Chapitre 8 : 6. Jeux de rôle
Cécile fit un bond en arrière, à en cogner la penderie-miroir dans son dos. Elle bredouilla quelques excuses incohérentes, se sauva à la hâte, se heurtant presque à Bastien. Elle ne s’attarda pas pour lui fournir des explications.
Florian s’était laissé tomber à terre contre le lit, lentement. Bastien s’exhorta au calme avant d’entrer. Ne pas oublier d’inspirer. Puis d’expirer pour tenter de défaire le nœud gordien au fond de son ventre.
Florian ne réagit pas quand il s’encadra dans la chambre avec toute la prudence appropriée. C’est le silence prolongé qui devait durer qui poussa un instant Florian hors de sa léthargie, comme une tortue tentant peureusement une sortie hors de de sa carapace avant de s’y réfugier aussitôt. Leurs regards se croisèrent au travers du miroir et ils se jaugèrent, chacun campé sur son territoire bien distinct, refusant de céder d’un pouce. Florian abandonna finalement, retomba dans sa neurasthénie, et Bastien, ne sachant trop pourquoi, prit cela comme un assentiment à franchir le no man’s land. Il y eut peut-être chez Florian une légère crispation des épaules, une volonté de fuite à peine ébauchée, quand son compagnon le contourna pour s’installer à côté de lui.
Bastien se laissa – encore – glisser au sol et s’adossa avec peine au pied du lit en fixant ses baskets. Pas besoin de se référer à l’immense reflet que leur renvoyait la grande penderie familiale ultramoderne juste en face pour leur confirmer la vision de deux épaves échouées.
— Pour toi non plus ce n’est vraiment pas ta journée, hein ?
— J’aurais pu tuer Cécile.
— J’ai failli tuer Claire. L’étrangler, précisa Bastien, pas impressionné le moins du monde.
Traduction : tu n’es pas le seul à avoir une journée merdique.
Florian s’appuya sur ses coudes, désorienté. Une lueur meurtrière sembla tanguer un instant dans ses yeux. Peut-être n’était-ce qu’un effet de réverbération, de la lumière aveuglante de l’après-midi pénétrant la pénombre pour flirter avec les miroirs. Peut-être bien que cette impression n’était-elle que la mise en abyme de sa propre culpabilité qu’il projetait sur Florian. Bastien préférait laisser le bénéfice au doute. Même si la tension émanant de Florian était bien réelle. Lui qui évoquait le poulpe mort il n’y a pas deux minutes semblait nettement plus éveillé.
Florian expira bruyamment afin de relâcher la tension et balança sa tête comme pour rassembler ses idées. Il agrippa ensuite la moquette filandreuse qu’il commença à embrouiller et désembrouiller de ses mains nerveuses, incapables de tenir en place.
— Pourquoi ?
Sa voix était rauque mais dénuée de haine. Question simplement dictée par l’envie de savoir.
— Je… ne sais pas ce qui m’a pris à vrai dire… J’étais en colère mais jamais je n’aurais pensé pouvoir agir ainsi.
Florian ne disait rien. Il écoutait seulement, ses yeux focalisés sur le massacre éhonté de la moquette des parents de l’ami du copain de Cécile. C’est cette posture faussement détachée, cette écoute désinvolte qui poussait Bastien à continuer. C’était plus facile ainsi.
— Je ne veux pas me chercher des excuses. Mais c’est comme si quelque chose me poussait à blesser Claire. Souvent. Non, rectifia-t-il dans un rictus désabusé. Constamment. Et dès que je n’y fais plus attention, sans m’en rendre compte…
Bastien s’interrompit. Le griffotis avait cessé. Florian s’était arrêté en plein élan destructeur, momentanément distrait. En courageux qu’il était, il s’appliqua à jeter un coup d’œil biaisé au reflet de Bastien et déglutit nerveusement avant de reprendre son mouvement horripilant. Avec une nette différence. Son souffle s’accéléra, pris de court, les pupilles soudainement opaques. Ses doigts griffaient violemment la moquette à présent, comme cherchant l’air qui s’y était enfoncé, dans un réflexe de survie. Bastien ne se gênait plus pour fixer ces mains, transi, et la vitesse à laquelle elles creusaient toujours plus en profondeur, lacérant avec rage sa victime collatérale.
— Qu’est-ce que tu fabriques ? Tu refais une crise ?
Florian poussa un gémissement étranglé et rageur et laissa retomber ses mains dans une dernière estafilade. À peine essoufflé, il s’accroupit sur ses talons et considéra avec flegme les dégâts occasionnés à son défouloir : hormis quelques peluches éparses perdues dans la bataille, la moquette reprendrait vite sa forme initiale, n’ayant pas subi une grande perte. Florian en caressa à rebours la surface meurtrie avant de la rétablir dans le sens du poil ; les entailles s’estompaient déjà. Si seulement tout pouvait être aussi simple, songea-t-il. Il affronta le visage de Bastien qui, lui, ne le quittait pas des yeux, par peur de baisser les siens, n’osant plus esquisser le moindre geste capable de réveiller le fauve. Il aurait logiquement dû se lever et quitter la pièce à grandes enjambées afin d’échapper aux regards inquisiteurs de Florian ; au lieu de cela, il fonce tête baissée et se rapproche. Pire, voilà qu’il se met à parler. Ça ne lui ressemble pas du tout. Ça n’a rien de bon.
— Je suis désolé pour ce qui s’est passé. Dans la rue. C’est de ma faute, je n’aurais pas dû te provoquer et puis tout est parti en vrille.
Florian paraissait lessivé à nouveau : le fait d’élever la main en protestation apparaissait comme un véritable tour de force.
— Je crois bien qu’on est quittes. La chose qui te pousse à faire du mal à Claire… je crois bien que j’ai la même qui me pousse à te provoquer, et à te blesser, toi.
Bastien ne chercha pas à le contredire. Tant mieux si Florian se défoulait sur le tapis au final. Il s’en était douté, il en avait maintenant la confirmation : ils étaient vraiment dans la merde. Voilà qu’ils se mettaient à suivre des voix maintenant.
— J’avais compris. Moi aussi je ne pouvais pas te supporter. Mais dans ton cas je pensais que c’était naturel, vu qu’on ne s’est jamais très bien entendus.
Le problème c’est que si j’écoutais cette… chose, je finirais par chercher à vous tuer, Cécile et toi. Je sais que ça sonne absurde, mais ce serait comme cela. Mais ce qui me fait réellement flipper…
— Ce qui te fait réellement flipper c’est que les premiers dont tu t’occuperais en priorité seraient Claire et Arthur, pas vrai ?
Jamais Bastien n’aurait pensé que discuter avec Florian se révèlerait aussi instructif.
Il l’aurait découvert plus tôt s’ils avaient tous les cinq pris le temps d’analyser leurs problèmes. Mais comme leurs réunions tournaient irrémédiablement court, jamais aucun d’eux n’avait songé que l’origine de leurs échauffourées se situait dans des forces maléfiques et sournoises tapies dans leur esprit.
— C’était pas difficile à deviner. Toi et moi, on ne peut pas faire plus opposés. Tu sais pourquoi j’ai offert ce bracelet à Claire ?
— Parce que… Parce que ta sœur te l’as conseillé…, balbutia Bastien, azimuté.
— Je savais que j’allais le prendre quand la vendeuse m’a dit que l’arbre de vie était un symbole de nos racines et de protection, d’une victoire sur la mort. C’était un véritable ramassis de baratins. Et pourtant c’est pour cela que je l’ai donné à ta sœur. Sauf que ce n’est pas moi qui l’ai choisi.
— Je ne comprends pas.
Florian ne plaisantait pas. Il était même mortellement sérieux.
— Ce que je veux dire, c’est que depuis cette nuit au bar, il y a en moi aussi une voix qui se manifeste parfois, mais elle ne m’appartient pas. Elle me pousse à protéger Arthur. Et ta sœur. C’est complètement aberrant, non ? Moi qui ai du mal à la supporter, cette mioche. Et moins je la supporte, plus on se tape sur les nerfs, plus je me sens oppressé et furieux contre moi-même, sans raison. Et c’est parfois une telle tension dans mon crâne que ça m’épuise. Sauf que j’ai compris que ça ne vient pas de moi, ce sentiment.
Au début je ne voulais pas me l’avouer, j’avais bien trop peur. Puis quand Arthur et Claire se sont retrouvés en danger, sur la place, j’ai tout de suite su…
Florian s’interrompit un bref instant, cherchant à s’expliquer. Sa pose est pourtant une représentation vivante de ce qu’il avait dû ressentir ce jour-là. Ses yeux flamboyaient de frustration ou de colère, sa voix s’anima presque violemment.
— Quand Arthur s’est retrouvé coincé dans sa bilocation, je n’ai rien fait. Si j’avais été capable de bouger, honnêtement je ne sais pas si je serais resté. Je ne suis pas un héros, je laisse ça à d’autres. Mais je ne pouvais pas le laisser. Il fallait que je le protège. Par tous les moyens possibles. C’est pour cela que j’ai suivi aveuglément les indications d’Arthur, parce que je croyais que c’étaient celles de cette voix dans ma tête. Et je l’ai réanimé pour la même raison. Même si je risquais d’y passer au vu de l’énergie que cela demandait.
« Et puis quand Claire et lui se sont faits attaquer, j’ai eu peur. Pour eux. Et j’étais tellement en colère. Plus que je ne l’avais jamais été. Je voulais détruire. À commencer par ce type. C’est tout ce qui comptait. Et à la pensée que toi aussi tu aies pu blesser Claire…
Florian baissa les yeux. C’est cette envie de destruction qui dominait tout dans ces moments, plus encore que les bouffées de colère qui affluaient régulièrement, comme électrisées.
— Si tu te laissais faire, tu serais prêt à me tuer si je touchais un seul de leurs cheveux, pas vrai ? Si ça peut t’aider à déculpabiliser, ça me rassure. Vraiment. Je suis incapable de protéger Claire mais je sais que Cécile et toi, vous le ferez si nécessaire. Même si ça doit signifier la protéger de moi. J’y réfléchirais donc si je me sens forcé d’avoir à te tuer à l’avenir. Ton portable vibre au fait.
Florian tiqua devant cette réflexion très pragmatique de Bastien. Apparemment, lui aussi avait compris ce drôle de jeu d’échecs. Plus rapidement que lui, vu qu’il ne s’en formalisait pas plus que cela. Tandis que Cécile et lui formaient un clan focalisé autour de Claire et Arthur, leurs précieux atouts, Bastien, lui, était tout seul de l’autre côté de l’échiquier, sans équipe. Ou perdu au milieu du plateau, en pleine bataille, pion totalement manipulé.
— Tu l’aimes sacrément ta sœur, hein ? Attends une minute. Ça t’évitera d’avoir à répondre.
Florian extirpa son portable de sa poche sans attendre de réaction particulière. L’identité de l’appelant ne lui arracha qu’un vague grognement irrité tandis qu’il décrochait presque immédiatement.
— Je suis désolé, je n’ai pas vu le temps passer, lâcha-t-il de but en blanc. Je sais que je n’ai pas été réglo.
— Qu’est-ce qui ne tourne pas rond chez toi ? Ça fait plus de deux heures qu’on attend que tu te pointes !
Romain avait énormément de mal à contenir sa colère qui transparaissait dans chacun de ses syllabes savamment heurtées. Un système ingénieux pour engueuler en pleine bibliothèque sans avoir nécessairement besoin d’élever la voix.
— Sérieux, Chloé est à deux doigts de faire une scène ! Qu’est-ce que tu fous à la fin ?
— Je ne viens pas. J’espère que vous avez déjà commencé sans moi depuis le temps.
— …
— Je suis au point de toute façon niveau Histoire. Par contre, préviens-moi le jour où vous vous attaquez aux maths. Là, je serais sûr de ven…
— Ce serait trop demander de savoir où il est ? Ou pourquoi il ne répond pas ?
Chloé et sa voix écorchée, âpre des mauvais jours, en toile de fond.
— On pourrait en parler plus tard ? Je suis vanné, là.
Des récriminations au loin, qui résonnent avec force dans l’écouteur. Le ton professionnel mais vaguement exaspéré de Romain exhortant Chloé à regagner sa place et surtout à se calmer parce qu’on va finir par se faire virer si tu n’y mets pas un bémol. Florian est revigoré par ces broutilles chamailleresques habituelles, quand bien même il se doute que l’irritation froide de Romain ne va pas tarder à lui retomber dessus.
— Je commence à croire que Chloé a raison. Tu ne rates pas une occasion pour nous éviter.
Cette assurance avait un goût amer tiré de sa bouche. Florian comprit qu’il avait encore laissé filer sa chance de se rattraper. Bizarrement, il n’en tirait aucun embarras.
— Gaëtan m’avais dit qu’il t’avait vu partir avec Bastien la dernière fois. Avec BA- STIEN, articula Romain devant l’absence de réaction de Florian. Tu traînes avec lui maintenant ?
Cette chasse aux sorcières commence sérieusement à l’agacer. Florian renvoie Romain dans ses buts, sans doute avec agressivité.
— Cela pose un problème particulier que je traîne avec Bastien de temps en temps ? Je suis avec lui, justement. Je n’étais pas loin de l’égorger. Tu veux lui parler ?
Bastien roule des yeux abasourdis devant l’aplomb de ce sarcasme qui n’en était pas vraiment un.
L’irruption soudaine d’une escouade de pompiers l’empêche de saisir la répercussion de ce coup d’éclat. Trois pompiers escortés par le pote de l’ami de Cécile et tout leur attirail, c’était bien suffisant pour combler les blancs de cette pièce.
Florian entreferme les yeux, soulagé d’avoir une bonne excuse pour écourter la conversation.
— Je suis désolé, je vais devoir raccrocher. Les pompiers sont là.
— Les pom… ? Mon Dieu, mais qu’est-ce que tu lui as fait ?
— Lequel de vous deux vient d’avoir une crise d’épilepsie ? interrogea un jeune secouriste en les dévisageant tour à tour tout en déroulant son tensiomètre. Peut-être bien qu’ils paraissaient tous deux au bord du gouffre.
— Ce n’était pas une crise d’épilepsie, plutôt une crise de panique liée à l’ablutophobie, dit tranquillement Florian, quelque peu rôdé à ce genre de manèges. C’est déjà passé de toute manière.
Les pompiers échangèrent une rapide mimique d’incrédulité du genre « un ablutophobe qui s’invite à une piscine-party ? ».
Florian haussa les épaules en retour d’un air blasé avec une interprétation tout à fait parti-pris :
« Que voulez-vous, y a des jours comme ça où ça s’enchaîne et c’est généralement quand je traîne avec mes nouveaux camarades de jeu mais on s’y fait vite ».
— Une crise d’ablutophobie ? Tu n’as pas eu de véritable crise depuis plus de deux ans ! Comment t’as pu en avoir une ?
Romain avait perdu de son mordant, endossant le rôle du parent angoissé et aux petits soins. Florian pouvait presque imaginer Chloé à ses côtés, rongée par une inquiétude hystérique.
— J’étais prêt d’une piscine. C’est arrivé comme ça. Je dois vraiment raccrocher.
— Vous ferez mieux de poser votre portable en effet, il va falloir vous examiner, l’avertit un deuxième secouriste tandis que Florian coupait court aux « Qu’est-ce que tu foutais près d’une piscine ?! » et autres interrogations du même acabit.
— Ce n’est vraiment pas la peine, je vous dis qu’il n’y a plus aucun problème. J’en sais quelque chose, c’est assez fréquent. J’ai déjà été suivi par des neurologues et des psys, il n’y a rien de grave.
L’ami de l’ami de Cécile ne semblait pas du tout convaincu : il était toujours aussi pâle, ébranlé. Bastien paraissait tout aussi sceptique. Super.
— On va vous examiner d’abord au cas où, et on en jugera après, répliqua un des trois hommes d’un ton qui n ne souffrait aucune réplique. Si en effet il n’y a pas lieu de s’inquiéter, on procèdera à votre évacuation côté rue.
Florian ne soupira même pas. Il savait déjà que l’après-midi serait longue. Il préférait continuer l’entretien avec Bastien.
— La dernière fois que tu as refusé d’écouter cette voix, c’est au moment où tu as réussi à franchir la barrière, pas vrai ? Je crois qu’ils avaient raison finalement. Toi, tu es vraiment spécial. Je veux dire, tu as sauvé Arthur et Cécile alors que tu aurais dû les laisser mourir.
L’ami lui jeta un coup d’œil apeuré très peu discret. Il devait sans doute inconsciemment calculer les frais de pénalité suite à une plainte déposée pour aggravation de l’état de santé. Sans broncher parce qu’ils en avaient sûrement entendu d’autres, les pompiers lui demandèrent, ainsi qu’à Bastien, de sortir pour libérer de la place. Ils durent presque pousser Bastien vers la sortie.
Florian l’interpella une nouvelle fois, avant qu’il ne franchisse le seuil.
— Tu sais ce qui me fait le plus peur dans tout ça ? À ta place, je ne sais pas si j’aurais pu te sauver comme tu l’as fait de ton côté. Savoir que je pourrais laisser quelqu’un comme toi mourir sans ne ressentir aucune émotion, c’est ça qui m’effraie le plus. Que faire si on se fait manipuler à ce point-là ?
— Si vous avez fini avec vos jeux de rôle, on pourrait passer à autre chose beaucoup plus vite, s’énerva le plus jeune des trois pompiers.
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