Chapitre 10 : Je fais la Suisse, tiens !
« Quel est cet autre que l’on prend pour moi ? »
Aragon
À six, les choses se compliquaient. Non pas que Thomas pose un problème particulier. Il semblait déjà blasé de tout et rien ne pouvait le surprendre ou même l’intéresser réellement. Sauf Florian qu’il ne quittait pas d’une semelle et abreuvait de question métaphysiques auxquelles ce dernier était dans l’incapacité de répondre.
Si Cécile était hypersensible, Thomas au contraire en manquait dans la matière et c’était vraiment inquiétant chez un garçon aussi jeune.
Il montrait une répugnance toute particulière à en dire plus sur sa famille et se fermait comme une huître si les interrogations partaient dans ce sens. Ses cours terminés, il ne se pressait jamais pour rentrer chez lui, se fourrait chez l’un ou l’autre, le plus souvent avec Florian qui ne comprenait pas – et s’agaçait de – la raison de cet attachement.
— Tu es encore plus collant que ma petite sœur et elle n’a que cinq ans, tu le sais, ça ?
Thomas ne s’en formalisait pas et continuait ses vagabondages réguliers comme un chat sauvage erre parfois de maison en maison pour quémander un peu de nourriture. Et ce, jusqu’à ce qu’on lui rappelle l’heure tardive. De fait, personne dans son entourage ne paraissait se soucier de ses allées et venues, suspectes aux yeux de n’importe quel parent. Et n’avait-il donc aucun ami de son âge, pas même un ? Il venait d’arriver dans un autre collège. « En juin ? Tu te moques de nous ? ». Thomas se taisait et faisait la sourde oreille.
Ils avaient fini par s’y habituer. Il était difficile de ne pas s’attacher à Thomas pour dire la vérité. Il était de bonne compagnie, si toutefois on évitait ces sujets qui fâchent. Une fois, une fois seulement, il évoqua avec Cécile les relations tendues qu’il entretenait avec son frère, « un gros con », avec un air de mépris incrusté sur son visage. Et avec ses parents, alors ? Silence radio. Il ne voulait pas en parler, point final. Ils n’insistèrent plus.
Les accusations de Florian ne cessaient de hanter Cécile. Elle adoptait une position encore distante vis-à-vis du jeune homme, furieuse que celui-ci l’ait percée à jour. Cette nouvelle froideur peinait sans doute Florian qui ne lui en tint pas rigueur et la laissa tranquille, fidèle à sa promesse. À défaut qu’elle ne les tienne, elle.
Florian avait un souci bien plus conséquent en tête. Un souci récurrent : Chloé. Sa petite amie le battait froid elle aussi. Jamais il ne s’était senti aussi démuni face aux mystères de la nature féminine. S’il s’en ouvrait à Emma par exemple, il en serait quitte pour un petit tapotement affectueux sur la tête « c’est pas grave, je t’aime quand-même » qui ne suffirait pas à l’éclairer.
Ses relations avec Romain se détérioraient aussi à toute vitesse, à l’instar des relations avec leur bande qu’il voyait de loin en loin, malgré une proximité trompeuse en cours. Étrangement, il s’était rendu compte qu’il bossait beaucoup mieux seul, et avec d’autant plus de facilité. Il se disait qu’au final, la fac finirait par couper ce lien qu’ils partageaient, même malgré son investissement. Mais il se refusait à perdre Romain et Chloé sur un simple malentendu pour autant. Alors il revenait à la charge, sans relâche. Patient. Sa lutte fut récompensée par un rendez-vous que Chloé, touchée, consentit à lui accorder, juste après les épreuves écrites. À condition que ce soit une sortie en groupe. Florian accepta : pour une tentative de rabibochage, c’était toujours cela de gagné.
— Je ne sais pas si je dois te casser une jambe ou te féliciter pour ta persévérance absurde, déclara Bastien à cette nouvelle. Chloé doit beaucoup tenir à toi pour être aussi compréhensive.
— C’est parce que c’est une fille géniale.
— Je le sais bien. Même si elle n’a aucun goût niveau mecs. Et elle ne sait pas à qui elle a affaire, la pauvre. Je te défonce s’il lui arrive un pépin.
— Merci de la précision. Je tiens à elle, moi aussi.
— Ne te défoule pas sur elle comme tu le fais avec Cécile et laisse tes batteries à la maison.
— Oui, Maman.
Ses parents justement furent moins ravis de cette information. Ils avaient précisément retenu le jour de leur sortie entre potes pour une soirée en amoureux et reprochèrent à leur fils d’avoir fixé la date sans les prévenir en amont. Florian ne leur expliqua pas qu’il avait sauté sur l’occasion avant que Chloé ne prenne le temps de changer d’avis. La complication résidait en la garde des filles. Zoé avait 12 ans, soit un an de plus que Thomas. Si le premier pouvait supporter toutes ses nouvelles peines sans sourciller, la deuxième pouvait très bien survivre à une soirée à garder ses sœurs de 10 et 5 ans. Mais ce n’était pas un argument présentable et sa mère rechignait à laisser trois fillettes surexcitées sans surveillance. Son père se rangea du côté de Florian, une première, presque.
« Il est vrai que cela leur forgerait le caractère ; Je ne sais pas si c’est une bonne idée, Henri, tu sais comment elles sont ; Justement, Zoé sera ravie d’être prise au sérieux et de bénéficier de notre confiance. Ce serait pour trois ou quatre heures, grand maximum, on leur laisserait le portable, etc. ». Elle se laissa convaincre. Florian eut donc leur accord et une réservation sur la voiture. Tout se passait à la perfection. En espérant que Chloé ne se débine pas d’ici là. Et qu’il n’y ait aucun pépin. Au train où s’enchaînaient les péripéties, il ne pouvait trop compter dessus, juste espérer.
Florian consulta sa messagerie pour dénicher la confirmation que Thomas l’attendait au parc au pied du complexe. Il n’y échapperait pas. La dernière spéculation en date sur laquelle Thomas travaillait avec enthousiasme était la capacité énergétique de Florian. Par exemple, combien de volts son corps pouvait-il encaisser ? Florian avait refusé tout de go de se prêter à cette expérience malgré la déception de Thomas.
« Non mais tu te rends pas compte : une charge à partir de 50V peut être fatale et toi tu te sers au transformateur ! »
« Le corps humain est capable de créer de l’énergie électrique : le cerveau fonctionne avec de l’électricité, le cœur en produit aussi pour fonctionner et l’activité mécanique cardiaque naît d’une excitation électrique des cellules », récitait Thomas, inépuisable.
— Tu savais qu’il existe des équipements qui transforment nos mouvements en puissance électrique ? Comme les vélos pour recharger nos téléphones dans les gares. Sauf que toi tu n’as pas besoin de passer par ce stade, c’est pas génial ? attaqua Thomas dès que Florian fut en vue.
Il reprenait ses exposés exactement là où il les avait laissés, tel un présentateur virtuel.
— Arrête avec ça, j’ai dit. J’ai pas mal de révisions. Et tu devrais travailler un peu toi aussi.
— On étudie le courant électrique en ce moment, ça fait partie de mes devoirs.
— Excuse-moi de t’en parler, mais tes parents ne vont pas finir par réagir ou te priver de sorties ? Tu trouves normal d’être autant en cavale à ton âge ?
Thomas parut blessé de ce coup porté en traître.
— Lâchez-moi à la fin ! Ils sont cool, y a aucun problème !
Quel genre de parents laisserait un enfant de onze ans traîner ainsi dans les rues ? Le genre très tolérant. Va pour une éducation libérale, mais il devrait y avoir une certaine limite, non ?
Douché, Thomas, balança ses jambes de gringalet contre le banc.
— Ils trouvent cela mieux quand ils ne me voient pas. Et cet abruti ne me cherche plus de poux quand je rentre tard.
— Tu t’entends si mal que cela avec ton frère ?
— Je ne peux pas le blairer.
Florian attendit mais Thomas ne s’épancha pas. Le silence se prolongeant et devenant « malaisant » comme dirait Clem’. Florian se leva, ankylosé.
— Ce n’est pas mon frère et ce ne sont pas mes parents, lâcha Thomas de but en blanc.
Florian se rassit, à court. Thomas évitait soigneusement de le regarder.
— Ma grand-mère est morte l’année dernière, je vivais avec elle. Ils m’ont collé dans une famille d’accueil. Leur fils me fait chier, il ne me supporte pas. Alors Charlotte et Bruno me laissent sortir le plus longtemps possible, tant que je rentre le soir. Ça te va ?
— Tu n’étais pas obligé d’en parler.
— On va dire que le débat est clos maintenant. Et commencez pas avec votre compassion sinon je vous fous une trempe.
Sur cette dernière menace comminatoire, Thomas s’éloigna sans guetter sa réaction.
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