devant ses yeux pour ne former qu’une immense tache de couleur vive. Ce n’était plus du jeu avec un pareil avantage.

— Eh, il faudrait inviter le Mat’heu un de ces jours. C’est le seul qui pouvait te battre à l’époque.

Claire sursauta et cogna le plateau de son genou, éparpillant ses cartes sur sa couverture en patchwork. Il savait ce que le Lynx représentait pour elle : il la ramenait à la période de leur inséparable trio, irremplaçable jusqu’à ce qu’elle en soit évincée, remplacée par une autre beaucoup plus portée sur la consolation qu’elle-même.

Plus qu’un basique jeu de société, un symbole lumineux et douloureux qui cautérisait ses blessures. Mat’heu en était indissociable également. Jouer sans lui avait autant de sens que de préparer un crumble poires-chocolat sans poires. Trop amer, écœurant.

— Tu… Tu parles sérieusement ! Toi, tu me proposes d’inviter Mathieu un de ces jours ? T’as pété un boulon ?

Il y avait bien huit ans que Mathieu n’avait pas remis les pieds dans cette maison. Les jeux du deuxième trio s’étaient faits ailleurs. Le plus souvent chez Chloé. Cette proposition anodine de Bastien n’avait donc rien d’anodin pour lui.

— Si ça peut te remonter le moral, pourquoi pas ? Ferme la bouche, tu vas gober une mouche.

À dire vrai, lui aussi n’était pas au meilleur de sa forme. Il avait besoin de se changer les idées loin de ces questions qui tournoyaient en boucle dans son esprit à l’étouffer. En quoi était-il plus spécial que les autres par exemple, ou pourquoi était-il destiné à porter la poisse et à attirer le malheur partout autour de lui et des gens qui gambadaient dans sa sphère ou tout simplement le À quoi bon ? d’usage. Ce denier refrain mortifère revenait souvent à la charge, parfois accompagnés de retours sarcastiques et futiles de la part de son ombre psychopathe : « Corde ou couteau ? Dans la chambre ou la salle de bains ? J’ai trouvé ! C’est le Docteur Lenoir ! ».

Dissimuler à Mathieu ne tranquilliserait pas sa conscience, mais l’inviter un après-midi pour jouer à des jeux de société comme des gamins n’engageait rien de faux-semblant ou de questionnements métaphoriques. À moins que des monstres ne s’invitent en pique-assiettes à l’heure du thé.

— Tiens, à propos de te remonter le moral, enchaîna-t-il pour ramener le sien. Devine qui m’a demandé de tes nouvelles ce matin ?

Claire plissa les yeux, soupçonneuse.

— Si tu me dis que Florian t’as demandé de mes nouvelles, c’est décidé, je mange mes chaussettes !

Bastien se racla la gorge avant de fixer d’un air appuyé les pieds de sa sœur. Qui lui balança son oreiller dans l’épaule.

— J’y crois pas ! Abruti ! Ne me dis pas que c’est vrai !

— Ben si, il n’est pas insensible à ce point quand même ! Attends bouge pas, je reviens.

Bastien se précipita dans sa chambre pour en ramener un petit paquet coloré.

— Il m’a donné ça pour toi. Il a pensé que cela te plairait, sa sœur l’a aidé à choisir.

Il ne précisa pas que la sœur en question n’avait pas encore onze ans. D’abord parce que cela n’avait aucune incidence quant au cadeau. Et après tout, Florian avait raison : à tout juste quatorze ans, Claire n’était encore qu’une enfant, forcée de grandir trop vite. Le visage de sa sœur s’illumina à la vue du minuscule bracelet en coton bleu nuit au bout duquel oscillait lentement un arbre de vie.

— Cet imbécile sait vraiment parler aux filles !

— Eh, oh ! C’est facile quand on a que des sœurs ! se renfrogna Bastien. Ce n’est qu’un fil de coton avec un petit grigri en acier accroché dessus ! On en trouve partout de ces machins-là !

— Et ce genre de commentaires est censé me remonter le moral ?

— Non, c’est le cadeau qui doit te remonter le moral !

— Il est magnifique, non ? murmura Claire en regardant l’arbre de vie tournoyer sous la lumière.

— Assez avec ce bracelet.

Claire gonfla ses joues au maximum pour les faire éclater à l’aide de ses index avant de lui tirer la langue. La tête de poisson-chat par excellence. Traduction : t’es gentil mais tu me gonfles.

— Cécile voulait m’inviter chez elle. Sans doute pour me remonter le moral, elle aussi. Je vais peut-être y aller finalement. Elle m’a envoyé un texto. Tu veux venir ? Oh, on pourrait tous s’y retrouver, c’est en plein centre-ville !

— Je ne suis pas sûr que Cécile serait vraiment à l’aise si on se ramène tous chez elle, tempéra Bastien sur le pas de la porte. Elle t’a invitée, toi. Et je ne pense pas que c’est un bon moyen de se changer les idées si tu veux mon avis.

— Elle sera d’accord. Je me charge de la convaincre. Et j’ai promis à Arthur de faire un effort.

— Tu ne peux pas arrêter de t’emballer pour une fois ?

Elle lui adressa un sourire moqueur.

— Et si je te disais que cela me remonterait vraiment le moral ?

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