Chapitre 9 (3/4)

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Le chignon studieux lui allait bien. C’est le premier truc qu’il trouva à dire. Erreur numéro une. Cécile le considéra avec scepticisme, évaluant la portée de ce compliment maladroit. Elle eut la clémence de lui faire grâce du moindre retour. S’étala sur la table, sortit de son sac carnet de croquis et fusains avant de s’absorber dans son devoir, décidée à l’ignorer, lui. Florian le concédait, il aurait pu choisir mieux comme sujet de conversation, mais justement, il avait du mal. Encore plus avec cette fille. Il avait au moins fait l’effort pour aborder la conversation alors qu’elle ne s’y risquait même pas.

« Ce n’est pas parce que l’on a rien à dire qu’il faut nécessairement le faire savoir », « Tourne ta langue sept fois dans ta bouche avant de parler », « blablas ». D’accord pour ces principes. Mais se retrouver dans une pièce silencieuse, cerné par le silence en compagnie de Cécile, c’était beaucoup trop lui demander. Quel dommage que tout ce qu’il ait trouvé soit un commentaire sur ses cheveux, les filles pouvaient s’avérer très sensibles sur le sujet. Ce qu’il voulait vraiment dire, c’est ce qu’il peinait à contenir depuis plusieurs jours : un type s’est fait étrangler sous mes yeux et c’est passé comme une lettre à la poste. Je n’ai rien fait du tout et les deux autres olibrius non plus. Je me demande combien de fous comme nous cette ville peut contenir, je voudrais bien connaître ton avis.

Pas le genre d’introduction facile à caser en mondanités. Dans ce cas, il valait mieux se taire, même étouffé de ces mots rentrés. Pour se trouver une occupation crédible, il s’installa dans le coin opposé de la table, dégaina son portable, arme notoire pour se prévenir de l’ennui, du vide social et du silence d’une asociale.

Aucun message. Chloé ne se donnait pas la peine de lire les siens. Suppliques, cajoleries, attentions, rien n’y faisait : Chloé ne montrait guère d’empressement à lui accorder une chance de se rattraper.

— Les filles sont cruelles, marmonna-t-il.

— Ce sont peut-être les hommes qui les rendent cruelles.

Florian se redressa pour toiser Cécile. Elle sortait de sa retraite pour débiter de telles stupidités proverbiales ? Elle travaillait pour Disney ?

— On ne t’a pas sonné. Qu’est-ce que t’y connais pour commencer ? As-tu jamais dit « je t’aime » à quelqu’un d’autre que tes parents ou même tes chats ?

Question brutale, fielleuse. Cécile ne broncha pas, sa main ne se crispa pas sur son crayon. Elle faisait rouler le fusain. Elle continuait ses traits, de plus en plus précis et resserrés, noircissant un nouveau cadre de nuances réalistes afin de l’éveiller à la vie. Florian la regardait faire, sans même attendre de réponse particulière ni présenter des excuses. La situation prenant un tour bien plus irréaliste que les créations de Cécile, il préférait se perdre dans la contemplation de ces dernières plutôt qu’essayer de se creuser la cervelle à la recherche d’un sujet de conversation policée. Avec cette fille, c’était beaucoup plus simple ainsi, compte tenu de sa conduite constamment déroutante, entre les extrêmes du farouche et de la provocation.

Insidieusement, une nouvelle scène s’ébaucha sous la mine de Cécile. Un château miniature… non, un château de sable branlant sur une plage encombrée, bâti par un garçonnet manifestement surexcité. Frappé par cette absence de connexion logique, embrigadé malgré lui dans cet univers saugrenu, Florian leva les yeux vers Cécile qui tenait les siens concentrés sur le dessin. Elle ne donnait pas d’explications, il n’en cherchait pas forcément non plus.

— Une fois. Il y a cinq ans, je l’avais dit à un garçon qui était dans ma classe. C’était mon seul ami. Il collectionnait les Playmobil. Il en avait plus d’une centaine. Et des tas d’accessoires. Chaque semaine, il créait un décor différent pour sa chambre, avec une grande mise en scène, des univers différents selon ses envies. Il les photographiait avec son appareil numérique. Depuis l’âge de six ans, à la fin de chaque année, son père l’aidait à en faire un album.

« Il m’a offert celui de sa 6e, juste avant les vacances d’été. Je savais à quel point cela signifiait pour lui. S’il me le donnait, cela voulait tout dire. Alors je le lui ai dit. Je ne savais pas vraiment si c’était vrai. Qu’est-ce que j’en savais moi ? On était amis, je ne me voyais pas devenir autre chose pour lui. Mais je n’avais rien de plus important à lui donner en retour, rien d’aussi précieux que son cadeau. Il m’a dit de le garder, qu’on en ferait un autre ensemble, l’année suivante.

Elle se tut. Un trait sec cisailla le château dans toute sa largeur, ébranlant ses fondations déjà bien fragiles. Déjà, il s’étalait de tout son poids sur le petit garçon, prêt à l’ensevelir.

— Il est mort cet été-là. Il s’est noyé. Dans la mer.

Bouleversé, il la regarda. Elle ne dessinait plus, les yeux flous, perdu, les lèvres tordues dans une grimace évoquant le goût amer du citron.

— Il nous arrivait déjà des trucs merdiques avant. Seulement on en fait moins d’histoires parce que c’est la vie, c’est comme cela. Ce sont des épreuves dites « normales », on doit s’y attendre, même si on feint de les ignorer, parce qu’on sait jamais, cela arrive aux autres, pas à nous. Jusqu’à ce que cela nous tombe dessus.

Sa main se crispa sur son crayon.

— C’est la souffrance qui fait de nous des humains, à ce qu’il paraît. Fallait leur dire qu’on le savait déjà, ils n’auraient sans doute pas envoyé une escouade de tueurs à nos trousses. On n’avait pas besoin d’eux pour se sentir exister.

Cécile reprit son dessin, sereine à nouveau, comme si cette parenthèse philosophique n’avait jamais eu lieu. Florian en resta saisi d’effroi. Son cerveau fonctionnait au ralenti, l’image de ce gamin s’enfonçant lentement dans les profondeurs scotchée sur sa rétine.

La mer et son immensité, son vide BRUYANT, paradis acoustique par excellence. Un tombeau parfait pour les enfants et les doux rêveurs. Un tombeau… Une chape de bulles l’enveloppa dans une nuée blanchâtre alors que l’oxygène se raréfiait. Il se noyait. Quelque chose, quelqu’un, l’entraînait vers le fond, insensible à ses tentatives pour se dégager. Des étoiles dansaient devant ses yeux, à moins que ce ne soient des feux follets peut-être. Dans un dernier effort, il voulut repousser son agresseur mais la poigne se fait plus insistante, le tirant vers le haut cette fois, à le ramener jusqu’à la surface. Il se heurta violemment à un bloc de glace qui le jaugeait froidement.

— Tu ne vas pas nous refaire une crise quand-même ?

« Je te l’interdis ! » clamaient ses yeux emplis de rage guerrière.

— Respire, tu vas étouffer. Respire !

Florian inhala une goulée d’air, puis une deuxième, et s’obligea à répéter la procédure jusqu’à ce qu’elle redevienne mécanique. Cécile ne le lâchait pas, exigeante, impérieuse. Une fois la crise passée, quand il fit mine de la chasser, elle tint bon. Attentive au signe de rechute.

— Laisse-moi maintenant. S’il-te-plaît, plaida-t-il devant son expression.

— Qu’est-ce que vous fabriquez, un bras de fer ? Vous croyez que c’est le moment ?

Cécile se débarrassa du poignet de Florian comme on balance une grenade dégoupillée. Florian grinça des dents, elle n’y était pas allée de main morte.

Déchainé, Bastien semblait dans tous ses états.

— Où sont les autres ?!

— En retard. Et toi aussi. On n’a pas que cela à faire.

— Il y a un problème ?

— Évidemment qu’il y en a un ! J’ai déniché sous le lit de ma sœur un gosse qui s’est ensuite téléporté, merde !

— Toi aussi ? C’est une épidémie ?

— Tu l’as vu ? Où il est ?!

— Ah, non, moi je n’ai pas vu de gosse, ils étaient deux. Plus âgés que nous, des adultes peut-être. Je les avais croisés dans la rue l’autre jour.

— C’est quoi ce délire ?

— De quoi tu parles ?!

Cécile sursauta devant l’irruption d’Arthur à la caractérisation typique d’un chef de commando paré à l’assassinat. Son escouade d’élite se planquait sagement derrière lui : Claire, ainsi qu’un garçon d’une douzaine d’années qui ouvrait de grands yeux intéressés.

— Explique-toi ! tonna Arthur. C’est quoi cette histoire d’adultes croisés dans la rue ?

— Assieds-toi d’abord, proposa Claire. Je vais t’apporter de l’eau, ça ira mieux après. Assieds-toi. Tout de suite.

Arthur s’exécuta sous la pression exercée par le bras de Claire, tout en couvant Florian d’une aura incendiaire. Florian se ratatina sur sa chaise, pris en flagrant délit.

Bastien pointa un index triomphant sur le garçon :

— J’en étais sûr, je sais ce que j’ai vu. Ça ne ressemblait pas à ta guitare.

— En quoi Thomas ressemble à une guitare ? Sois poli, somma sèchement Claire qui revenait, pas loin de lui balancer le verre d’eau à la figure. Sa chambre n’était pas toujours bien rangée, mais elle n’avait jamais fourré sa guitare sous son lit.

— C’est toi qui sabotes les réseaux ? C’est trop cool, s’extasia Thomas avec l’ardeur d’un fan pyromaniaque.

Florian observa avec panique ce tout jeune supporter qui venait de le griller à peine entré dans l’arène.

— C’est qui, lui ?

— Je vous présente Thomas, ma nouvelle recrue, annonça fièrement Claire. Il se téléporte lui aussi, il est donc dans mon équipe.

Bastien marmonna qu’il avait besoin d’un verre d’eau lui aussi et s’éclipsa à la cuisine. Cécile se contenta de refermer son carnet et d’enfouir son matériel dans sa sacoche, résignée. Florian ferma les yeux, les rouvrit, parut surpris de retrouver Thomas à la même place, se raidit, referma les yeux, inspira un grand coup et les rouvrit. Thomas le laissait faire son cirque avec flegme.

— C’est une blague ? balbutia enfin Florian.

— On a l’air de vouloir plaisanter ? rugit Arthur en abattant sur la table son poing qui soutenait difficilement sa tête lourde et pesante.

— Mais… mais c’est vraiment un gamin !

— C’est ce que je disais, répliqua Bastien, de retour avec son verre d’eau, à défaut d’alcool.

— J’ai 11 ans, se défendit Thomas avec la même fougue que Claire.

— Qu’est-ce que cela peut foutre qu’il ait 11 ans ou qu’il en ait 30 ?

Arthur était au bord de l’implosion. Il se leva d’un bond et envoya valser son verre sur la moquette.

— Ces gens que tu as croisés l’autre jour. Tu n’as pas jugé bon de nous en informer bien entendu.

— Je… je pensais que cela pouvait attendre aujourd’hui.

— Attendre ? Tu sais, ce qui me dérange le plus ? C’est vous. Vous tous !

Arthur tremblait de fatigue et d’impuissance. Claire gémit. Un des chats de Cécile se faufila dans le couloir en mode furtif #don’t mind me# pour se carapater dans un endroit plus sûr pour terminer sa sieste.

— Vous vous pointez à la chaîne, la bouche en cœur et vous vous bouffez le nez en permanence pour un rien ! Vous foutiez quoi pendant sept ans, hein ? Je me coltine une bande d’incompétents qui attendent que des solutions toutes faites leur tombent du ciel en se la jouant perso. Et tout ce qui vous intéresse c’est l’âge, comme si cela apportait une légitimité à ce bazar !

Arthur se rua au pas de charge dans l’entrée, excédé. La porte obtint le beau rôle de la porte qui claque avec fracas. Le rôle majeur dans son existence de porte d’entrée. Dans le silence, Cécile s’autorisa à reprendre sa respiration pour faire passer la mie de culpabilité coincée dans sa gorge. Claire s’éclaircit la sienne pour dissiper le malaise et se tourna vers Thomas.

— Cela lui passera, t’inquiète.

Thomas ouvrit la bouche pour asséner une phrase percutante mais la referma, médusé : Florian se tapait méthodiquement la tête contre la table pour s’infliger le châtiment corporel qu’il croyait mériter à juste titre.

— Qu’est-ce qui s’est passé tout à l’heure ? interrogea Bastien, nerveux. Vous avez fait quoi pour le mettre dans cet état ?

— Je t’arrête direct, c’est « nous tous » qui sommes concernés, il n’y a pas de « vous ». De une. Et de deux, Arthur a dépensé toute son énergie, alors je crois qu’on peut bien lui pardonner ce coup de gueule. C’est même étonnant qu’il n’ait pas craqué avant. Son niveau de tolérance est assez élevé.

— Que s’est-il passé ? la pressa Bastien

— Pour la faire courte, on attendait à l’arrêt de bus quand un de ces monstres femelles s’est jeté sur Thomas pour l’étrangler. Arthur a réussi à l’écarter et elle nous a projetés tous les trois dans une sorte de dimension parallèle et informe. On a vite compris que l’alliance bilocation et téléportation était nécessaire pour s’en tirer.

— Je ne comprends pas, développe, accusa Bastien. Cécile affichait la physionomie de celui qu’il ne veut pas admettre qu’il ne comprenait pas non plus.

— Et donc, continua Claire, imperturbable, on a croisé une jeunette au look dévastateur qui nous a confondus avec nos méchants après avoir reconstitué la rue Duffort et nous avoir gentiment renseignés sur notre emplacement.

— Hein ?

— Quoi ?

— Plus tard. Et pour finir, s’entêta Claire, Arthur a eu l’idée de génie de nous créer un champ de force avec la bilocation pour nous ramener à notre point de départ. Et voilà.

— En gros, conclut Thomas qui la zieuta à la dérobée, peu convaincu de son résumé.

En gros. Claire ne mentionna pas qu’ils avaient échappé de justesse au fiasco total. Dès qu’elle avait été enveloppée du halo conçu par Arthur, elle avait de suite intégré le parcours qui s’était déroulé comme par magie dans son cerveau. Elle avait automatiquement enclenché la téléportation. La satisfaction de voir l’enveloppe d’Arthur disparaître pour rejoindre son âme avait cédé la place à l’affolement quand elle s’était aperçue que Thomas n’avait rien reçu de ce dernier, au risque de finir seul sans espoir de retour. Elle avait dû se faire violence pour lutter contre l’ouragan vertigineux qui allait l’embarquer à son tour et avait agrippé le petit pour qu’il suive le mouvement. Ils avaient terminé leur course à l’arrêt de bus, pas loin d’Arthur prêt à tomber dans les pommes.

Florian s’offrit un dernier coup sur la tête et resta face contre table, vidé.

— Qu’est-ce que je fais-là, déjà ?

Personne ne releva.

— Tu veux boire quelque chose ? proposa Cécile à Thomas en faisant preuve de civilité, même la plus conventionnelle possible.

— Un jus de fruits, ce serait bien.

— Je dois avoir ça, je vais t’en chercher, bouge pas.

— Encore une excuse pour fuir la conversation ?

Cécile s’immobilisa, certaine d’avoir mal entendu.

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